- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -
Affichage des articles dont le libellé est baryton. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est baryton. Afficher tous les articles

dimanche 12 juin 2016

Quand il plaidait, ce ténor du barreau ne tenait pas en place






Opera is when a tenor and soprano want to make love, but are prevented from doing so by a baritone.

(Un opéra, c'est une histoire où un ténor et une soprano veulent coucher ensemble, et où un baryton fait tout pour les en empêcher)

George Bernard Shaw

George Bernard Shaw,
26 juillet 1856 – 2 novembre 1950











Bonjour à toutes et tous!


Toujours en pleine étude de notre décidément prolifique - mais si jolie - racine proto-indo-européenne *ten-, “étendre, étirer”, 
après avoir parlé dimanche dernier de sa variante *ton-o- / *tón-os- de qui nous tenions “ton” par le grec τόνος, ‎tónos,
poursuivons donc en ce dimanche avec d’autres mots du vocabulaire musical, toujours bien dérivés de notre *ten-.


Mais… avant de vous donner le mot qui suit, je me dois de vous mentionner une autre racine…
J’espère que *ten- ne m’en voudra pas trop…
Mais bon, quand elle comprendra le but réel de cette petite incartade, la connaissant, elle me pardonnera, j'en suis sûr.
Cette autre racine, c’est *gʷerə-2.
À laquelle est attachée la notion sémantique de pesanteur, de lourdeur.
Nous en avons déjà parlé!!!
Mais oui, relisez ce brigand briguait la place de baryton!
Elle est fichtrement intéressante, cette racine...

Sachez que cette *gʷerə-2, pour ce qui nous intéresse maintenant, est à l’origine, ...
via une forme suffixée en *-u- basée sur son timbre zéro *gʷr̥ə-: *gʷr̥ə-u- (ou, pour les pervers obsédés par les laryngales - oh oui oh oui - *gʷreh2us-)
... du grec ancien βαρύς, barús, “lourd, oppressant, accablant, dur, puissant”.


Vous l’aurez compris, vous combinez βαρύς, barús et τόνος, ‎tónos, et vous obtenez, oh miracle, βαρύτονος, barútonos.

En tant qu’adjectif: “à la voix grave”.
D’un son: fort, perçant.
En grammaire, d’un mot: ne possédant pas l’accent aigu, “dont la dernière syllabe n’est pas accentuée”.

Et notre français baryton, emprunté au βαρύτονος grec, est utilisé à présent en musique pour désigner cette voix d’homme qui tient le milieu entre le ténor et la basse.

N’allez surtout pas croire que le terme, dans cette acception, est ancien.
NON! Il ne date que de la fin du XVIIIème!

Auparavant, on qualifiait plutôt ce type de voix de “concordant”, ou “basse-taille”.


Un exemple célèbre de rôle d’opéra écrit pour une tessiture de baryton serait le Papageno de Die Zauberflöte, de Mozart.
(non, pas “la flûte enchantée”, ridicule, stupide, répugnante, abominable, lamentable, exécrable, vile traduction, mais plutôt “la flûte enchanteresse, ou la flûte magique”. Ça y est, je vais encore m’énerver.) 
(je parlais de cette sombre histoire de traduttore, traditore ici: "comme le papegeai, mal, à maquette" = blasphème)


Der Vogelfänger bin ich ja, Papageno,
Die Zauberflöte 



On passe vite de baryton à ténor, vous en conviendrez…

Nous avons emprunté notre français ténor, au XVème siècle, à
- allez, la langue de la musique? OUI!! -
l’italien.

Tenore “forme, manière”...
(pensez au ton français, qui possède les mêmes acceptions - ne dit-on pas “le bon ton”?),
...désignait spécialement en musique la voix “qui tenait” l’ensemble de la construction harmonique. C'était celle sous-tendait le morceau, sur laquelle les autres voix pouvaient s'appuyer.

À l’origine, dans les premières polyphonies du Moyen Âge, cette partie littéralement fondamentale revenait à la basse.

Mais plus tard, ce rôle harmonique de base sera assigné à la voix d’homme la plus haute. 

C’est ainsi que cette voix prit le nom de la partie qui lui était le plus habituellement confiée (celle de ténor, pour les moins-bien comprenants.)

