- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 23 février 2020

exiger de s'agiter sans ambages, c'est un peu ambigu, non ?







“L’humour, l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguité morale et l’homme dans sa profonde incompétence à juger les autres. L’humour, l’ivresse de la relativité des choses humaines, le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’ y a pas de certitude.

Les Testaments trahis

Milan Kundera


Milan Kundera,
né le 1er avril 1929,
écrivain tchèque naturalisé français.

















Bonjour à toutes et tous ! 




Dimanche dernier, nous avions entamé un nouveau chapitre, consacré à la racine indo-européenne ...


*heǵ-e/o-“conduire, diriger”.






Nous lui avions déjà découvert un beau rejeton, le latin gerō, gerēreporter, transporter, à qui nous devons notamment nos français (in-)digeste, gérer, gérondif, gestation, geste, et suggérer.


**********

racine proto-indo-européenne *heǵ-e/o-“conduire, diriger

racine post-indo-européenne 
*hǵ-es-“transporter

proto-italique 
*ges-e/o-, “transporter

latin 
gerō, gerēreporter, transporter


**********


Oui ?

Alors, poursuivons !

Si le latin gerō, gerēreporter, transporter” dérivait de notre délicate *heǵ-e/o-“conduire, diriger” par une forme *hǵ-es- au sens de “transporter, un autre dérivé latin, lui, est issu en droite ligne de la forme originale *heǵ-e/o-...

Alors, surtout, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit !

Si le mot dont je vais vous parler aujourd'hui est bien issu de *heǵ-e/o- , c'est bien entendu par un très, très long processus, une lente percolation qui a pris des siècles, et dont je peux, 
grâce à l'aide de Michiel de Vaan et de son indispensable Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages,

vous préciser que c'est par un étymon proto-italique *ag-e/o- qu'il en descend.

Cette forme (reconstruite, hypothétique, hein), on lui a donné le sens (reconstruit, forcément) de ... (notamment) “faire, agir”.

Et ce mot latin 
- oui oui, on y vient -
c'est le verbe ... agō, -ere, dont les acceptions sont multiples, comme “mouvoir, emmener, poursuivre, (se) conduire, pousser, faire, agir, administrer...”.



**********

racine proto-indo-européenne *heǵ-e/o-“conduire, diriger

proto-italique 
*ag-e/o-faire, agir

latin 
agō, -ere“mouvoir, (se) conduire, faire, agir...


**********


Nous lui devons une ébouriffante, virevoltante flopée de mots français !

En ce dimanche, au vu de mes contraintes de temps, nous n'en aborderons qu'une toute petite partie...

(toute petite)
Chacun peut avoir sa réponse.
En vous disant déjà que de cette racine particulièrement prolifique, nous étudierons plus tard les dérivés grecs, germaniques, celtiques, sanskrits, arméniens, et peut-être même (si vous êtes gentils) tokhariens... 
Mais bon, une chose à la fois.
on n'est pas aux pièces, non plus


Le latin agō, -ere“mouvoir, (se) conduire, faire, agir...”, 
de qui vous trouverez (si du moins vous cherchez) quelques cognats purement italiques, au passage, comme...
  • l'osque acum“agir (sur un plan légal)”,
  • le marrucinien (autre langue sabellique) agine et l'osque aginss“cas, action, rituel”,
ou encore (soyons fous)
  •  l'ombrien ahtisper“actions”,
sans oublier bien sûr
- je sais, je sais, oooh ! je le fais tout le temps, mais je ne peux pas m'en empêcher -
  • l'osque arouaïld“auteur de bons mots britannique”,




llatin agō, -ere“mouvoir, (se) conduire, faire, agir...”, disais-je, 
nous a donné quelques bien jolis mots français...



Sans ambages, je vous propose, dans la très (très) longue liste de ses dérivés français, de commencer par...

ambages.
Paroles embarrassées, détours dans l'expression.
© 2017 Dictionnaires Le Robert - Le Grand Robert de la langue française

Ambages, emprunté vers 1355 au féminin pluriel latin ambāgēs“sinuosités, détours”, 
composé de ambi-, “les deux (ici, à entendre dans l'idée des deux côtés)” +‎ agō, “conduire” +‎ le suffixe -ēs formant des substantifs.

