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dimanche 11 décembre 2016

la prostitution, comme substitut à la superstition?






“La superstition est l'art de se mettre en règle avec les coïncidences.”

Jean Maurice Eugène Clément Cocteau

Cocteau,
1889 – 1963














“Tous ceux qui se moquent des augures, n'ont pas toujours plus d'esprit que ceux qui y croient.”

Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues,

Réflexions et maximes 

Vauvenargues,
1715 – 1747













Bonjour à toutes et tous!

La semaine dernière (le 4 décembre 2016 - j’écris aussi pour la postérité), nous terminions, avec quelques très beaux dérivés, comme arthrite, articulation, article ou inertie, notre petite étude de la racine proto-indo-européenne *ar-, “assembler”, “mettre ensemble”, “ajuster”, et de sa descendance.










Mais comment déjà en étions-nous arrivés là?



Voyons voir…




Nous avions commencé l’étude étymologique du mot armistice le 13 novembre.

Ce qui tombait vraiment bien: oui, c’était le 13, juste après le 11, mais aussi parce que “armistice” est basé sur deux racines indo-européennes, dont précisément celle que nous étions en train d’étudier depuis le 25 septembre: *stā-, “être debout”.
un fauteuil pour (*steh) deux


À l’origine de “armistice”, donc, *stā-, mais aussi la jolie petite racine *ar-, bien surprenante…

Petite racine, peut-être, mais dont le tour des dérivés nous aura quand même pris trois dimanches…
Vous savez quoi? Votre armistice, là, eh ben on va l' ranger au placard!
l'artisan sonna l'alarme quand l'Armada fut en vue.
…dont celui de la semaine dernière:
pendant ce temps, l'aristocratie restait inerte, comme accablée d'arthrose...


Et là, maintenant, ben nous allons reprendre tranquillement et gaiement le chemin que nous avions emprunté le 25 septembre, à savoir l’étude des dérivés de *stā-, “être debout”.




Petit rappel? Hein?
Oui, je pense aussi.

Nous avions vu que de *stā- nous seraient arrivés notamment…

  • fauteuil, steed, stud
un fauteuil pour (*steh) deux, dimanche 25 septembre
  • ester, étable, établir, étage, stable, stage, station
l'étage, là, au-dessus de l'étable, il est vraiment stable?, dimanche 2 octobre
  • estance, estancia, étai, étançon, stake, stance, stanza
María-Felicia García a passé son enfance dans une estancia, dimanche 9 octobre
  • certaines formes du verbe être
Être ou ne pas être, cogito ergo sum, et toutes ces sortes de choses..., dimanche 16 octobre
  • estate, état, état-major, state, statue, statuer, stature, statut
La Statue de la Liberté? Aux Etats-Unis., dimanche 23 octobre
  • arrêté, arrêter, circonstance, constant, étancher, reste, rester
un article de circonstance..., dimanche 30 octobre
  • constater, contraste, cost, coût, mais PAS l’anglais rest
quel contraste, entre le coût constaté de la vie et le discours des politiciens..., dimanche 6 novembre
  • armistice, assister, interstice, persister, résister, se désister, subsister
résister, persister... Ces mots prennent à présent toute leur valeur., dimanche 13 novembre


Ouuuuuff...

Ce qui nous fait donc - si je compte bien, les mathématiques n’étant pas nécessairement au centre de ma zone de confort - huit dimanches!




Eh bien, va pour le neuvième




Mais…

Encore un mot, un tout petit mot, sur *ar-

Allez, oui!

Allez, papa, dis oui!














Vous rappelez-vous ce que vous faisiez le dimanche 12 octobre 2014?
(À part, évidemment, lire le dimanche indo-européen du jour)


Notre article de ce dimanche-là, un dimanche sans rime ni raison?, traitait de la racine *rē(i)-, dont découlerait, bien, bien plus tard, le latin rītus, et par voie de conséquence notre français rite.


Où veux-je en venir?

