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dimanche 13 janvier 2019

Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme ! - Ah no! young blade! That was a trifle short!


article précédent : A mon dernier repas




Le vicomte, suffoqué.

Ces grands airs arrogants !
Un hobereau qui… qui… n’a même pas de gants !
Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses !


Cyrano.

Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances.
Je ne m’attife pas ainsi qu’un freluquet,
Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ;
Je ne sortirais pas avec, par négligence,
Un affront pas très bien lavé, la conscience
Jaune encor de sommeil dans le coin de son œil,
Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanaché d’indépendance et de franchise ;
Ce n’est pas une taille avantageuse, c’est
Mon âme que je cambre ainsi qu’en un corset,
Et tout couvert d’exploits qu’en rubans je m’attache,
Retroussant mon esprit ainsi qu’une moustache,
Je fais, en traversant les groupes et les ronds,
Sonner les vérités comme des éperons.


Le vicomte.

Mais, monsieur…


Cyrano.

Je n’ai pas de gants ?… La belle affaire !
Il m’en restait un seul… d’une très vieille paire !
– Lequel m’était d’ailleurs encor fort importun :
Je l’ai laissé dans la figure de quelqu’un.


Le vicomte.

Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule !


Cyrano, ôtant son chapeau et saluant comme si le vicomte venait de se présenter.

Ah ?… Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule
De Bergerac.


Cyrano de Bergerac,
Edmond Rostand


Edmond Rostand,

 Marseille 1er avril 1868
-
Paris 2 décembre 1918

























Bonjour à toutes et tous !








Approchez, regardez ! 

Regardez ces dérivés latins de la racine indo-européenne *(s)ker-, “couper, découper”, ma bonne dame ! 


découper
(source)


- I' sont pas beaux, mes dérivés ? -

Le dernier que je vous montre ici
- oui, Madame, un instant, je suis à vous dans une seconde -,
après le latin cēna, “repas”, c'est
- Allez allez, il est frais, il est frais, mon dérivé ! -
le latin...


curtus !



Eh oui...

Curtus, “tronqué, écourté”, d'où aussi “mutilé, circoncis, imparfait, châtré...”
(n'y voyez évidemment pas la moindre pointe d'ironie visant certaines pratiques religieuses, qui ont surtout en fait une réelle importance médicale)


Le latin curtus descendait de notre charmante indo-européenne *(s)ker-, “couper, découper”, par le pro...
- Allez, on prend son café, et puis on se réveille: pro..., proto...  - OUI... -, proto-it - OUIIIII ?? - proto-italique - YESSS ! - 
... *korto-


Oui, le proto-italique, non attesté, *korto- 


Après Senna, Corto
(source)


Cet étymon proto-italique dérivait, lui
- et pour être un rien plus précis -,
d'une forme indo-européenne que l'on reconstruit en *kr-to-,
bien évidemment dérivée de notre *(s)ker-,
et signifiant plus spécialement “couper dans, amputer”.


Autrement euh... écrit:

racine indo-européenne *(s)ker-, “couper, découper”
forme *kr-to-“couper dans, amputer”
proto-italique *korto- 

latin curtus, “tronqué, écourté...”



Du latin curtus est issu l'ancien français curt (fin du XIème),
qui évoluera en cort (milieu du XIIème).

Cort, qui nous donnera plus tard... l'adjectif (et adverbe) français... court, bien sûr.




Court ?

Qui a peu de longueur d'une extrémité à l'autre (relativement à la taille normale d'une chose, à l'idée qu'on s'en fait, ou par comparaison avec une autre chose).

Ô toi, ©Le Grand Robert de la langue française
Dans le covoiturage courte-distance, le plus dur, c'est de leur faire croire qu'on
les écoute et qu'ils nous font beaucoup rire, et qu'on ne participe pas à la
conversation simplement parce qu'on doit regarder la route 


racine indo-européenne *(s)ker-, “couper, découper”
forme *kr-to-“couper dans, amputer”
proto-italique *korto- 

latin curtus, “tronqué, écourté...”

ancien français curt (fin du XIème)

cort (milieu du XIIème)

moyen français puis français court



Pfff... Bon, je vous épargnerai tous les mots et expressions créés sur court, les “faire court”, “couper court”, “courtaud”, “écourter”, “”raccourcir...


Fernand Ucon






- Et donc, là, tu vas forcément passer au germanique, pour arriver à l'anglais short ! 

C'est TELLEMENT prévisible....