Le mot, soyons clair, est tombé en désuétude.
En 1677, on le considérait déjà comme “vieux”. Si vous voyez ce que je veux dire.
Á présent, il ne s'emploie plus que dans la locution adverbiale “sans ambages”, “sans détours, franchement”.




Décelez-vous la moindre once d'ambiguïté dans ce que je viens de vous dire ?
Non ?

Ah, c'est presque dommage.

Car au nombre des dérivés français de agō, nous trouvons encore...

ambigu.
Qui présente deux ou plusieurs sens possibles, dont l'interprétation est incertaine.
© 2017 Dictionnaires Le Robert - Le Grand Robert de la langue française




Ambigu
emprunté, fin du XVème, au latin ambiguus, “qui se déplace d'un côté à l'autre, d'où, au sens figuré, de nature douteuse”,
lui-même du verbe... ambigere , “errer, aller sans but, d'où douter”,
composé de (faut-il vraiment le préciser ??)...
ambi-, “autour, des deux côtés” + agere, “conduire, se déplacer...”.



La discipline linguistique, même à mon humble niveau, peut être exigeante. 
Et rédiger ce type de blog, faire en sorte qu'un article sorte chaque dimanche à 8h, quelles que soient les circonstances (car, figurez-vous, j'ai un vrai boulot aussi, et une vraie vie de famille), oui, ça demande du travail, et beaucoup de temps. 
C'est aussi pour cela que je ne comprends pourquoi des gens qui ne prennent même pas la peine de me lire se permettent parfois (parfois, heureusement, voire rarement) des commentaires tout simplement malvenus, écrits sans aucune empathie, réflexion, ni - disons-le sans ambages - intelligence, comme par des enfants gâtés qui n'ont aucune conscience que par leur comportement égoïste, nombriliste, par une seule petite phrase assassine, ils blessent des êtres humains (eux), qui se sont consacrés à un travail qui leur est offert sur un plateau et que personne, de surcroit, ne les oblige à lire !  


"dézinguer"


Exigeant ?
Qui est habitué à exiger beaucoup ; qui est difficile à contenter.
© 2017 Dictionnaires Le Robert - Le Grand Robert de la langue française


Nous avons emprunté exiger dans la seconde moitié du XIVème au latin exigere, créé sur notre ago précédé du préfixe ... du préfixe ? OUI, ex-, bravo !

Au sens propre, exigere signifiait “pousser dehors, faire sortir...”, d'où “exiger, peser, faire payer”.



Bon. Jouons à un petit jeu.

Si nous savons qu'ambigu descend de agō, -ere, et qu'il en est de même pour exiger, quel pourrait bien être le mot suivant sur notre liste ? 


Mmmmh ?



OUI !!!!




Exi...gu.

Le sens courant d'exigu (d'un appartement, d'un logement : petit, de petites dimensions...) ne rend pas bien son sens premier.

Nous avons emprunté exigu au latin exiguus, dérivé de exigere, dont
- le monde est bien fait, non ? -
nous venons de parler il y a à peine quelques lignes.

Exiguus signifiait ainsi “trop strictement pesé”.
D'où petit, insuffisant.



penthouse à Paris




Agir !

Mais oui, celui-là, vous l'attendiez ! 
Comment pourrait-on omettre notre français agir, quand nous parlons du latin agō, -ere ?


Curieusement, agir, qui lui est bien issu de agō, -ere
- on ne parle pas ici d'un vulgaire emprunt, jeté à la figure, mais bien d'un mot qui nous vient par lente décantation, percolation -,

nous est arrivé sur le tard, au milieu du XVème, et ne signifiait pas vraiment, à l'époque, faire, agir”, mais plutôt ... produire.


bon, d'accord, c'est surprenant, mais n'en faites pas trop, non plus

Et encore, dans un sens restreint, dans un contexte chrétien, où l'on dotait l'acte
(les abruti-e-s d'aujourd'hui parleraient de l'agir)
d'une valeur philosophique.

Un exemple ? Fastoche.


