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dimanche 24 avril 2022

Mes Clygés par amors conduit

                





Mes Clygés par amors conduit
Vers li ses ialz covertemant
Et ramainne si sagemant
Que a l'aler ne au venir
Ne l'an puet an por fol tenir


Extrait de Cligès,
le deuxième roman courtois, en vers octosyllabiques, de 
Chrétien de Troyes, circa 1176
 








Chers lecteurs, bonjour.


Nous allons aujourd’hui entamer l’étude d’une nouvelle racine indo-européenne.

Cette petiote, nous pouvons encore la débusquer derrière des mots latins, germaniques, celtiques, albanais, iraniens et même... hittites.

Et,
je vous l’avoue,
je pensais en avoir déjà parlé un jour, tant ses dérivés latins, et par là, français, vous sautent aux yeux. Nous les connaissons tous, je vous l’assure.

Même si... l’étymologie que l’on en donne généralement n’est pas parfaitement en adéquation avec le sens reconstruit de la racine. Mais nous allons découvrir tout cela.


La racine que nous allons étudier, je vous la donne tout de go : 

*deuk-.


Quant à son sens premier : « tirer ; pousser ».
Oui ! Elle signifie tout autant tirer que pousser. C'est comme ça ; 'faudra vous y faire.
Et dans un sens secondaire, dérivé de celui de tirer : « mener ». 
Comprenez mener quelqu'un... en le tirant derrière soi.

Retenez cette sémantique surprenante, car, vous le verrez, les dérivés de cette racine prendront l'un ou l'autre de ses sens...
Euh, je ne veux pas être méchant, mais c'est PARCE QUE ses dérivés véhiculent l'un ou l'autre de ces sens que l'on a pu précisément les attribuer à la racine originale.

Cette jolie *deuk-« tirer ; pousser ; mener », nous a donné le latin... dūcō (sans n final), « mener, guider, conduire », mais aussi
- eh oui -
« tirer , pousser ».


Faut-il vraiment citer les dérivés français que ce latin dūcō, dūcere, a... produits ?
Mais oui, oh ! 


Conduire, par exemple.



Ce qui est cependant surprenant, c'est que s'il existait bien un composé latin condūcere, il signifiait plutôt, et en toute logique (cum+ dūcere), « mener avec, rassembler ».
RIEN à voir, donc, avec « conduire ».

Le verbe ancien français issu du latin dūcere, c'était duire.
Et il fut évincé par conduire, d'abord attesté sous une forme conjuguée à la troisième personne du pluriel de l'indicatif, conducent, vers 980. 
(Ce qui m'épouvante, personnellement, c'est que ce conducent invisibilisait les femmes et les non-binaires, et que tout le monde s'en f**tait. Mais quelle horrible époque.)
Et le sens de ce conduire ancien français évoluera gentiment, selon le contexte : « accompagner », « pousser quelqu'un à certains actes »...

Il est attesté vers 1175 à la voix passive, au sens d'« être mené » : par amors conduit, dans Cligès, de Chrétien de Troyes.

Et la spécialisation du mot pour « diriger un véhicule» n'est, elle, attestée qu'en 1690, au sens de « conduire un attelage ».



Ce n'est au XIXème que l'emploi absolu du verbe se répandra.



À côté de conduire, nous pouvons citer... induire.

Lui aussi, mérite que l'on s'y arrête.
Car induire n'est que la réfection (le retour à l'étymon latin) de l'ancien français... enduire, issu du latin indūcere, « conduire dans, vers ».

L'ancien français enduire prit le sens de « conduire, inciter », et de là, celui d'« amener à l'esprit ».
De son sens premier trop tôt disparu, nous reste encore la locution « induire quelqu'un en erreur »



Déduire ?

Déduire n'est qu'un emprunt au composé latin dedūcerefrancisé en reprenant le modèle de conduire.
Le sens propre du latin dēdūcere, c'était « emmener (au loin...) ». D'où, au figuré, « retrancher, soustraire ».
D'ailleurs, en un premier temps, le mot, employé pronominalement (se déduire), signifiait bien « s'éloigner ».
Ce n'est qu'au XIVème qu'il reprit le sens abstrait du latin de « retrancher une somme ».


Pour ce qui est de son sens de...
conclure rigoureusement en partant de propositions prises pour prémisses (©Le Grand Robert de la langue française),
il découle de l'emprunt savant déduction, créé sur le latin deductio, lui-même formé sur le supin de dedūcere : deductum.

Dans l'usage scolastique du Moyen-Âge (vers 1300, par là), il désignera (merci, Alain Rey)
un raisonnement par lequel on fait sortir d'une supposition admise comme une vérité la conséquence logique qu'elle contient implicitement.

 





Séduire ?

Le latin connaissait sēdūcere, litt. « tirer à l'écart », « emmener à part »..., le pronom réfléchi se marquant la séparation, la privation (« tirer à soi »).
Oh, oui, je sais, « tirer à l'écart », alors que maintenant, il faut d'abord séduire avant de tirer à l'écart. Ce ne sont pas des réflexions pareilles qui vous honorent, vous savez.
Sēdūcere a donné l'ancien français suduire, attesté vers 1120, puis soduire, souduire.

