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dimanche 28 août 2022

Passet li jurz, la noiz est aserie, Clere est la lune e les esteiles flambient.

 



Passet li jurz, la noiz est aserie,
Clere est la lune e les esteiles flambient.

Li Emperere ad Sarraguce prise.
A mil Franceis fait ben cercer la vile,
Les sinagoges e les mahumeries ;
A mailz de fer e à cuignées qu’il tindrent,
Fruissent les ymagenes e trestutes les ydeles ;

N’i remeindrat ne sorz ne falserie.
Li Reis creit en Deu, faire voelt sun servise,
E si evesque les ewes beneïssent,
Meinent païens entresqu’ à l’ baptisterie.
S’or i ad cel ki Carlun cuntrediet,

Il le fait pendre u ardeir u ocire.
Baptizet sunt asez plus de .c. milie
Veir chrestien, ne mais sul la Reïne ;
En France dulce ert menée caitive :
Ço voelt li Reis par amur cunvertisset.



Le jour est passé, les ombres de la nuit tombent,
La lune est claire, les étoiles flamboient,

L’Empereur est maître de Saragosse.
Mille Français, sur son ordre, parcourent la ville en tous sens,
Entrent dans les mosquées et les synagogues,
Et, à coups de maillets de fer et de cognées,
Mettent en pièces toutes les images,  toutes les idoles.

De sorcellerie, de mensonge il n’en reste plus de trace.
Le Roi croit en Dieu et veut faire le service de Dieu.
Alors les évêques bénissent l’eau
Et mènent les païens au baptistère.
S’il en est un qui se refuse à faire la volonté de Charles,

Il le fait pendre, occire ou brûler.
Ainsi l’on en baptise plus de cent mille,
Qui deviennent bons chrétiens. La Reine seule est mise à part.
On la mènera captive en douce France,
Et c’est par amour que l’Empereur veut la convertir.


Chanson de Roland, 
Troisième partie, 
CCLXXI,
Édition classique de Léon Gautier








Chers lecteurs, bonjour.

Nous poursuivons l'étude des dérivés de la formidable petite racine indo-européenne

*ueiḱ-« l'endroit où l'on s'installe… ».




Nous avons découvert cette racine le 24 juillet, avec
  • le tokharien B īke, pour « lieu, endroit ; position ». 

Nous en avions même repris quelques attestations, comme :
  • snaice tallānt ikemem, « depuis un lieu pauvre, misérable »,
  • sañ mäskelye yakene, « à l'endroit qui lui était assigné »,
  • sle-tassäntse ikene« en lieu et place du commandant de la montagne », 
ou encore
  • tumem c[ai] brāhmani tot ike-postäm̥ ynemane Aran̥emiñ lānte yapoyne kamem̥, « alors, ces brahmanes, se déplaçant de lieu en lieu (ike-postäm̥), arrivèrent au royaume du Roi Aranemin ».


Le 31 juillet, nous avons débusqué,

dans les langues germaniques, cette fois,

le gotique 𐍅𐌴𐌹𐌷𐍃, weihs, « village ».


le 7 août, nous abordions les dérivés de *ueiḱ- dans les langues… italiques :
  • l'ombrien, vocu-cum« maison»,
  • le latin vīcus« rue ; quartier, voisinage ; bloc de maisons ; village, hameau » voire « bien, domaine, propriété foncière… »,
d'où
  • vīcātim« de rue en rue, de quartier en quartier »,
  • vīcīnus« voisin, voisinage »,
  • vīcīnitās« proximité, voisinage »,
  • vīlla, « maison de campagne, exploitation agricole, ferme… »,
  • vīlicus, « fermier, gestionnaire de la ferme »,
  • vīlica, « femme du fermier ».


Le 14 août, nous sommes partis du latin vīcus pour en examiner la descendance :
  • le français vicinal,
  • le français voisin,
  • les toponymes français vic, vicqvicquesvix,
  • l'espagnol Vigo,
  • le catalan Vic,
  • peut-être le -vic de Volvic,
  • l'italien vico« village, hameau ; district ; allée, chemin, ruelle… »,
en y mentionnant également quelques emprunts en germanique :
  • l'anglais dialectal du sud est (East Anglia et Essexwick« ferme », spécialement « ferme dédiée à l'élevage laitier »,
  • les suffixes toponymiques anglais -wick et -wich,
  • l'anglais désuet ou dialectal wike, « maison, logis »,le vieux frison wik, « village... »,
  • le vieux saxon wīk, « village, habitation... », d'où Brunswick,
  • le néerlandais wijk, « voisinage, district », utilisé notamment comme suffixe dans Graswijk ou Noordwijk...,
  • le vieux haut allemand wīh, « village », d'oùle moyen haut allemand wīch, qui, repris du moyen bas allemand wîkbelde, donnera wīchbilde, d'où l'allemand Weichbild d'emploi littéraire ou daté, « zone urbaine », auquel on préfère maintenant le très germanique Stadtgebiet,
  • le vieux norois vík, dont le sens est passé de « village » à « bras de rivière, crique, fjord ».


Le 21 août, nous nous sommes arrêtés sur l'étymologie de
  • l'anglais York, dérivé de l'anglo-saxon Eofer-wīċ.




Amis lecteurs,


Nous traiterons aujourd'hui de quelques-uns
(et de quelques-uns seulement, vacances obligent)


des dérivés français du latin vīcus« rue ; quartier, voisinage ; bloc de maisons ; village, hameau » voire « bien, domaine, propriété foncière… », que nous déposerons gentiment à côté de nos voisin et vicinal, déjà étudiés il y a peu (Un village est essentiellement composé d’un certain nombre de familles...).


