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« Μαῖα φίλη, μάργην σε θεοὶ θέσαν, οἵ τε δύνανται
ἄφρονα ποιῆσαι καὶ ἐπίφρονά περ μάλ᾽ ἐόντα,
καί τε χαλιφρονέοντα σαοφροσύνης ἐπέβησαν·
οἵ σέ περ ἔβλαψαν· πρὶν δὲ φρένας αἰσίμη ἦσθα.
Τίπτε με λωβεύεις πολυπενθέα θυμὸν ἔχουσαν
ταῦτα παρὲξ ἐρέουσα καὶ ἐξ ὕπνου μ᾽ ἀνεγείρεις
ἡδέος, ὅς μ᾽ ἐπέδησε φίλα βλέφαρ᾽ ἀμφικαλύψας;
οὐ γάρ πω τοιόνδε κατέδραθον, ἐξ οὗ Ὀδυσσεὺς
ᾤχετ᾽ ἐποψόμενος Κακοΐλιον οὐκ ὀνομαστήν.
Ἀλλ᾽ ἄγε νῦν κατάβηθι καὶ ἂψ ἔρχευ μέγαρόνδε.
Εἰ γάρ τίς μ᾽ ἄλλη γε γυναικῶν, αἵ μοι ἔασι,
ταῦτ᾽ ἐλθοῦσ᾽ ἤγγειλε καὶ ἐξ ὕπνου ἀνέγειρεν,
τῷ κε τάχα στυγερῶς μιν ἐγὼν ἀπέπεμψα νέεσθαι
αὖτις ἔσω μέγαρον· σὲ δὲ τοῦτό γε γῆρας ὀνήσει. »
«Ma chère nourrice, lui dit-elle, les dieux t'ont ravi la raison : ils peuvent souvent du plus sage faire un insensé, et d'un insensé faire un sage. Sans doute ce sont eux qui t'ont frappée de folie, toi qui, jusqu'à présent, me paraissais être remplie de sagesse et de prudence. Pourquoi viens-tu me tromper dans mon affliction en m'annonçant une fausse nouvelle ? Pourquoi viens-tu m'arracher au doux sommeil qui avait enchaîné mes sens et fermé mes paupières ? Je ne m'étais pas encore endormie si profondément depuis qu'Ulysse était parti pour cette funeste ville de Troie dont on ne prononce jamais le nom sans gémir. Euryclée, descends maintenant et retourne à la salle des festins. Si toute autre de mes femmes était venue m'annoncer cette fausse nouvelle et m'arracher au sommeil, je l'aurais renvoyée avec outrage ; mais toi, nourrice, ton grand âge te protège. »
Pénélope à Euryclée,
L'Odyssée, Livre XXIII,
chants 11 à 24
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Ulysse reconnu par Euryclée, 1849 Gustave Boulanger, (pour moi, quand même plus pompier que boulanger) |
Bonjour à toutes et tous !
En ce dimanche 24 janvier 2021, nous nous réjouissons déjà des nouveaux mots que nous ne manquerons pas découvrir, dérivés de la délicate racine indo-européenne
- Ludwiiiiiig !, pour la nième fois ! - Aber... Was ?, 20 décembre 2020
Et aussi que ce *hlūda- est à l'origine de l'anglais loud, “bruyant, sonore”, ou encore du néerlandais luid, de même sens.
Nous avons ensuite appris que par *ḱleus-, une forme allongée de notre *ḱleu-, “entendre”, nous arrivaient notamment l'allemand lauschen et l'anglais listen, “écouter”.
The Audience is Listening, 27 décembre 2020
Nous avons découvert, également, que (notamment) le vieux norois hljóð, “écoute, son, silence”, l'allemand littéraire Leumund, “réputation...”, ou l'islandais hler, “écoute, écoute aux portes”, en provenaient.
l'inspecteur Clouseau écoutait aux portes, 3 janvier 2021
Nous savons encore, depuis le 10 janvier 2021, que de notre *ḱleu-, “entendre”, descendent l'islandais hlýr, “joue”, “avant d'un navire”, “joue d'une hache”, ou même l'anglais (obsolète) leer, “joue, visage, complexion...”.
Au nombre des dérivés latins, cette fois, de *ḱleu-, “entendre”, nous avons clueō, “on m'appelle” et inclitus / inclutus, “illustre, fameux”, ce dernier emprunté...
- en italien, avec inclito,
- en portugais, avec ínclito,
et enfin
- en espagnol, avec ínclito.
Otros la cantarán con más fortuna..., 17 janvier 2021
🜛🜛🜛
Et si, mes amis, en ce dimanche 24 janvier 2021, nous nous intéressions aux dérivés de notre invraisemblable *ḱleu-, “entendre”, en... grec ancien ?
Hein ?
Hein ?