Notre séduire n'en est qu'une réfection ultérieure, datant du XVème.
Quant à son sens plus... coquin, nous le devons... au latin ecclésiastique !, où il s'employait pour « corrompre, séduire ».


Zeus séduisant qui ici ?
Ah oui, Callisto, non ?




Traduire ?

Mais oui !
Traduire, cependant, n'est qu'un emprunt, la francisation du composé latin... trādūcere,
« conduire au-delà, faire passer, traverser... », d'où « faire passer... d'une langue dans une autre ».

Notons cependant que le verbe s'emploiera d'abord dans l'expression traduire en cause et en procès, pour « porter devant la justice ».

Pour donner, en 1734, traduire quelqu'un en justice.

jolie traduction



Autre emprunt au latin, le verbe... éduquer.

Lui, reprend le latin classique ēducāre, « mener, tirer», mais aussi « élever», d'où « instruire ».
Figurez-vous qu'il est relativement récent, restant rare avant le XVIIIème, et qu'il s'est substitué au verbe... nourrir !
Mais oui, nourrir, au sens d'« alimenter (un enfant) » signifiait également... l'élever.



Citons encore duc, emprunt (oui, encore un emprunt) au latin dux, ducis, dérivé, évidemment de dūcō, dūcere, « mener... », qui désignait en toute logique le conducteur, le guide.

Au haut Moyen-Âge, le duc est le chef d'une armée, d'une tribu.

Il deviendra, au XIIIème, celui qui a la seigneurie d'un... duché, relevant directement du roi (ou de l'empereur, ne soyons pas chiche).


Après qu'il eut fallu tragiquement abandonner les institutions féodales pour en arriver à donner le pouvoir
- pardonnez-moi -
au peuple,
le mot (duc, on suit) a désigné - et continue de le faire -, dans la hiérarchie nobiliaire, celui qui porte le titre le plus élevé après celui de prince.
Ce n'est pas rien.



Ce que vous ne savez peut-être pas, c'est que l'équivalent de duc en dialecte vénitien, c'est... doge, le magistrat suprême de la République de Venise (au XIIIème).




Et peut-être n'avez-vous jamais fait le rapprochement entre duc et... ducat.
Le ducat, c'est littéralement la monnaie ducale, frappée à l'effigie d'un, d'un... allez, un petit effort, d'un... duc ! Ouiii, vous voyez, quand vous voulez ?






Allez, encore deux mots, qui ne sont pas, à proprement parler, français, mais que nous employons dans notre belle langue…

Duce, emprunt de 1922 à l'italien duce, « guide, chef », spécialement « dictateur »,



et enfin, autre emprunt à l'italien (de 1770, cette fois), condottiere, pour « chef de mercenaires », le condottiere étant littéralement le « conducteur ».

un condottiere




Et enfin, en guise de viatique, un mot que jamais vous n'avez associé à duc, ou conduire...
Vous allez le trouver ?

Je vous donne quelques indices :

  • Nous l'avons emprunté à l'italien vers 1580.

  • Montaigne le cite dans son Journal de voyage, précisément en 1580, mais sous sa forme italienne.

  • Ce substantif est à l'origine le déverbal d'un verbe (forcément) signifiant « couler en jet ».


Ça y est ? Ouiiiii !

Douche, qui nous vient de l'italien doccia, déverbal de docciare.
Docciare descend du latin dūcere, et fait référence à la... conduite d'eau.

rideau de douche italienne





Amis lecteurs,

Je vous souhaite un excellent dimanche, et une très belle semaine. 

Portez-vous bien.




Frédéric



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(Mais de toute façon,
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Et pour nous quitter,

un chant irlandais.

Pourquoi ?

Mais, parce que cette interprétation est splendide,
tout simplement.

Voici

Dónal na Gréine,

(Daniel du Soleil)

par l'ensemble Port Celtic Songs



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article suivant : C'est Chantraine, Beekes et Benveniste qui entrent dans un bar.

dimanche 17 avril 2022

𐌹𐌽𐌼𐌰𐌹𐌳𐌾𐌰𐌽, une fois.

               

article précédent : Ite missa est




Imagine there's no countries, it isn't hard to do
Nothing to kill or die for, and no religion too
Imagine all the people living life in peace...


John Lennon, 
Imagine, 1971 




Amis lecteurs, 


Ces deux derniers dimanches, nous avons passé en revue quelques beaux dérivés français de la racine indo-européenne...

*m(e)ith2-, « échanger, ôter...»,

mots que nous avait légués le latin mittō, mittere, « laisser aller, laisser partir, lâcher ;  envoyer, lancer», comme...
  • mets,
  • mise, 
  • missive, 
  • message,
  • missi dominici,
  • missile,
  • mission,
  • messe,
et
  • missel.
Allez, on lit ou relit This was their finest hour et Ite missa est, et plus vite que ça.