- Oh, mais bonjour, Monsieur Ucon, bon dimanche, et mes meilleurs voeux !

Eh bien, en fait, j'aurais bien aimé pouvoir vous expliquer que court et short sont de lointains cousins.

Et que c'est diingue, mais que merci à qui gnagnagnagnin, à l'indo gnagnagnagnin.



(source)




Rapprochement assuré, surtout au vu d'un proto-italique *korto-...

On imaginerait bien un étymon proto-germanique du genre “*skertan-” dérivé lui aussi de notre *(s)ker-, qui soit venu, de son côté, ensemencer les langues germaniques et finalement donner l'anglais short, non?

Hein ? Hein oui ?

C'est ce que l'on pensait jusqu'il y a peu. 

C'est même vraisemblablement ce que je vous aurais dit
- à peu de choses près -
si nous avions traité de la racine *(s)ker- il y a à peine quelques années. 


Mais voilà, les choses changent, la linguistique comparative et historique évolue...




Et il faut dire aussi qu'entre-temps, les somptueux dictionnaires étymologiques de l'Université de Leiden ont été publiés...

(source)

Si l'on reconstruit bien un germanique *skertan-, qui plus est de sens “amputer”, et qui aurait donné notamment...
  • le néerlandais dialectal scharten, “gratter, griffer...”, ou
  • le moyen haut-allemand scherzen, “amputer, raccourcir”, ou bien sûr, sinon je n'en parlerais pas,









  • l'adjectif vieil anglais scort, sceort, “amputé, court”, dont descendrait un jour l'anglais short,
Guus Kroonen 
(Etymological Dictionary of Proto-Germanic, Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series)
Guus Kroonen
(source)
choisit plutôt de faire de ce *skertan- un dérivé de la racine indo-européenne...
*sker-“découper (dans le sens de hacher)”.


Ô nuit désastreuse! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle: le lien entre le français court et l’anglais short se meurt, le lien entre le français court et l’anglais short est mort!
Jacques-Bénigne dans ce fameux selfie qui lui prit
plusieurs mois de sa vie

(Pour ceux dont l'addiction 
- j'aime bien aussi assuétude
à ce blog n'est que récente, sachez que Jacques-Bénigne Bossuet 
- qui, dans sa vie trépidante, et pour gagner quelque menue monnaie, endossait régulièrement le rôle, lors des fêtes d'anniversaire des enfants de la région, d'Aigle de Meaux -, 
vient souvent nous honorer de sa présence pour pleurer avec nous de nouveaux faux-amis étymologiques...)



C'est d'ailleurs toujours de cette *sker-hacher que proviennent...
par l'étymon proto-germanique *skarda-,
le
- YES YES YESSS -
vieux norois skarðr, “endommagé”, ou,
soyons fous, 
le vieux saxon skard, “coupé, blessé”...



Et donc, OUI, nous devrons, jusqu'à preuve du contraire, ranger le français court et l'anglais short dans le tiroir des faux-amis étymologiques, à côté ...
  • du français temps et de l'anglais time, 
  • du français rester et de l'anglais rest dans son acception de repos, 
  • du français et et de l'anglais and, 
  • des français trave et traverse
  • des français émuler et simuler
et ainsi de suite.

Vous voulez lire les articles qui parlent de tous ces mots ? 
Vous voulez en savoir plus, en connaître plein d'autres ? 
Mais, facile !  
Vous allez dans la colonne de droite du blog, et vous cliquez, dans la zone si intelligemment dénommée catégories, thèmes..., sur Faux-amis etymologiques 
- c'est juste entre les catégories Elles en sont DINGUES! et Fernand Ucon -,
et là, ô merveille, tous les articles du blog auxquels est associée cette catégorie apparaîtront à l'écran, l'un à la suite de l'autre... Il suffira alors de les lire... 
Il y en a, à ce jour, treize, quand même, comme vous l'indique le chiffre qui suit... 


- Mmmh ?
- Non, rien.


Et nous, nous en resterons là pour ce dimanche.

- M'enfin, mais il est court, cet article !
- Ben oui, que voilà une remarquable cohérence entre contenu et conteneur, entre forme et fond. C'est magique.

- Mmmh ?
- Le monsieur tente de t'expliquer que l'article est court ; ce qui tombe bien car le sujet de ce même article est court.
- Mmmh ?
- Non, rien.




Amis lecteurs, je vous souhaite un beau dimanche !
Passez une excellente semaine ; nous nous retrouverons... voyons... dimanche prochain.