*rē(i)-, voyez-vous, - que l'on pourrait aussi retranscrire *rēy- par volonté de cohérence avec ce qui suit - était une forme allongée de *ar-

Ou pour être un peu plus précis, *h₂rey-, la racine proto-indo-européenne à l’origine de la racine commune *rēy-,
cette dernière (*rēy-) étant l'évolution de celle-là (*h₂rey-) en indo-européen commun,
était une forme allongée de la racine proto-indo-européenne *h₂er-, à l’origine de notre *ar-.
(Relisez, reprenez calmement au début de la phrase, et respectez la ponctuation, vous allez voir, ça s'éclaircira)

Mais oui, relisez ici ce paragraphe sur les trois grands états de l'indo-européen, définis par Wolfgang Meid
Non, toujours pas???
Bon: 
À l'origine (proto-indo-européen, à gauche sur le schéma): *h₂er-, avec une forme allongée *h₂rey-.
Après évolution en indo-européen commun (indo-européen tardif, à droite sur le schéma), nous trouverons respectivement  les racines *ar- et *rēy-.
Quoi? “Mais c'est quoi-euh, ce h?” ? Mais une laryngale, mon pt'tit bonhomme! C'est ÇA que Monsieur dit que tu dois relire.


Le sanskrit ऋतु, “Rtu”, en descend, de *h₂rey-, avec des acceptions comme “ordre”, “ordre établi”, “le bon moment”…  

Notez également (même si tout le monde s’en fout) que le vieil arménien արդ, ard (“forme, ordre”) en descend aussi.
Mais je préfère quand même le dire, au cas où Hrach Martirosyan, l’auteur du superbe “Etymological Dictionary of the Armenian Inherited Lexicon” (Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series), devait un jour tomber sur ce blog.


Et maintenant, l'esprit enfin dégagé, enfin serein, faisons place à *stā-.

aaaaaaah



















Le latin classique īnstituō, īnstituere...
(littéralement (mettre) en état, entendez “établir, fonder, mettre sur pied, instituer…”)
...se composait du préfixe in- (ici: “dans, à l’intérieur”) et de statuō, statuere.

Ce latin statuō...
construit sur status (“état, position”), lui même basé sur stō ‎(“être debout...”, on s'en souvient?) -,
... se traduirait plutôt, littéralement par mettre debout...”. 
D'où mettre en place, “fixer, arrêter, mettre en place, statuer…”

Oui! C’est du supin de statuō, statutum (“ce qui est statué”), qui deviendra substantif en bas latin, pour signifier “règlement, décret”, que nous tirerons notre français statut.
On en parlait déjà ici, de statuō et de statut, si vraiment ça vous intéresse: La Statue de la Liberté? Aux Etats-Unis.

En latin classique, donc, “celui qui dispose, qui administre”, c’était l’institutor, basé sur institutum, le supin (on se rapproche à grands pas de Noël, attendez-vous à ce que j’en parle de plus en plus).
Je sais, je sais, je refais probablement chaque année cette bête blague sur le supin de Noël que chaque papa latiniste a dû faire depuis la nuit des temps. Simplement, je ne m'en lasse pas.


En bas latin, il reprendra plutôt le sens de précepteur, “celui qui forme, instruit” (mais oui: qui dispose, qui met en place, qui prépare, pour que la formation se fasse…).


Notre français instituteur en découle, évidemment.



En un premier temps, le mot désigne bien celui qui est chargé de l’éducation d’un enfant, mais attention, dans la famille, pas à l’école.

Enfin, voyons! Ne mélangeons les classes sociales ainsi, voulez-vous, Pierre-Hubert?



Et parallèlement, du XVème au XIXème, l’instituteur continuera d'être celui qui institue, fonde

Ce n’est qu’en … 1789 que, par spécialisation, instituteur désignera enfin celui qui enseigne dans une école, primaire, ou maternelle.

Cette photo vous dit-elle quelque chose?
"La dictée", série des années 80.
Consultez le site de Pascale Rocard: la comédienne y joue le rôle de la
femme de l'instituteur Louis Meissonnier, et puis celui de son
arrière-petite-fille...

Une très jolie - et émouvante - mini-série à la gloire de
l'Instruction publique, 
qui a dû éveiller quelques vocations...

“La Dictée”! 
J'en ai encore l'air du générique en tête...
Un morceau de Jean-Marie Sénia, interprété par l'Ensemble choral de Chartres.
On l'entend ici à partir de 1:46: 





(À présent, l’adjectif primaire peut également s’employer pour qualifier tout institut d’enseignement secondaire, mais plutôt par référence aux profil et comportement des ado qui y végètent.) 


Bien sûr, instituer nous arrive, par emprunt, de īnstituere.

- In-stituer? Mais alors, euh…
- Mais oui!