Nous en terminerons aujourd'hui avec cette belle racine, qui n'a pas été plus prolifique que ça.

Il nous reste quand même à en énumérer les quelques dérivés qui nous en restent.

Avant tout, elle est encore présente dans au moins une autre langue du groupe italique, le sud-picène, avec metims« monument, mémorial...». Le sens de ce metims, et surtout son lien sémantique avec notre racine m'échappe un peu ; je  suppose que ce monument est à entendre comme une offrande ? Si tant est que la sémantique de ce cognat sud-picène du latin archaïque mitāt ait suivi la même progression...
(Mais oui, OH !, on relit This was their finest hour.)

Et puis, surprise !
Cette petite racine, si elle n'apparaît plus dans la majorité des langues indo-européennes, se retrouve, en dehors des langues italiques... en germanique
ce qui n'a rien de particulièrement surprenant, d'accord,
mais aussi en... indo-iranien !


précisément.



Et donc, oui, en dehors de ces trois groupes, le troisième séparé par des milliers de kilomètres des deux premiers, ben, il semble qu'on l'a perdue, qu'on l'a oubliée...

C'est comme ça.





Dans les langues germaniques, citons le verbe gotique... 𐌹𐌽𐌼𐌰𐌹𐌳𐌾𐌰𐌽, inmaidjan« échanger, transformer, changer...».

 (Oui, comme dans
𐌹𐌽𐌼𐌰𐌹𐌳𐌾𐌰𐌽 all the people,
Livin' life in peace
You-ouu)

Il s'agit d'un composé, de...
  • in-« en »,
et de
  • maidjan, dont la définition serait « changer, transformer, corrompre...».
Oui, on n'en sait pas beaucoup plus, car ce mot est un magnifique hapax.

Un mot belge, si vous préférez.
Je m'adresse ici au public français, dont certains représentants peu instruits, un peu lents, ou tout simplement heureux dans leur beaufitude, s'amusent visiblement toujours de ce « une fois » prétendument belge. 
(Seraient-ce les mêmes qui voteront le 24 avril pour cette alliée de Poutine qui veut sortir la France de l'Otan et euphémistiquement revoir sa place dans l'Union Européenne ?)

Hapax, emprunt savant à la locution grecque ancienne ἅπαξ λεγόμενον, hápax legómenon, litt. « dit une fois », hapax, donc, désigne, en linguistique, un mot, ou une forme, dont on ne peut relever qu'un seul exemple à une époque donnée. 

Je peux cependant vous fournir un dérivé de ce gotique 𐌹𐌽𐌼𐌰𐌹𐌳𐌾𐌰𐌽, inmaidjan« échanger, transformer, changer...» : le substantif féminin gotique 𐌹𐌽𐌼𐌰𐌹𐌳𐌴𐌹𐌽𐍃, inmaideins« échange, substitution ».

le site s'appelle Gothic Fashion Exchange.
'ai pas pu résister...



À présent, tournons-nous vers l'Orient, vers l'avestique !

Je vous préviens tout de suite, en avestique, le pro-indo-européen *m(e)ith2-, « échanger, ôter...», va parfois subir, comme en latin, un formidable glissement de sens, mais ici, cet échange original devient carrément... hostile.
 
En vieil avestique, nous pouvons encore apercevoir des traces de notre lointaine *m(e)ith2dans la forme verbale (de la troisième personne du singulier, à l'aoriste) hə̄m.aibī.mōist« il/elle se joint/rejoint » (la notion d'échange peut s'y comprendre, même si aux forceps), ou encore dans cette autre forme verbale mōiθat ̰« il/elle privera » (nous y retrouvons bien la notion d'ôter attribuée à la racine indo-européenne).


Et en sanskrit,
soyons fous,
nous tomberons, par exemple... मेथेते, methete« devenir hostile, se quereller », manifestant un échange disons... tumulteux.


Alors, oui, il se pourrait que la racine *m(e)ith2se retrouve encore dans d'autres groupes linguistiques, mais très honnêtement, vu le peu de consensus sur ce point de la part de la gent linguistique, je préfère ne pas me lancer dans l'aventure, et risquer de vous induire en erreur....




Amis lecteurs,

Je vous souhaite un excellent dimanche, et une très belle semaine. 

Portez-vous bien.




Frédéric



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(Mais de toute façon,
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Et pour nous quitter,

oui, du Bach.


Tiré subtilement de

l’Oratorio de Pâques
(Oster-Oratorium)
BWV 249, 

qui fut donné à Leipzig le dimanche 1er avril 1725,

voici, sous la direction du grand Philippe Herreweghe,
le Collegium Vocale Gent,

avec, en soliste, le magnifique hautboïste Marcel Ponseele
(que l'on dirait tout droit sorti de
The Draughtsman's Contract, de Peter Greenaway, 1982)



voici, donc,
le deuxième mouvement,
le sublime adagio de cet Oratorio de Pâques.
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