Le grand,
et regretté aussi,
Robert Beekes, dont le dictionnaire d'étymologie du grec ancien Etymological Dictionary of Greek
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ici avec son bébé dans les bras |
Robert Beekes, donc, nous propose déjà le verbe (poétique) κλύω, klúō, “entendre”, mais aussi, par extension du sens, “comprendre”, voire “obéir” (par l'idée d'écouter), et
(forcément aussi ; vous qui connaissez la racine *ḱleu-, vous n'en serez pas trop surpris, ni déçus)
“avoir une réputation (bonne ou mauvaise)”.
Beekes, toujours brillant dans ses démonstrations, nous explique que κλύω, klúō, forme du présent, est en réalité une innovation construite sur le radical thématique aoristique ἔκλῠον, ékluon.
En soi, me direz-vous, l'ignorance du rapprochement entre κλύω, klúō et le radical thématique aoristique ἔκλῠον, ékluon ne va pas empêcher grand monde d'aller au coiffeur en vélo avant le couvre-feu de 18h00. (cfr et les masques anti-COVID, ils n'ont pas de protège-joues ? Non mais allô, quoi ?)
J'en conviens volontiers, mais ce qui rend l'aoriste ἔκλῠον, ékluon, remarquable, c'est qu'il correspond, par sa construction, à l'aoriste... sanskrit (!) śruvam de radical श्रु, śru, “entendre”.
Encore une fois, ce n'est pas tant la proximité du lexique d'une langue avec une autre qui permet d'affirmer que ces deux langues sont liées,et surtout descendent d'un lointain ancêtre commun, si vous voyez ce que je veux dire...,mais plutôt une série de similarités dans la construction de leurs lexiques respectifs.
Et Beekes de poursuivre avec la forme indo-européenne *ḱlu-to-, celle-là même
- nous l'avons vu -
qui est à l'origine du latin in-clutus, “fameux, renommé”.
Car cette même formation se retrouve dans le sanskrit श्रुत, śruta, “entendu”, ou dans
- ben oui, nous y voilà (Beekes aussi est quelque peu prévisible) -
le grec ancien... κλῠτός, klutós, “renommé, glorieux...”.
CQFD
Et je peux déjà vous le dire, *ḱlu-to, dans nos pérégrinations, nous n'avons pas fini de tomber dessus...
Homère utilise une bien jolie épithète pour qualifier certains de ses héros, qui se traduirait littéralement par “renommé à la lance” : δουρικλειτός, dourikleitós, construit sur δόρυ, dóru, “lance”, et κλῠτός, klutós, “renommé...”.
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racine proto-indo-européenne *ḱleu-, “entendre”
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timbre zéro *ḱlu-
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forme *ḱlu-to-
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grec ancien κλῠτός, klutós, “renommé, glorieux...”,
sanskrit श्रुत, śruta, “entendu”,
latin inclitus / inclutus, “illustre, fameux”
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Enfin, citons encore, issu de notre décidément impressionnante *ḱleu- par une forme indo-européenne substantivée *ḱleu-os, “renommée, gloire...”,
- le substantif grec ancien κλέος, kléos, “rumeur, renommée, réputation...”.
Pour être un chouia plus précis, *ḱleu-os, “renommée, gloire...” a donné l'étymon proto-hellénique (reconstruit, non attesté) *kléwos-, à l'origine...
- du grec κλέος, kléos, “rumeur, renommée, réputation...” (j'espère ne pas vous l'apprendre),
mais aussi
- du phocidien (dialecte proto-grec du groupe occidental) κλέϝος, kléwos,
ou (soyons fous)
- du mycénien 𐀐𐀩𐀺, ke-re-wo (/kléwos/).
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racine proto-indo-européenne *ḱleu-, “entendre”
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forme substantivée *ḱleu-os, “renommée, gloire...”
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étymon proto-hellénique *kléwos-
⇓
grec ancien κλέος, kléos, “rumeur, renommée, réputation...”,
phocidien κλέϝος, kléwos,
mycénien 𐀐𐀩𐀺, ke-re-wo (/kléwos/)
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Parmi les dérivés de κλέος, kléos, “rumeur, renommée, réputation...”, citons...
- Ἀντίκλεια, Antíkleia. Mais oui, Anticlée, la mère d'Ulysse, composé de ἀντῐ-, anti-, “sans” et de κλέος, désignant donc celle sans réputation...
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La pauvre Anticlée, morte de chagrin du départ d'Ulysse, apparaît à ce dernier, dans les Enfers |
et puis, son (quasi-)antonyme étymologique,
- Εὐρῠ́κλειᾰ, Eurúkleia, francisé en Euryclée, le nom de la nourrice de ce même Ulysse !
Composé de εὐρῠ́ς, eurús, “large...” et de κλέος, kléos, pour donner “celle dont la réputation est répandue”.