Le grand Enrico Caruso, ténor mythique



Attesté fin du XVIIIème, nous avons encore ... tenuto.

Eh oui, de l’italien tenuto (tenu), évidemment bâti sur le latin teneō, tenēre.

Sur une partition, le tenuto se représente par une ligne horizontale sur ou sous la note que l’on veut désigner.
Et jouer tenuto, c’est tout simplement tenir la note (jusqu’à la suivante).

notes tenuto



Et voilà pour le vocabulaire musical que nous avons reçu de *ten-.

Mon emploi du temps étant particulièrement chargé, je vais en rester là pour ce dimanche! 


Oui, je sais. 
Mais voilà, au moins je mets en ligne un article par semaine: le contrat est rempli.

Mais entre nous, si vous vous sentez un peu déconfits devant la biéveté de cet article,
ALORS RELISEZ "comme le papegeai, mal, à maquette" = blasphème,
ou même ce brigand briguait la place de baryton!

Dimanche prochain, interrogation.


Mais aussi ...
Toujours des dérivés de la délicieuse *ten-, mais cette fois, comme déjà annoncé, ressortant au domaine… médical!


Je vous souhaite, à toutes et tous, un EXCELLENT dimanche, et une très bonne semaine!


Une pensée pour mon ami Robert, 
dont la mère sera désormais toujours là pour lui, 
mais sur un autre plan.




Frédéric


Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen 
CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).



Bon, si j'ai cité le rôle de Papageno pour la voix de baryton
je ne peux que citer celui de Tamino pour celle de ténor.



"Dies Bildnis ist bezaubernd schön"
toujours tiré de Die Zauberflöte

dimanche 23 novembre 2014

ce brigand briguait la place de baryton


article précédent: de mieux en mieux...





(...) Populus romanus ne argento quidem signato, ante Pyrrhum regem devictum usus est. Librales (unde etiam nunc libella dicitur et dupondius) adpendebantur asses. Quare aeris gravis pœna dicta. (...)

(...) Le peuple romain, avant la défaite de Pyrrhus, n'avait pas de monnaie d'argent. L'as de cuivre pesait exactement une livre, d'où les noms encore subsistants de libella et de dupondius. De là aussi les amendes fixées en cuivre de poids. (...)

Pline l'Ancien, Histoire naturelle, Livre XXXIII, 3, 13, § 42.






Bonjour à toutes et tous!

Avez-vous vu le film “Gravity” (2013), d’Alfonso Cuarón, avec notamment Sandra Bullock et George Clooney?

Moi je l’ai vu il n'y a finalement pas si longtemps. 
Franchement: pas mal! 
Si ce n’est que je ne soupçonnais pas l’Espace d’être aussi violent

Gravity


Eh bien en ce dimanche, nous allons nous intéresser à la racine proto-indo-européenne à l’origine de “gravity” (ou, c’est un scoop, du français gravité):

*gʷerə-2


Ce qu’elle voulait dire? En un mot?

Lourd.


C’est *gʷr̥ə-wi-, une forme suffixée en *-wi- basée sur *gʷerə-2 au timbre zéro 
(donc, sans, sans…? Oui, bien! Sans voyelle-pivot): *gʷr̥ə-
… qui s’est dérivée dans le latin gravis: lourd, grave, important…


Nous devons à gravis le français gravité, cela va sans dire, mais aussi graviter, ou gravitation


Pour tout vous dire, on ne sait pas trop comment le verbe graviter nous est arrivé: par emprunt au latin scientifique gravitare (1686), lequel est formé sur gravitas, -atis « pesanteur » (d’où gravité), ou alors par emprunt à l'anglais to gravitate « exercer un poids, une pression » (1644), puis « être affecté par la gravitation » (1692), lui-même, évidemment, d'origine latine.

Mais oui, car comme gravitation, graviter se répand en français par la traduction des œuvres de Newton, la théorie de la gravitation universelle, présentée dans son
Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica, se diffusant à partir du milieu du XVIIIème siècle.