Sur la forme [préfixe + statuō, statuere], statuō nous a donné quelques autres dérivés bien connus:

  • cum- + statuere donnera notre constituer, 
  • de- + statuere donnera destituer, 
  • re- (marquant le mouvement en arrière) + statuere: restituer,
  • sub- + statuere: substituer.


Tiens, ça m’y fait penser: notre latin stō, stāre, accolé à un préfixe évoquant le sens inverse de sub: super (“dessus, sur…”), donnera le latin...
- super + sto -
superstes, superstitis, “qui demeure au-dessus, qui surmontesurvivant”.

Sur le radical duquel s'est créé... superstitio.

Oui, entendez donc superstition...
- vous aurez deviné que notre français superstition n'est qu'un simple emprunt au latin superstitio -
... étymologiquement, comme “qui demeure au-dessus”,“ce qui surmonte, domine, survit”. 

Il ne s’agit que de la survivance d’un passé révolu.

Survivance opposée à la raison critique, ou à la vraie religion, tout dépend de l’époque, bien entendu… (la vraie religion devenant de plus en plus la Laïcité triomphante, ou laïcardise, me semble-t-il, à ne pas confondre avec LA Laïcité, celle qui permet à tous de vivre leurs convictions sans heurts dans l'espace public).





Enfin, OUI, la forme [préfixe pour “devant”, suivi de statuere]: “pro- statuere”, donc littéralement “placer devant”, a donné prostituer.



Celui ou celle qui se prostitue, étymologiquement, se place devant vous, sexe pose euh, s’expose à vos yeux.






Et moi, là-dessus, je vous laisse!



Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une très belle semaine!

La semaine prochaine?
Encore des dérivés de *sta-!



Frédéric


Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


Je n'ai pas trouvé de morceau bien intéressant sur “instituteur”, ou “superstition”,
alors j'en ai choisi un sur “prostitution”:

Putain de toi, Georges Brassens.


dimanche 12 octobre 2014

un dimanche sans rime ni raison ?





La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l'allons montrer tout à l'heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
- Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
- Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
- Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?
Reprit l'Agneau, je tette encor ma mère.
- Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
- Je n'en ai point. - C'est donc quelqu'un des tiens :
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l'emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

Le Loup et l'Agneau, Jean de La Fontaine (1621-1695)














Bonjour à toutes et tous !


Difficile de parler de Magie et magiciens (je vous rappelle quand même qu’il s'agit de notre grand thème du moment, qui arrive tranquillement à sa fin) sans parler de ce qui constitue l’armature, parfois éminemment théâtrale, voire grandiloquente, de toute cérémonie magique qui se respecte :

le rituel


mise en place pour un rituel


Le rituel, cet ensemble réglé, fixé, codifié, de gestes, de symboles, d’invocations qui constituent - du moins c’est comme cela qu’on l’imagine - une cérémonie magique


Maintenant, pour être précis, ce que je viens de décrire, c’est plutôt un rite.
Le rituel n’étant que la codification par écrit d’un rite, le document dans lequel le rite est décrit.
Mais, à ma décharge, la confusion est fréquente.

Quoi qu’il en soit, rite, comme rituel, proviennent du latin, le premier de rītus: rite sacré, usage, le second de rituālis: rituel, basé lui-même sur rītus.


Et notre rītus latin, vous l’imaginez bien, nous arrive d’une racine proto-indo-européenne: 

*rē(i)-


Son champ sémantique englobait les notions de raisonner, compter, calculer, peut-être même aussi: ordonner


Et pour tout vous dire, c’est une forme particulière au timbre zéro de *rē(i)-, suffixée en *-tu-: *ri-tu-, qui est précisément à l’origine du latin rītus.


Encore une fois, vous risquez d’être surpris devant les autres dérivés de *rē(i)- que je vais ici vous présenter, et surtout devant les liens que l’on peut tisser entre tous ces mots, du fait de leur lointaine parenté proto-indo-européenne.


C’est ainsi que, d’une forme suffixée de la racine *rē(i)- au timbre zéro : *ərəi-dhmo-, nous avons tiré le grec ἀριθμός, arithmós : (notamment) le nombre, le montant.

Bien entendu, sur ἀριθμός, arithmós nous avons créé … arithmétique !



Quant à logarithme, ce mot fut créé par le mathématicien écossais John Napier, baron de Markinston, au début du XVIIème siècle, en associant λόγος, lógosrapport ») et ἀριθμός, arithmós (« nombre »).


Napier ?