Pour quelques dérivés de *(s)ker- oubliés en chemin, et pour tenter de répondre aux questions que vous m'aviez formulées durant ces articles, sur la parenté de tel ou tel mot avec notre chère *(s)ker-...




Frédéric




******************************************
Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
******************************************

Et pour nous quitter,

le ... court ... 'Brich, mein Herz',

interprété ici par l'impressionnante soprano britannique Elizabeth Watts,
accompagnée par l'excellente Academy of Ancient Music


et tiré de la Passion selon ... saint-J... NON ! Saint-Matt... NON !

Brockes !

Oui, la Passion selon Brockes.

Et non, il ne s'agit pas d'un énième évangile apocryphe...


La Brockes-Passion n'est que le livret d'un oratorio en allemand écrit par Barthold Heinrich ... Brockes (ce qui peut expliquer cela), 

que quelques compositeurs peu connus mirent chacun en musique de leur côté, parmi lesquels... 

 Telemann, Haendel, et même un certain Bach (dans sa passion selon Saint-Matthieu). 


Il s'agit ici de la version, toute en pudeur et retenue

- en peinture ou en sculpture, on dirait nettement plus romane que baroque”,-,

de Georg Friedrich Haendel, HWV 48.




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Vous voulez être sûrs (sûrs, mais vraiment sûrs) de lire chaque article du dimanche indo-européen dès sa parution ? Hein, Hein ? Vous pouvez par exemple...

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dimanche 6 novembre 2016

quel contraste, entre le coût constaté de la vie et le discours des politiciens...


article précédent: un article de circonstance...



“L'amour préfère ordinairement les contrastes aux similitudes.”

Honoré de Balzac, in La Muse du département

Balzac,
1799 - 1850 
















Bonjour à toutes et tous!


Encore et toujours, nous retrouvons les dérivés de cette invraisemblable racine proto-indo-européenne *stā-, “être debout”.


Invraisemblable”, car, comme vous avez déjà pu vous en rendre compte, elle nous en a laissé une flopée, de dérivés.
Et on est loin (loin) d’en avoir fait le tour…


Cette série d’articles consacrés à la proto-indo-européenne *stā- avait commencé ce 25 septembre 2016, avec un fauteuil pour (*steh) deux.
Titre de prime abord assez … curieux, double référence, d’une part à un excellent film de John Landis, de 1983, “Un fauteuil pour deux” (“Trading Places”), et de l’autre à la forme la plus ancienne de *stā- que nous avons pu reconstruire: *steh2, ce h2 renvoyant à une laryngale particulière.

Trading Places,  Dan Aykroyd et Eddie Murphy

Je prépare une rubrique dédiée à la théorie linguistique, aux aspects plus techniques de l’indo-européen. Elle sortira un jour, mais comme vous le savez peut-être déjà, je ne peux plus consacrer beaucoup de temps à mon cher blog.

D’ici là, je vous renvoie à cet article où je reparlais de la théorie des laryngales, si chère aux “(proto-)indo-européanistes”:
Un coup de souvláki et on se retrouve avec des points de suture. C'est cousu de fil blanc.


La semaine dernière, nous en étions restés à des dérivés français de *stā- via le latin stō, stāre, “se dresser”, “être debout”, tels que arrêter, constant, circonstance, (peut-être) étancher, ou … rester.

- Et maintenant, tu vas nous parler de l’anglais “to rest”, “se reposer”, “rester, demeurer”, qui vient évidemment du français, et par l’anglo-normand, comme d’hab.!
- Mais euh, non. Je n’avais pas du tout l’intention d’en parler…

Mais bon, si vous insistez…

Les choses sont en réalité un peu plus complexes…

Sachez déjà que l’anglais rest peut vouloir dire plusieurs choses.

Ce n’est pas pour rien, d’ailleurs, que tout bon dictionnaire d’anglais fait suivre le mot d’un chiffre.
L’Oxford English Dictionary nous assène TROIS “rest”: rest1, rest2, et , et ?? OUI, rest3. Bravo. Pas mal pour un dimanche matin.
  1. rest1 correspond à repos / se reposer,
  2. rest2 à arrêter, s’arrêter (tombé en désuétude, ou utilisé régionalement)
  3. rest3 à rester (“rester après”), au reste (d’une division par exemple).

