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dimanche 26 mars 2023

Les Ménapiens pensaient-ils aux Bretons ?






La plus grande faiblesse de la pensée contemporaine me paraît résider dans la surestimation extravagante du connu par rapport à ce qui reste à connaître.


André Breton


André Breton,
19 février 1896 -  28 septembre 1966.







Chers lecteurs, bonjour.


Nous sommes le 26 mars 2023, et nous entamons aujourd'hui l'étude des dérivés...
- revoyons le tableau chronologique d'apparition des langues indo-européennes -


 l'étude des dérivés... celtiques de notre jolie racine proto-indo-européenne…


*men-, « penser ».

(d'où cette citation sur la pensée en exergue)



Mais oui, cette petite racine incroyablement prolifique a aussi légué quelques beaux mots dans les langues celtiques.

Et c'est sans surprise Ranko Matasović,


armé de son Etymological Dictionary of Proto-Celtic,


qui va nous tracer le chemin.




Matasović relève trois étymons celtiques issus de notre belle *men-, « penser ».

Oui oui, trois !




Commençons par - voyons, voyons... - le premier :

l'étymon proto-celtique... *man-yo-« penser ; se souvenir... ».





Avant d'aller plus loin, dessinons rapidement, pour les petits nouveaux,


la structure et la composition du groupe des langues celtiques.
 
Nous y trouvons les langues celtiques...


continentales :

    • gaulois, celtibère, lépontique, galate…,
 
et puis, les langues celtiques...


insulaires :

    • gaéliques : irlandais, manxois, écossais,
    • brittoniques : breton, cambrien, cornique, gallois.


C'est bon, on peut y aller ?

Ce verbe proto-celtique reconstruit, *man-yo-, a le mérite d'expliquer
  • le vieil irlandais muinithir, -muinethar« penser ». 

vieil Irlandais pensif


Mais - disons-le tout de suite - il ne s'agit pas à proprement parler d'un verbe, mais plutôt d'un composant verbal
Oui, car il n'est pas attesté en tant que tel, mais toujours accompagné de l'un ou l'autre préverbe, pour alors, véritablement, former un verbe.

Les linguistes utilisent, pour bien exprimer la façon dont s'articulent les verbes en vieil irlandais, préverbe + verbe, un symbole typographique qui, à présent, dans un tout autre contexte, exprime tout aussi magnifiquement bien la bêtise, l'activisme borné, l'endoctrinement et l'inculture de ceux qui l'emploient : le point médian

taré·e·x, va.



Attention ! Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit : ce · n'existait pas en vieil irlandais, mais est utilisé par les linguistes actuels pour scinder les formes verbales en préverbe·verbe.

Eh bien, il ne nous reste plus qu'à citer quelques-unes des formes verbales où l'on rencontre ce délicieux vieil irlandais -muinethar, ne pensez-vous pas ?

Mentionnons-donc...
  • ad·muinethar, « se souvenir, se rappeler (quelque chose) », « commémorer... » ;
  • do·muinethar, « penser, supposer... »,
  • do·ruimnethar do, cognat du préfixe latin de-, exprime la séparation, la privation, ou une valeur négative, pour donner « oublier »,
  • fo·muinethar, « tenir compte de, être conscient de, être sur ses gardes vis-a-vis de »,
  • for·aithminedar, « se souvenir »,
ou encore - soyons fous -
  • for·muinethar, où for correspond au latin super, et marque ici l'intensité, pour se traduire par « avoir envie de, désirer... » (« ne plus penser qu'à ça ; n'avoir que ça en tête... »).

Et, à partir de cette dernière forme verbale, rebondissons sur 
  • le gallois mynnu,
  • le moyen breton mennout,
voire carrément
  • le cornique mynnas
qui désignent tous le manque, le souhait, le désir, et qui, selon Matasović, sont probablement issus du même radical.

Ce qui est certain, en revanche, c'est que sont notamment apparentés au moyen breton mennout les bretons...
  • mennad« intention, désir, vœu, projet... », voire « demande... »
  • mennadiñ« ambitionner, avoir pour dessein... »,
ou tout simplement...
  • menn« vouloir, volonté, désidérata... ».
(d'où cette citation d'André Breton en exergue)



Et puisque nous en sommes aux suppositions, sachez enfin que l'ethnonyme gaulois Menapii
- mais ouiiii, je parle bien de ces fameux Ménapiens (ou Ménapes) cités par César dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules -
pourrait provenir de la même source.

Ouaiiiiis.


Personnellement, je ne m'avancerais pas trop par là. Mais bon, allez savoir...




À vous tous, un excellent week-end.
Portez-vous bien.

Frédéric






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Et pour nous quitter…

Muireann Nic Amhlaoibh
 
- je le redis :
une chanteuse qui s'appelle Muireann Nic Amhlaoibh ["Mouirenn Nic allī"]
ne peut pas fondamentalement être mauvaise -

nous interprète de sa voix incomparable,
qui s'enroule ici en douces volutes autour de la mélodie,

Sí Bheag, Sí Mh​ó​r
(Petit tertre aux fées, grand tertre aux fées),

chanson folklorique irlandaise attribuée à
Turlough O'Carolan, compositeur du XVIIème.  
 

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dimanche 19 mars 2023

Les enfants ont la mémoire courte, mais ils ont le souvenir rapide.






Les enfants ont la mémoire courte, mais ils ont le souvenir rapide.