John Napier

Son nom se francisa en Jean Neper, ou Néper.
Ca ne vous dit toujours rien ?

Et le logarithme népérien, alors ??

On appelle logarithme népérien, noté ln, la primitive de la fonction f(x) = 1/x (x>o) s’annulant pour x=1.

Et moi qui avais oublié pourquoi je préférais les langues aux maths…

Mais admettons malgré tout que certains mathématiciens ont de l’humour - si mes profs de math en avaient eu un peu plus, peut-être aurais-je aimé la matière qu’ils enseignaient?…

Voici un exemple d’humour de mathématicien, j’en pleure encore de rire :

C’est Logarithme et Exponentiel qui sont dans un bar. Ils commandent une bière chacun. Lequel paie? Exponentiel, parce que Logarithme népérien.

Ln, je m'appelle Ln



En tout cas, je ne me rappelle pas qu’un de mes profs de maths m’ait jamais raconté que les mots logarithme et népérien venaient en fait d’une seule et même personne…
Le savaient-ils eux-mêmes?

- J'ai ici une pensée émue pour une prof de math, Mme V., toujours outrageusement fardée et qui manifestement me détestait, et que je peux enfin qualifier 
- maintenant que je suis plus âgé qu'elle ne l'était à l'époque, que j'ai grandi en sagesse et vieilli d'expériences multiples, et que moi-même j'exerce un métier - 
de sale conne déboussolée, véritable honte à sa profession, qui devait très probablement se venger sur ses élèves masculins de son manque de discernement dans sa vie sexuelle et affective. -
Chère Mme V., j'espère sincèrement que vous vous êtes fait soigner, et que vous êtes enfin heureuse. Vraiment. Je ne vous ai pas oubliée (il ne faut pas trop demander), mais je vous ai  presque pardonnée.


- Bon, OK, rite et arithmétique… Et le rapport ? Le rapport entre le fait de compter et un rite ?? N'importe quoi, ouais...
- Ah bonjour, ça faisait longtemps, non? Excellente question !

Eh bien, compter, c’est aussi dénombrer, énumérer.
Et la particularité d’un rite, c’est qu’il se répète.
C'est simple: un rite qui ne s’exécute qu’une seule fois, par définition, ce n’est pas un rite.
C’est précisément parce qu’il se reproduit, de la même façon, encore et encore, qu’on peut le qualifier de rite
Comprenons donc que le rite possède en lui-même cette répétition, cette suite logique que l’on retrouve par ailleurs dans le logarithme !


Cette notion de répétition, de retour, nous la retrouvons par ailleurs dans un mot qui n’a rien à voir avec les mathématiques…

Si je vous dis que ce mot désigne… 

le retour de la même syllabe dans la terminaison de deux ou plusieurs mots; et spécialement pour les mots qui se trouvent à la fin des vers. 
    
Vous l’avez trouvé ?

Oui ! rime.
D'où ce superbe texte de La Fontaine en exergue...

Ah, pour bon nombre de linguistes francophones, l’étymologie du mot est incertaine
Certains vont même jusqu'à le rapprocher du latin rythmus (rythme), sans trop y croire.

Et pourtant, s’ils creusaient un peu plus, s’ils ne s’arrêtaient pas à la sempiternelle rengaine du “le français vient du latin et du grec”, il pourraient réaliser qu’il y eut une forme proto-germanique *rīmą (“calcul, nombre”), dérivée de notre *rē(i)- proto-indo-européenne.

Et que ce germanique *rīmą a donné l’anglais rhyme, la rime.


C’est aussi de lui que dérivent ...
  • le vieux frison rīm (“nombre, montant, compte”), 
  • le vieux haut-allemand rīm (“série, rangée, nombre”), 
  • le vieux norois rím (“calcul, calendrier”), ou 
  • les mots pour “rime” en néerlandais: rijm, en allemand : Reim ou encore en suédois: rim
Pour ce qui est du français, *rīmą nous est tout simplement arrivé par le Vieux-francique.


Nous retrouvons encore *rē(i)- en vieil irlandais, avec āram: nombre, et rīm: nombre, calcul
Allez, encore un cognat : en gallois, nombre c’est rhif.



Ah oui! J'allais oublier...