La copie de la 1ère édition de
Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica,
appartenant à Newton lui-même, qu'il annotait
en vue de la 2ème édition (source)



Bon, de gravis, nous avons aussi tiré: grave, aggraver: rien de bien particulier à ça…

En revanche, saviez-vous que de ce même gravis nous arrive également … grief?!

- Grief???
- Eh oui! 

Grief, attesté au XIème siècle, provient du latin gravis, mais revu, refondu en latin populaire pour devenir *grevis, sous l’influence de son antonyme levis (léger).

Grief a d'abord eu le sens de « peine, dommage subi ». 
Aujourd'hui, le mot s'emploiera au pluriel, au sens de « motif de plainte » (1549). 
Faisant référence, donc, à quelque de chose de grave, qui pèse

Oui, on n'employerait peut-être plus "mariées" à l'heure
actuelle
(source: http://tinyurl.com/nfjuqd8)


Saviez-vous que grief a existé en tant qu’adjectif, pour désigner ce qui est grave, accablant…? 
le cas n’est pas si grief que vous le faites
En anglais, to grieve signifie avoir du chagrin, faire son deuil, pleurer quelqu’un… 
Toujours cette même idée de lourdeur, de pesanteur, en l’occurence de chagrin lourd à porter.


Mais revenons un instant à notre grief français: sur lui s’est construit un adverbe…
Vous l'avez trouvé?

Grièvement! 
Avez-vous jamais fait le rapprochement entre grief et grièvement?? 
Et pourtant…

Le mot (1457, griefvement), de grivement (vers 1175), est un dérivé de l'ancien adjectif grief, griève (1130-1140), d'abord (1080) sous la forme gref « pénible à supporter ».

Grièvement a remplacé l'ancien griement (vers 1130, aussi dérivé de grief) et signifiait à l'origine « fortement » ; il prendra sa valeur moderne en moyen français (1457, « gravement »). 

Comme vous le savez, le mot ne s'emploie plus que dans l’expression grièvement blessé.



Passons à présent à une autre forme suffixée de *gʷerə-2, mais toujours bien basée sur sa forme au timbre zéro *gʷr̥ə—u-.
Cette forme s’est transmise au grec ancien βαρύς, barus: lourd, pesant. 

[Surtout, ne vous étonnez pas de cette transformation de *gw- en b: il s’agit bien de la transformation typique du *gw- initial proto-indo-européen en grec ancien, au même titre que *gw- devient g en sanskrit, ou le son q en gotique…]

Sur le grec ancien βαρύς, barus, nous avons créé… baryton! 
Précisément emprunté au grec ancien βαρύτονος, barútonos, littéralement: « à la voix grave ».


Le baryton Mak Walters dans le rôle de ce brave
mais limité PapagenoDie Zauberflöte, Mozart


Le baryum, lui, est un élément chimique, de symbole Ba, et bien lourd, car de numéro atomique 56: 56 protons gravitent dans le noyau de son atome!
56!! Non mais allô quoi?

(source)



Et puis, le baryon, en physique des particules, c'est une particule en général plus lourde que les autres. 
Parmi les baryons, nous avons notamment le proton et le neutron.

(source)



Enfin, mais toutefois sans en être absolument certain, il se pourrait que le français charivari (dans son acception moderne: tapage, chahut) vienne du bas latin caribaria, calqué du grec karêbaria « lourdeur de tête, mal de tête » (de kara « tête », et -baria, de barus « lourd »).
Le mot serait peut-être même apparenté au provençal charrar (charabia) et au lyonnais charabarat « bruit sauvage ». 


Au Moyen Âge, et selon le wiktionary, il s'agissait d'un bruit tumultueux de poêles, chaudrons, etc., accompagné de cris et de huées, que l’on faisait à la suite d'un mariage jugé mal assorti ou inconvenant, par exemple dans le cas de veufs ou des veuves âgées qui se remariaient

charivari, début XIVème siècle (Roman de Fauvel)
(source)


Toujours notre forme *gʷr̥ə—u-, cette fois derrière … guru (ou gourou)!!

Guru, du sanskrit गुरु, gurū, désignant l’enseignant, le professeur, de l'adjectif gurú (grave, sérieux). 
Le guru est donc, étymologiquement, quelqu’un de lourd, entendez qui a - figurativement - du poids.