Victor Hugo,
in Nonante-trois

(pour certains, Quatre-vingt-treize, même si pour l'auteur lui-même, il s'agissait de Quatrevingt-treize).







Chers lecteurs, bonjour.


En ce dimanche de la mi-mars 2023, nous terminerons, 
dans cette looongue étude portant sur la descendance de la racine proto-indo-européenne…

*men-, « penser »,

le chapitre consacré à ses dérivés latins.

Plus précisément, nous traiterons encore aujourd'hui de quelques dérivés du latin meminī« se souvenir ; avoir en tête, garder à l'esprit... », verbe que nous avons mis au jour


la semaine dernière.



Le premier de ces dérivés du jour, le voici :
  • commemini.
Oui, vous aurez compris qu'il s'agit tout simplement de notre meminī précédé du préfixe con-, utilisé pour renforcer l'action.

Vous ne serez pas surpris d'apprendre que,
puisque meminī pouvait signifier « se souvenir... »,
commemini signifiait « bien se souvenir (de), bien se rappeler... ». Au point même de pouvoir « mentionner, citer... » ce que l'on a en mémoire.


Et qu'est-ce qu'on lui doit, à commemini ?
C'est encore plus simple : rien.

Rien. 

Oui oui : [               ] (rien).
C'est bien dommage, mais non, je n'ai trouvé aucun dérivé, du moins dans mes langues de prédilection, au latin commemini.


Je vais cependant me rattraper, avec un autre dérivé de meminī, le composé re-minīscor« se rappeler, se remémorerse ressouvenir... ; imaginer par... - ben oui - réminiscence... ».

Très curieusement, nous lui devons... réminiscence !


Jamais vous n'auriez pu l'imaginer. Je sais, je sais.

Ce réminiscence sent l'emprunt savant à plein nez, ne trouvez-vous pas ?



Eh ! Nous l'avons emprunté, au XIIIème, au bas latin reminiscentia« fait de se souvenir ».





Et puis, il y a encore toute une famille de mots qui en descend,

famille de marmots

de notre meminī. 


En toute honnêteté, je me dois de vous préciser que deux théories peuvent expliquer l'étymologie des mots dont je vais ici vous parler ; l'une d'elles,
qui prévalait encore il n'y pas si longtemps,
faisant appel à la racine indo-européenne *(s)mer-« préoccupation, souvenir ». C'est la théorie qu'avançait le grand Pokorny, et qu'Alain Rey reprend toujours.

Mais... beaucoup d'eau a coulé sous les ponts


depuis que Julius Pokorny nous a légué son magnifique Indogermanisches Etymologisches Wörterbuch, en 1959.




Et à présent, on relie plus volontiers cette famille de mots à notre indo-européenne *men-, « penser », via son fameux participe actif statif à redoublement*me-mon-, *me-mn-.

Mais oui, OH ! Allez, on relit - Memento mori, Mickey ! - Mais... Minnie ?.

C'est l'étymologie défendue notamment par Leumann et de Vaan. 

Manu Leumann, 1889–1977,
indo-européaniste suisse



Allons-y ! 

Tout commence avec l'adjectif latin mĕmŏr, -ŏris« qui se souvient, se souvenant de ; qui a bonne mémoire ».

Si certains, donc, font encore descendre mĕmŏr de *(s)mer-, je choisirai pour ma part,
en me fiant à Leumann et de Vaan,
de le faire dériver de notre meminī. 

(Si vous voulez tout savoir, Leumann raccroche mĕmŏr  à *men-, « penser », par une dérivation à partir d'une forme à redoublement *me-mn-os-, qui se développera phonétiquement en *memnor-, pour donner finalement, par analogie, *memor-.)


Et à partir de là, mes amis !

En découlent les latins...
  • commemoro, « commémorer », d'où notre français... commémorer,
  • memorābilis, « mémorable, vraisemblable », d'où notre français... mémorable,
  • rememoror, « se remémorer », d'où notre français...,
  • memoria, « mémoire, souvenance », d'où...,
  • memorandus, qui, au neutre et substantivé, donnera memorandum, d'où...
Et ainsi de suite.




Citons enfin, créé sur le latin memorāre, « rappeler, raconter, mentionner... », le bas latin (non attesté) *memrare, dont seront issus...
  • l'ancien français membrer, « se souvenir »,
  • l'espanol membrar,
  • le portugais lembrar
ou encore
  • l'italien rimembrare, toujours de même sens.

Et en tant que carpette de la langue du maître, je me fais un plaisir de vous préciser que l'anglais to remember, « se souvenir », provient bien, par l'anglo-normand, de notre ancien français membrer, (re-)membrer...

On retrouve d'ailleurs, dans certains dialectes de l'anglais, l'ancienne forme member, pour remember, « se souvenir ».


Les Immémoriaux,

roman de Victor Segalen paru en 1907,

dont Jean Guiart avait dit :

« Un très beau livre, au plan littéraire.
Mais sur celui de la réalité polynésienne,
il est faux de bout en bout,
présentant une société parfaitement imaginaire,
d'une utopie romantique échevelée.
»





À vous tous, un excellent week-end.
Portez-vous bien.

Frédéric






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Et pour nous quitter…

Une superbe version du standard de

Ben E. King,

Stand By Me,

par

Briana,

dont la voix veloutée est
délicieusement mise en valeur par le quatuor à cordes

Stringspace.


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