En tant que substantif, dans son acception de “repos”, et en tant que verbe, dans son acception de “se reposer”, l’anglais rest (rest1, donc) NE PROVIENT PAS du latin stō, stāre, et encore moins, forcément, du français rester.

Ô nuit désastreuse! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle: le lien entre le français rester et l’anglais rest se meurt, le lien entre le français rester et l’anglais rest est mort!

Vous aurez reconnu la prose très légèrement remaniée (oh, à peine) de ce bon Jacques-Bénigne Bossuet, Évêque et Aigle de Meaux de son état, qui débarque parfois en plein milieu du blog pour manifester sa profonde stupeur devant des faux-amis étymologiques.

Jacques-Bénigne Bossuet,
1627 - 1704

Oui, il me rend parfois visite.
Sans être exhaustif, je sais qu’il est venu ici, et
credo
et cetera, et cetera.

Quand je dis “ce bon”, c’est une façon de parler, hein. 
Sacré Jacques-Bénigne, va: encore un bon chrétien qui était tellement persuadé de détenir la vérité qu’il persécutait tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec lui. 
Mais attention, il le faisait quand même pour la gloire et l’amour du Christ

C’est dingue, non?

Je ne parle pas de l’attitude de Bossuet, qui n’a vraiment rien d’étonnant, hélas, et que l'on retrouve maintenant dans le comportement d'autres intégristes, plutôt barbus, et nettement moins cultivés.



Non, je parle de l’anglais rest (1).

Cet anglais rest, mes amis, provient non pas donc du français rester, héritier du latin restāre, mais bien,
par le vieil anglais rest, ræst,
du proto-germanique *rastō, “repos”.

berger allemand somnolant, ou repos germanique

Pour Guus Kroonen, il faudrait plutôt entendre ce *rastō comme “intervalle”. Entendons la pause dans une activité.

Le mot, en tout cas, se retrouve dans pratiquement toutes les langues germaniques ; citons…:
  • le scots rest,
  • le frison oriental (saterlandais) Räst,
  • le néerlandais rust,
  • l’allemand Rast

Et puis, par le…. OUIIIIII! vieux norois rǫst, il a aussi donné…
  • l’islandais röst,
  • le norvégien rest,
  • le suédois rast, ou enfin
  • le danois rast.

Rǫst le vieux Norois

On fait même remonter ce *rastō proto-germanique à une racine proto-indo-européenne *ros-, *res- (*erə-, *rē- chez Pokorny, *rēsō- pour Kroonen...), que l’on retrouverait alors, par exemple, dans...
  • l’albanais resht (arrêter), 
  • le moyen gallois et le gallois araf (calme, tranquille…) - notez quand même que Ranko Matasovic n'en est pas plus sûr que ça -, 
  • le lituanien rovà ‎(“calme”)
  • les grecs anciens ἐρωή, ‎erōḗ (du moins dans son acception de “repos”) et ἔρημος, érēmos, seul, déserté (dans le calme), mais aussi 
  • les avestiques airime, “calmeen paix” et rāman-, “tranquilité”, ou encore
  • les sanskrits रमते, ‎ramate, “il reste tranquilleil se calme” et रात्रि, rAtri“nuit” (“là où tout est calme”).

Pour ce qui est du… reste des acceptions de l’anglais rest, à présent:

Bah, je ne m’étendrai pas sur rest2 dans la mesure où il n’est plus utilisé que très spécifiquement, mais oui, il provient, pour certains de ses sens du moins, du français rester.

Quant à rest3, il provient aussi de plusieurs sources, dont le latin restāre et le français rester.



Bon, on poursuit?

Je nous avais fait partir vers le nord, germanique, redescendons à présent vers le sud, au cœur du monde latin.

Nous avions un mot, en vieux et en moyen français, dont le sens s'apparentait à celui de résister: “contrester”.

Le mot était issu du composé bas latin contra (“contre”)stāre (évidemment, “se tenir”), contrastāre signifiant s’opposer.

Il se fait que ce même bas latin contrastāre avait donné l’italien contrastare, “contredire, contester”.
Sans lequel on se demande comment certains Italiens auraient pu survivre...



Au XVIème siècle, où l’influence de la culture italienne était plus que tangible dans toute l’Europe de la Renaissance, le mot moyen français contrester subira une réfection...
- un retour au mot-source, à l’étymon de départ (ici, le latin contrastāre, pour les moins-bien-comprenants) -,
...bigrement influencé par l’italien contrastare qu’il était.