Pour ce qui est du h de l’anglais rhyme, il y a été déposé là par de braves gens qui pensaient qu’il était lié au latin rythme
Comme quoi la confusion entre rime et rythme n’existe pas qu’en français, et n’est pas récente…


Mais revenons à notre *rē(i)- sous sa forme de base *(ə)rē-.
Nous la retrouvons quelques millénaires plus tard, enfouie sous le latin reor, rērī (et au participe passé ratus): penser, supposer, estimer.

Ben oui! Nous en avons hérité raison (de ratiō, le radical de ratus), ratio signifiant tant le calcul, le compte, que le raisonnement, la raison

Le ratio?
Oui, ce mot pas bien élégant, très récent (XXème siècle), nous l’avons repris de l’anglais ratio (“proportion”), lui-même dérivé du latin ratiō, rationis : calcul, compte.


Nous devons également - bien évidemment - au latin ratio: ration, rationnement, rationnel, rationaliser, ou raison, raisonnement, raisonner, raisonnable …

Inscription sur un mur de l'église Saint-Martin d'Ivry-la-Bataille
(source Wikipedia)


Mais aussi prorata, race, ou ratifier !

Oui, le latin ratiō désignait avant tout un calcul, une mesure.
De là, il en est passé à désigner la faculté de compter, de raisonner. 
Puis il est devenu ce que l’on déduisait par son raisonnement : une explication.

Race ?
Oui, il y a à la base l’idée d’un classement obtenu par raisonnement.
La rasse (orthographe première) désignait ainsi toute espèce d’animaux et de fruits

Ratifier ? 
Oui, car en ratifiant, vous validez par votre raison.



Une forme suffixée en *-dh- de notre racine : *rē-dh-, est elle à l’origine de l’anglais… read ! Lire.

A l’origine, le vieil anglais rǣdan signifiait plutôt … conseiller !
Ce rǣdan était issu du proto-germanique *rēdaną (“avis, conseil”).

Nous retrouvons d’ailleurs globalement la même signification dans le frison saterlandais - excusez du peu - räide, le néerlandais raden, l’allemand Rat / raten, le danois råde, le suédois råda… 


Oui, je devine votre question : “mais comment est-on passé de conseiller à lire, si l’on parle de l’anglais ?”.
Eh bien, c’est une bonne question ! 
Ce qui est sûr, c’est que ce développement ne se retrouve qu’en anglais (ou en scots, où le verbe rede, red signifie encore “aviser, conseiller, déchiffrer, lire”).

On peut imaginer - et là, je pense à mes amis traducteurs et interprètes - que conseiller, c’est d’une certaine façon traduire une idée pour la rendre compréhensible par quelqu’un. 
Conseiller, c’est aussi interpréter des faits, et, basé sur cette interprétation, faire des recommandations. 
A un moment, cette notion  de déchiffrement, d’interprétation a dû s’étendre à l’interprétation de lettres… 
De discerner - ce qui était encore une acception du vieil anglais rǣdan -, le mot en est venu à signifier discerner le sens de caractères écrits


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Quelques prénoms ?

Littéralement, les prénoms d’origine germanique Conrad et Ralph se traduiraient respectivement par …
le conseil, ou le conseiller courageux (Kuonrāt en vieux haut-allemand, kuon signifiant hardi, intrépide …), et
le conseil, ou le conseiller loup (Rādhulfr en vieux norois, où rādh = conseil et ulfr = loup)



Et puis, et puis…
...sur une forme au timbre zéro de notre racine *rē(i)-, mais cette fois suffixée en *-t- : *rə-t-, s’est construit le proto-germanique *radą, qui désignait le nombre.

Nous en avons déjà parlé !!

C’est ce *radą qui est devenu le -red de l’anglais hundred ! (cent)

Nous avions découvert dans cet article que le français cent et l’anglais hundred provenaient bien de la même racine : *ḱm̥-tom !!

Hundred provenant du vieil anglais hundred, basé sur le proto-germanique *hundaradą,
mot composé de ...

*hundą (c'est ici que vous voyez poindre le proto-indo-européen *ḱm̥-tom, le *ḱ proto-indo-européen pouvant devenir un h dans les langues germaniques), suivi de...
*radą.

Hundred, c’est, étymologiquement et littéralement, “le nombre cent”.



Joli, non ?

Partir de rite et découvrir que raison, rime, arithmétique, ou même le -red de hundred en sont des cousins très très proches…


Merci qui ??
Merci le proto-indo-européen, évidemment !




Je vous souhaite, à toutes et tous, un très bon dimanche, et une très très bonne semaine !!



A dimanche prochain !





Frédéric