("évidemment", pour les monoglottes et/ou anglophobes)


Il suffit d'ouvrir la page 12 du Dialogue d'entre le Maheustre et le Manant, écrit de la plume (au sens propre) de François Morin, sieur de Cromé, à la fin du XVIème, pour y lire :
(...) il n'y a que Dieu de ſa puiſſance abſoluë & extraordinaire qui puiſſe agir telle conuerſion d'vne âme ſi inueteree en ſon erreur (...)
lien vers Gallica




Vous l'avez deviné !

Après avoir parlé d'agir, nous passons maintenant à ... agiter.

Agiter est à nouveau un emprunt, cette fois du XIIIème, au latin agitare.
Agiter / agitare ?? Je sais, c'est vraiment surprenant.

Agitō, agitāre était tout simplement le fréquentatif (et intensif) de... agō, -ere.
Nous pourrions d'ailleurs le décomposer en agō +‎ -(i)tō, suffixe qui avait la propriété de former, à partir de verbes existants, des ... fréquentatifs, ce qui tombe finalement très bien.
Hiro-itō

Agiter, étymologiquement, pourrait donc s'entendre comme agir beaucoup et souvent”.





D'agiter, il n'y a qu'un pas vers ... cogiter.


Cogiter.

Si agiter s'employait (à l'origine, en alchimie) au sens de remuer fortement des liquides, son composé cogiter correspondra à remuer... des pensées.


sur ce plan-là non plus, nous ne naissons pas égaux


Notre cogiter est un emprunt de la moitié du XVème au latin cōgitārepenser, méditer”, composé de con- (cum), avec” et de agitāre.

Cōgitāre, au sens propre, signifiait “agiter ensemble des pensées.



En alchimie ?

Tiens tiens...




S'il est bien un mot courant, jusqu'à en devenir commun, en alchimie, c'est... coaguler.


Coaguler ?
Transformer (une substance organique liquide) en une masse solide de consistance plus ou moins molle. 
© 2017 Dictionnaires Le Robert - Le Grand Robert de la langue française

C'est votre dernier mot, Frédéric ?
Oui, Jean-Pierre, ce sera mon dernier mot pour aujourd'hui.

Le français coaguler est une nouvelle fois un emprunt.
Savant, peut-être, et très ancien, d'avant 1300, mais quand même. 

Un lamentable emprunt.

En l'occurrence au latin coāgulō, coāgulāre, qui s'employait, en parlant du lait, au sens de “figer en masse plus ou moins solide”.




La construction du latin coāgulō est assez complexe, vous allez le voir...

Le composé coāgulō est créé sur le substantif coāgulum,“lien, lait caillé, épaississement...” suivi du suffixe -ō, qui
- à l'inverse de -ēs, applicable à un verbe pour former un substantif -
s'appliquait à un substantif pour en faire un... verbe.

Coāgulum était quant à lui créé sur le verbe cogo, au sens (notamment) de “rassembler, collecter...”.

Mais à l'origine, ce cogo n'était que la composition de co- (cum-, con- : avec) +‎ ... agō.

Eh !


pourquoi faire simple...


Je dois en convenir, jusqu'à présent, nous n'avons pratiquement vu que des emprunts au latin, et non de beaux mots proprement issus de agō. 

Le seul (!) à nous mettre sous la dent, c'est agir.

Qu'à cela ne tienne !

Car à côté de l'emprunt savant et technique coaguler, il y avait le brave vieux français 



quailler, coaillier, issu du bas latin *coaglāre / *quaglāre, dérivé de coāgulō, coāgulāre, et qui donnera notre... cailler.


Aaaaah


Terminons en beauté, avec quelques mots d'autres langues romanes issus
- j'insiste -
du latin coāgulō, coāgulāre, et par là-même beaux cognats de notre cailler :
  • l'aroumain cljag (n'essayez même pas : comme le gallois, l'aroumain ne se prononce pas),
  • l'asturien cuayu,
  • l'occitan calh,
  • le romanche quagl,
  • le sarde callu, cazu, cracu, cragu, giagu,
  • le sassarais (d'origine toscane, parlé en Sardaigne) ciaggu,
  • le sicilien quagghiu, quagliu,
et enfin...
  • le vénitien cajo, caio, cagio, conajo.