Vous vous en souvenez, le latin vīcus s'était formé sur l'italique *weik-o-« village, hameau… », mais certains de ses dérivés latins reprenaient, quant à eux, une forme italique *weik-slā-« ferme »
C'est à partir de ces derniers dérivés que nous repartirons aujourd'hui.


(pour rappel : )

racine indo-européenne
(de timbre e, au degré plein*ueiḱ-,
« l'endroit où l'on s'installe… »
étymons proto-italiques
*weik-o-« village, hameau… »
et 
*weik-slā-« ferme »

***************

racine indo-européenne *ueiḱ-,
« l'endroit où l'on s'installe… »
étymon proto-italique *weik-o-« village, hameau… »
latin vīcus« village, hameau… » 
latin vīcātim« de rue en rue, de quartier en quartier »,
latin vīcīnus« voisin, voisinage »

***************

racine indo-européenne *ueiḱ-,
« l'endroit où l'on s'installe… »
étymon proto-italique *weik-slā-« ferme »
latin vīlla, « maison de campagne, exploitation agricole, ferme… »
latin vīlicus, « fermier, gestionnaire de la ferme »,
latin vīlica, « femme du fermier »


Toujours d'accord ?

Alors, poursuivons.

Avec le français ville.




Notre français ville est issu du latin vīlla.

- Mais enfin, Blondieau, tu le dis toi-même, le latin vīlla désignait une maison de campagne, une exploitation agricole, une ferme… Une ville n'est pas une ferme, quand même ? Tu cherches encore à nous enfumer, hein ?

Son nom est Ucon. Fernand Ucon.

  

- Oh, bonjour, monsieur Ucon. Vous allez bien ?

Je dois dire que vous avez partiellement raison.

Je m'explique : oui, en latin classique, vīlla, désignait bien une maison de campagne, une exploitation agricole, une ferme… ».

Mais plus tard - comme souvent -, son sens évoluera.
Ainsi, à partir des Vème ou VIème siècles, vīlla en viendra à désigner un groupe de maisons, un village.
En gallo-romain, il prendra même le sens d'« agglomération urbaine ».

L’agglomération gallo-romaine de Vendeuil-Caply
(enfin... ce qu'il en reste)



C'est évidemment sur ces évolutions de sens secondaires que le sens actuel de ville naîtra.

Notre français ville est attesté tout d'abord sous la forme vile vers 980, mais déjà
- grâce à une réfection toute mimi -
sous sa forme moderne ville vers 1200.


Il désignait, dans ses premiers emplois, une agglomération formée autour d'une ancienne cité, ou sur le terrain d'anciens domaines ruraux. (Merci, merci, ô Alain Rey.)

Son sens français, cependant, ne cessera d'évoluer : jusqu'au XIIIème, il s'emploiera surtout pour désigner une agglomération autour d'une exploitation agricole, puis, vers 1200, un groupe de maisons entourant un château.

Même si, fin du XIème, il peut déjà désigner... une agglomération importante, comme le montre cet extrait de la Chanson de Roland en exergue, qui nous fait revivre le siège de la ville de Saragosse.

Zaragoza la superbe



Je vais vous épargner l'évolution sémantique du mot jusqu'à nos jours
- ce serait un peu trop vulgariser, non ? -,
mais je vous dirai quand même qu'avec l'installation de la cour de Louis XIV à Versailles au XVIIème, le mot ville désigne spécialement Paris, par opposition à la cour, désignant, vous vous en doutez, Versailles.
(Et non pas les toilettes. On n'est pas en Wallonie, ici, où l'expression aller à la cour (aller dans la cour de la maison) remonte aux temps où les toilettes étaient à l'extérieur, ou inexistantes.)

Je connais deux emplois d'une sémantique équivalente
(je suis sûr qu'il doit y en avoir d'autres ; si vous en connaissez, je suis preneur) :
  • en français de Louisiane, la locution « la ville » s'applique exclusivement à la Nouvelle-Orléans,

les autres villes de l'État n'étant que de vulgaires villages. 

et
  • dans l'anglais de la bonne société, tel que celui repris dans les délicieux romans de Jane Austen, town désignait très précisément Londres, toute autre ville étant systématiquement... nommée.



Dérivé de ville, citons bien entendu...
  • village
attesté, lui, sous la forme latinisée villagium, en 1235, et francisé en villaige en 1385.

Le mot désigne tout d'abord un groupe d'habitations rurales, ce que nous permet de comprendre son suffixe collectif -age, celui-là même que nous retrouvons dans...
  • outillage (vulgarisons : collection d'outils),
  • feuillage (pour les moins bien comprenants : collection de f..., de feu... OUI ! de  feuilles),
 ou encore
  • pelage, collection de - ah, c'est plus compliqué -, de poils...

Je ne vais pas non plus m'étendre sur l'évolution sémantique de village, même si je vous aurais bien dit qu'en français de Louisiane, il désigne toute agglomération autre que La Nouvelle-Orléans, mais j'ai l'idée que vous m'en auriez voulu.

Le village, dans cette fascinante série des années 60,
Le Prisonnier
(en réalité, le charmant village-hôtel gallois de Portmeirion).








Amis lecteurs, 

Nous en resterons là pour ce dimanche.

La suite, ce sera... dimanche prochain.


D'ici là, portez-vous bien.

Je vous souhaite un excellent dimanche, et une très belle semaine. 





Frédéric, en vacances











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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)

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Et pour nous quitter…

un hommage à la belle et si talentueuse

Olivia Newton-John,

qui vient de nous quitter.


Peut-être est-elle en train de parcourir non pas ces voies vicinales, mais ces 
routes de campagne,
celles qui nous ramènent à la maison,
qu'elle chantait si bien ?

Take me home Country Roads


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