Les Inconnus: Skippy le grand gourou


Mais poursuivons...

Sur une autre forme suffixée de notre *gʷerə-2: *gʷr̥ə—es- s’est construit le grec ancien βάρος, bárosle poids, le fardeau »).
C’est toujours lui que nous invoquons en parlant …
  • d’un baromètre (βάρος, baros + μέτρον, metron: la mesure), 
  • du bar - unité de mesure de pression équivalent à 100 000 pascals, présentant l’immense intérêt d'être voisin de l'atmosphère, ou 
  • de l’isobare, cette ligne, sur un graphe ou une carte météorologique, reliant les points d'égale pression. 

Isobares



Bon d'accord, oui...
Il y a aussi une forme allongée suffixée de *gʷerə-2: *gʷrū-to-, sur laquelle se construira le latin brūtus, mot populaire, sans doute d'origine osque: lourd, bête, stupide, brutal.

Et OUI, nous en avons dérivé brut, brute, brutal …

brute (source)



Par une autre forme allongée et suffixée *gʷrī-g-*gʷerə-nous a encore légué - curieusement, car à première vue, rien ne permet d’y retrouver la notion de lourd, grave - ...

brio!

Nous avons emprunté, au début du XIXème, brio à l'italien ... brio « vitalité, énergie se manifestant dans la vivacité, gaieté, entrain » ; le brio italien étant lui-même emprunté à l'espagnol brio « vivacité, élégance, énergie », via probablement son correspondant ancien provençal briu « valeur, mérite ».  (oui bon, 'faut suivre)

On soupçonne le mot d’être issu d'un gaulois *brivo- ou *brigo-, lui-même dérivé du celtique *brīg-o-, la force, qui donnera également, soi dit entre nous, l'ancien irlandais brig « puissance, force », ou encore le gallois bri « dignité, valeur ».

Vous l’aurez compris, ici, la notion de poids est à prendre, du moins dans l’acception celtique d’origine du mot, au figuré: il s’agit du poids du mérite, représentant la valeur d’une personne. 




Nous parlions de celtique?
Eh bien nous retrouvons encore *gʷrī-g- dans le celtique *brīg-ā-: lutte, conflit.

C'est par le vieil italien briga: conflit, que le celtique *brīg-ā- nous a légué...

brigue.

Oui, le mot est à présent veilli, mais il désigne soit une manœuvre secrète et détournée pour obtenir de quelqu'un un avantage - en ce sens il désigne une intrigue, une magouille -, soit une cabale, une faction, un parti. 

Employer la brigue? Mais c’est ... briguer!

Avant que son sens ne devienne "solliciter, rechercher avec ardeur, avec empressement", le mot signifiait bien "tâcher d’obtenir quelque chose par brigue".

Et puis, toujours du celtique *brīg-ā- passé par le vieil italien briga, nous  avons gardé...
brigade, ou brigand!

Brigand dérive du moyen français brigand, soldat (fantassin), membre d’une ... brigade. 
Les pillages ou attaques sur les civils dont ces brigands étaient fréquemment auteurs ont donné au mot son sens négatif actuel. 





*gʷerə-2 a encore essaimé, par sa forme *gʷrī-g-, pour se retrouver dans le germanique *krīg-
Sur lequel s’est souché le vieux haut-allemand krēg, ténacité, acharnement, d’où découle l’allemand Krieg: la guerre.
Nous avions d’ailleurs déjà évoqué le tristement célèbre Blitzkrieg dans une nuance plus blanche de pâleur.


Sachez encore que c’est toujours *gʷerə-2 que nous retrouvons dans le russe груз (“grouz”): la charge, le fardeau, la cargaison.
Ou le letton grūts ("groots"): difficile.
Ou enfin l’irlandais bruth « masse de métal, lingot »



Pas mal non??
Vous rendez-vous compte que cette gentille racine *gʷerə-2 est à l’origine de graviter, baryton, grief, brute, brio, brigand???

Auriez-vous jamais pensé que ces mots eussent quoi que ce soit en commun??

Merci qui, mmmh???
Ouuui!! Merci le proto-indo-européen!




Bon dimanche à toutes et tous ; passez une très agréable semaine!

A dimanche prochain?




Frédéric