Á toutes et tous, un excellent dimanche, une belle semaine !





Frédéric






******************************************
Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
******************************************

Et pour nous quitter,


mais tout en restant dans les accents méditerranéens,

je vous propose du Claudio Monteverdi,

avec une interprétation enjouée de...

Zefiro Torna E Di Soavi Accenti, SV 251




******************************************


Vous voulez être sûrs (sûrs, mais vraiment sûrs) de lire chaque article du dimanche indo-européen dès sa parution ? Hein, Hein ? Vous pouvez par exemple...
  • vous abonner par mail, en cliquant ici, en tapant votre adresse email et en cliquant sur “souscrire”. ET EN CONFIRMANT le lien qui vous arrivera par mail dans les 5 secs, et vraisemblablement parmi vos SPAMS (“indésirables”), ou
  • liker la page Facebook du dimanche indo-européen: https://www.facebook.com/indoeuropeen/


******************************************

article suivant : et... action !

dimanche 16 février 2020

un exemple de gérondif ? "En digérant".


article précédent : gwlad heb iaith, gwlad heb genedl




Rollanz ad mis l’olifant à sa buche,
Empeint le ben, par grant vertut le sunet.
Halt sunt li pui e la voiz est mult lunge :
Granz .xxx. liwes l’oïrent il respundre.
Carles l’oït e ses cumpaignes tutes ;
Ço dit li Reis : « Bataille funt nostre hume. »
E Guenelun li respundit encuntre :
« S’altre le desist, ja semblast grant mençunge. »

Roland a mis l’olifant à ses lèvres ;
Il l’embouche bien et le sonne d’une puissante haleine ;
Les puys sont hauts, et le son va bien loin.
On en entendit l’écho à trente lieues.
Charles et toute l’armée l’ont entendu,
Et le Roi dit : « Nos hommes ont bataille. »
Mais Ganelon lui répondit :
« Si c’était un autre qui le dît, on le traiterait de menteur. »


La chanson de Roland,
laisse 134,
Traduction de Léon Gautier (Édition critique,  1872)


Roland se mourant à Roncevaux











Bonjour à toutes et tous ! 



Indigeste !





Vous êtes-vous déjà demandé d'où provenait ce mot ?





Moi non plus, jusqu'il y a peu...
une indigestion de dérivés

Il s'agit d'un emprunt du début du XIVème au latin indigestus.
Ce qu'il signifiait alors, c'était tout simplemenmal digéré.




Ce n'est qu'à partir du XVIème que notre indigeste prendra le sens que nous lui connaissons toujours : “difficile à digérer”.


Indigeste ? Voyons, voyons... 

Oui, en voilà la parfaite illustration : l'appel à la censure par deux groupuscules étudiants, à l'occasion de la tenue d'un débat sur ... la liberté d'expression.

"Pas de réacs sur notre campus": des étudiants militants s'élèvent contre la venue de Charlie Hebdo à l'ULB


Et non, je vous jure, ce n'est pas un gag. Admirez au demeurant

(au demeurant / demeuré-e-s : tout se tient),

l'inclusivité dont est truffé ce torchon.

Rassurez-vous, l'histoire finit bien, et l'ULB a finalement bien organisé ce débat.

Ceci me permet de rendre un double hommage : à l'acuité du message des Monty Python, hélas toujours plus d'actualité, et au formidable, charmant, intelligent, drôle ... 
Terry Jones, 

brillant médiéviste, qui vient de nous quitter, et à qui nous devons une grande part du non-sense érudit dont faisaient preuve les Monty Python (qui seraient aujourd'hui, en toute vraisemblance, qualifiés de réactionnaires par certain-e-s...)



Terry Jones, donnant la parole à quelqu'un du public, après le spectacle
Londres, 2014


S'il nous faut nous intéresser à indigeste, vous conviendrez que nous devons avant tout étudier son antonyme, j'ai nommé... ... .... oui ? .... bravooo ! : digeste.


les cinquante livres du très mal nommé
Digeste de Justinien Ier
("digeste" à prendre ici au sens de
compte-rendu, compendio...)

Digeste, emprunté, lui aussi, au latin, mais un siècle plus tôt, au début du XIIIème siècle.