Pfff... Et dire qu'aux États-Unis, quelques abrutis censurent l'Odyssée, et oblitèrent ainsi la somme de connaissances qui s'y cachent. C'est vraiment à pleurer.
N'oublions pas non plus Κλειώ, Kleiṓ, “Clio”, de κλέω, kleô, “célébrer, chanter...”, le nom de la Muse de l'Histoire. L'Histoire qui apporte la renommée...
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La Muse Clio, Charles-Antoine Coypel |
Pour tout vous dire, κλέος, kléos apparaît comme second terme dans une ch*ée de très nombreux composés, sous la forme -κλῆς, -klês, comme, par exemple, dans...
- Δημοκλῆς, Dēmoklês, francisé en Démoclès ou plus souvent Damoclès, où δῆμος, dêmos signifie “peuple”, d'où “Gloire du peuple”,
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l'enfance de Damoclès |
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les toilettes de Damoclès |
dans
- Ἐμπεδοκλῆς, Empedoklês, francisé en Empédocle, où ἔμπεδος, émpedos, signifie “ferme, résolu...”, et dont la traduction pourrait être quelque chose comme “dont la gloire est durable”,
- Ἡρακλέης, Hērakléēs, construit sur Ἥρᾱ, Hêra, “Héra” et donnant “Gloire d'Héra”
( oui, oui, c'est l'Héraclès qui correspond à l'Hercule de la mythologie romaine),
dans
- Σοφοκλῆς, Sophoklês, “Sophocle”, où σοφός, sophós signifie “sage...”,
dans
- Πατροκλῆς, Patroklễs, “Patrocle” - celui de l'Iliade - , où πατρός, patros est le génitif de πατήρ, patếr, “père”: “Gloire du père”,
et dans son pendant féminin, de même sens...
Devinez !
...
...
Mais allez, OH !, jouez le jeu !
...
...
vous la connaissez tous !!!!
...
...
Et vous allez vous en vouloir, en plus, de ne pas avoir trouvé ; ce n'est pas de la blague...
...
...
Κλεοπάτρα, Kleopátra, “Cléopâtre” !
Ce surprenant père, le voici : Ptolémée XII Aulète
(Aulète, pour le joueur d'aulos, du grec ancien αὐλητής, auletes, “joueur d’aulos”, l'aulos étant un instrument à vent à hanche battante - comme tous les bois, hein, mais on va encore me traiter de non-vulgarisateur),
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si ça, c'est pas une hanche battante... |
Aulète, ou carrément Néos Dionysos. Oui, oui, le Nouveau Dionysos.
Ah là là, sacré Ptolémée XII ! On ne le changera plus.
Enfin... si, par décret de la cancel culture, bien sûr, ce nouveau révisionnisme, promulgué par ces mêmes allumés qui veulent censurer l'Odyssée, ou qui s'en prennent à Beethoven - et spécifiquement à sa 5ème symphonie -, estimant que la 5ème - je cite - a engendré un basculement élitiste de la musique classique. En précisant - je cite toujours - que par sa complexité, cette musique a été érigée comme symbole de l'homme blanc hétérosexuel. J'arrête ici, sinon je vais encore m'énerver.
Et donc, OUI, même si l'ignorance des liens étroits entre
- les anglais loud et listen,
- les allemands lauschen, “écouter” et Leumund, “réputation...”,
- l'islandais hler, “écoute, écoute aux portes”,
- l'espagnol ínclito, “illustre...”, et
- nos Anticlée, Euryclée, Damoclès, Empédocle, Héraclès et Cléopâtre
ne va pas empêcher grand monde d'aller au coiffeur en vélo avant le couvre-feu de 18h00,
pour les esprits ouverts, les amoureux des mots, ceux qui aiment se cultiver et ont conscience de l'importance primordiale de la culture, et de ce patrimoine si précieux que nous ont légué nos ancêtres, ça décoiffe !
(coiffeur - décoiffe, c'est bon pour tout le monde, c'est suffisamment vulgarisé ?)
Et donc, merci à qui ?
Mais oui !! À l'indo-européen !
Amis, nous en resterons là pour ce dimanche.
Et dimanche prochain, j'vous dis pas, nous allons encore découvrir d'autres dérivés insoupçonnés de notre douce *ḱleu-, “entendre”.
D'ici là, protégez-vous, prenez soin de vous et de vos proches,
Portez-vous bien.
Frédéric
(Brexiteers, s'abstenir)
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter en beauté...
une SUPERBE version de
Auld Lang Syne,
par
The Choral Scholars of University College, Dublin
Une découverte, pour moi...
C'est le type d'interprétation apte à me donner les larmes aux yeux.
Prêtez attention à ces ornements typiquement de là-bas, ces exquises - et douces - fioritures, comme sur le /be/ de be forgot...
Et admirez, entre autres choses, la magnifique prononciation de Syne,
loin du ridicule /zyne/ américain.
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