Vous l'aurez deviné, c'est du participe passé digestus qu'il provient, et le mot a pendant longtemps signifié “qui a été digéré”.

Ce n'est que très tardivement
- fin du XIXème ! -,
qu'il a reçu son sens moderne, de “facile à digérer”, précisément sous l'influence du nouveau sens qu'avait revêtu indigeste ; tout se tient.
Merci, Alain Rey !

Mais... 


continuons à creuser,

et arrêtons-nous donc sur le latin digestus


Digestus est le participe passé du verbe ... dīgerō.

Jusque là..., me direz-vous.




- Et dīgerō voulait dire “digérer”, évidemment !
- Eh bien... non. 
Enfin, oui, mais de loin, de très loin. 
Par extension d'une de ses nombreuses acceptions, utilisée dans le vocabulaire médical, celle de dissoudre, fondre.

Car voilà, le latin dīgerō pouvait notamment signifier...
  • diviser, séparer, déporter, 
mais aussi...
  • distribuer, répartir,
  • ordonner, mettre en ordre, arranger, classer,
ou même

  • affaiblir (le corps), remuer, agiter le corps.


- maisje ?

Ouaip.

Bon.
Examinons plus avant ce dīgerō.




Vous l'aurez compris, il s'agit d'un composé : dī-gerō.

Ou plus exactement,


dis- +‎ gerō, -ēre.


Commençons par dis- ?

Oh, ce préfixe dis- provient d'une racine proto-indo-européenne dont nous avons déjà abondamment parlé : 


*dwo-, pour deux.

*dwo- pour deux ?

Mais c'est presque... Tea for two !


le velouté trémolo de sa voix, OH !



Et le latin dis- est issu précisément d'une forme adverbiale de la racine *dwo- 

*dwis-

que l'on pourrait traduire, par exemple, par deux fois.


Je vous invite à lire ou à relire ce très bel article qui racontait tout ça :
diplomatiquement, je doute qu'un diplodocus ne mange que des biscuits, même à la brouette
Oui, je le dis comme je le pense, c'est un très bel article ! 
Comme vous le savez déjà si vous me lisez depuis un certain temps, j'ai une mémoire épouvantable. Et quand je relis un de mes vieux articles, je n'en reviens pas, de tout ce que j'apprends. Ouais, j'en suis là. Mais ainsi, au moins, je peux apprécier mes articles avec un réel détachement.

Et donc, la particule latine dis-, que l'on pourrait comprendre littéralement comme “en deux”, exprimait l'idée de... séparation, de division.




Quant au verbe gerō, gerēre, il signifiait porter, transporter.

Nous comprenons à présent les acceptions de dīgerō comme exprimant toutes, globalement, une même idée, celle de la distribution/répartition de choses (trans-)portées”.

Michiel de Vaan, dans son formidable Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages, sans lequel je me sentirais tout nu, 



nous explique que gerō, -ēre est issu d'un étymon italique *ges-e/o-, issu, lui, par l'intermédiaire de *hǵ-es-“transporter”, forme créée sur le tard
(après la séparation de l'indo-européen commun en plusieurs groupes de langues)
à partir de la racine indo-européenne ...  


*heǵ-e/o-“conduire, diriger”.

Pour rappel, ce sibyllin e/o indique simplement la présence d'une voyelle thématique (qui s'intercale entre le thème et la désinence) alternante : qui pouvait être soit un e, soit un o.


**********

racine proto-indo-européenne *heǵ-e/o-“conduire, diriger

racine post-indo-européenne 
*hǵ-es-“transporter

proto-italique 
*ges-e/o-, “transporter

latin 
gerō, gerēreporter, transporter


**********


Vous l'aurez compris, nous allons, les semaines qui viennent, nous intéresser à cette charmante *heǵ-e/o-“conduire, diriger” !

Mais restons encore un peu auprès de notre latin gerō, -ēreporter, transporter”...

Avec quelques-uns des mots français que nous lui devons...


Gérer, bien sûr !

Emprunté au XVème ou au XVIème à gerō, -ēre, ici au sens de porter sur soi”, d'où se charger... de quelque chose”, d'où accomplir, faire, d'où... administrer.


le vrai gestionnaire (de son image et de sa propre carrière)


Geste :

Réfection (1495) de gest (circa 1213), emprunt au latin gestus, nom d'action formé sur gerō +‎ -tus.


Gestus désignait la façon de se (com-)porter
C'est sous ce sens qu'il sera repris en ancien français, pour désigner par la suite les mouvements du corps.

Sans vraiment nous en rendre compte, héritage de son glorieux ancêtre latin, nous l'employons encore et toujours en tant que nom d'action, comme dans les locutions faire un geste, un beau geste, le geste qui sauve...




Il y a le geste, mais aussi
- grands dieux, soyons inclusifs -
la geste !

Geste, substantif-ve féminin.e emprunté-e en 1080 au latin classique gesta, pluriel neutre substantivé du participe passé de gerō : gestus (à ne pas confondre avec son homonyme, le nom d'action gestus), à entendre ici au sens d'actions (exemplaires), de (hauts) faits, d'exploits.

En latin médiéval, gesta sera utilisé au sens de récit, histoire...

Une fois francisé
(et comme souvent, on a alors lamentablement confondu la terminaison en -a d'un neutre pluriel avec la marque d'un féminin),
le nouveau mot français geste désignera, dans la même veine, les poèmes épiques relatant les exploits d'un héros.

D'ailleurs, l'expression chanson de geste, désignant précisément ce type de poèmes, est attestée aux alentours de 1170.




Amusant : 

Nous ne le savons plus, mais dans la locution les faits et gestes (de quelqu'un), c'est bien ce geste-, le geste féminin que nous employons, au sens d'actions... 





Gestation !

Mais oui ! Si nous partons du principe que gerō, -ēre signifiait au sens large porter”, le lien est vite fait.

Le fréquentatif de gerēre était gestāre. 

Créée sur gestāre (ou plus exactement sur son supin), l'action de porter se disait gestātiō.
Et s'employait spécialement dans le sens de... porter en litère, porter un enfant.




Gérondif ?


En français, forme verbale en -ant, généralement précédée de la préposition en et servant à exprimer des compléments circonstanciels de simultanéité, de manière, de moyen, de cause, etc
© 2017 Dictionnaires Le Robert - Le Grand Robert de la langue française


Selon Alain Rey, gérondif est un dérivé savant du latin tardif gerun-dium, -i, ou gerundi (modus), mode de l'action à accomplir”.





Allez,  un dernier dérivé français de gerō, -ēre pour aujourd'hui...


Suggérer !


Eh oui ! On ne fait pas nécessairement le lien entre nos gérer et suggérer. Et pourtant !

Suggérer est un emprunt au latin suggerō, “mettre sous, fournir, porter à la place...”, composé de sub, “sous” et de, de ? Ben oui, gerō, “porter, transporter”.










Amies lectrices, amis lecteurs, 

Je vous souhaite un excellent dimanche, une belle semaine !

Et si nous nous retrouvions dimanche prochain, 
pour la suite de notre étude de *heǵ-e/o-“conduire, diriger” ?
Mmh ?





Frédéric




PS: dans ces articles, les passages de texte en 
bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.


******************************************
Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
******************************************

Et pour nous quitter,


toujours éblouissante,

Khatia Buniatishvili

- le -(i)a final de son prénom est sans discussion aucune marque de féminin -

nous interprète,

avec une intensité réellement palpable,

- mais comment fait-elle ??? -

Liebestraum No. 3 en la bémol majeur, de Franz Liszt, 1850


(Liebestraum, “rêve d'amour”,
Saint-Valentin oblige ; 
nous en parlions ici : Be My Valentine)




******************************************


Vous voulez être sûrs (sûrs, mais vraiment sûrs) de lire chaque article du dimanche indo-européen dès sa parution ? Hein, Hein ? Vous pouvez par exemple...
  • vous abonner par mail, en cliquant ici, en tapant votre adresse email et en cliquant sur “souscrire”. ET EN CONFIRMANT le lien qui vous arrivera par mail dans les 5 secs, et vraisemblablement parmi vos SPAMS (“indésirables”), ou
  • liker la page Facebook du dimanche indo-européen: https://www.facebook.com/indoeuropeen/


******************************************