Bien sûr, vous l’avez évidemment compris, le mot est devenu, tout simplement… contraster.

Au XVIème, le mot prendra le sens fort de “lutter contre”, pour s’affaiblir au XVIIème, où il signifiera désormais “s’opposer d’une manière tranchée”, toujours vraisemblablement influencé par l’emploi du mot italien en peinture.

Le Souper à Emmaüs, 1606,
Le Caravage


Vous en souvenez-vous? Dimanche dernier, nous avions parlé du français constant, dérivé du latin cōnstō, cōnstāre (con- ‎“avec, ensemble” +‎ stō , “être debout”).

Cōnstāre pouvait signifier plein de choses: être ferme, en bon état, persévérer, être d’accord …

Dans un emploi impersonnel, à la troisième personne du singulier, on pouvait le rencontrer dans le sens de “être certain, être constaté, reconnu” (“il est certain”, “il est constaté que”…)

Eh! À la troisième personne du singulier de l’indicatif présent, cōnstāre donnait… cōnstat.
Si vous voyez où je veux en venir…

Sur cōnstat, nous avons créé… constater.
notamment:
Établir par expérience directe la vérité, la réalité de; se rendre compte de.
Apercevoir, enregistrer, éprouver, établir, noter, observer, reconnaître, remarquer, sentir, voir.
Constater un fait, la réalité d'un fait. Constater une erreur.

Ce n’est pas pour rien que cōnstat est précisément passé du latin au français par l’expression juridique “il conste que” (“il  est constaté que”).

constat à l'amiable


Mais revenons, voulez-vous, à notre latin cōnstō, cōnstāre

Dans son sens de “être ferme”, que l’on on pourrait également interpréter par “se tenir ferme”, se tenir fixé, le mot pouvait s'entendre comme se tenir, être à tel prix: coûter.

Oui, cōnstāre s’employait également dans le sens de … coûter.


Le vieux français en a fait,
via le latin médiéval costare, coster,
... couster.

De là, forcément, notre français coûter, et aussi l’anglais cost.
Bien dérivé du vieux français, cette fois.



Bon ben voilà, on en restera là pour ce dimanche...

Chères lectrices, chers lecteurs, je vous remercie de me suivre, vraiment! Si si.

Et je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une très belle semaine!





Frédéric

Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


Pour nous quitter, un peu de musique italienne de la Renaissance, évidemment.
CRUMHORN CONSORT - Al Milanese Castell´Arquato Manuscript
Ils jouent franchement tous bien, mais le barbu sort du lot.




dimanche 13 septembre 2015

et cetera, et cetera.




"Défie-toi d'un homme qui parle peu, 
D'un chien qui n'aboie guère, 
Et de l'et cetera d'un notaire."

Quelque six mille proverbes
et aphorismes usuels
empruntés à notre âge et aux siècles derniers























Bonjour à toutes et tous!

Aujourd’hui, le mot le plus bête de la langue française!

Rantanplan, le chien le plus stupide à l'ouest du Pecos


Non, c’est pas vrai, il n’est vraiment pas bête, mais il est, disons… commun.

Même plus que ça.

Au point que finalement, il n’intéresse personne.

Il n’a pas vraiment de sens précis ; il fait partie des meubles, il ne représente strictement aucun intérêt si ce n’est celui de réunir d’autres mots.

Ce mot, c’est “et”.

Vraiment, que pourrait-on en dire!
"Conjonction de coordination qui sert à lier les parties du discours, les propositions ayant même fonction ou même rôle, à exprimer une addition, une liaison, un rapprochement."

Et” nous arrive du latin classique et.
Que l’on pourrait traduire par “et”.
C’est tout bonnement captivant.

Et le et latin, vous vous en doutez, provient d’une racine proto-indo-européenne.

*eti-


- Qui s’utilisait comme conjonction, dans le sens de “et”?
- Eh bien non!

*eti- signifiait...
- ou plutôt: “le champ sémantique de *eti- devait couvrir les notions de...” ; nous avons déjà parlé de la difficulté de retrouver le sens précis d’une racine multimillénaire -
au-dessus, au-delà.


Oui, une liste comme “Anton, Ivan, Boris et moi” peut se comprendre comme “au-delà d’Anton, Ivan, Boris”, il y a moi”.

Notez que ça marche avec beaucoup d'emplois de la conjonction de coordination “et”, comme dans “Rebecca, Paula, Johanna et moi”: “au-delà de Rebecca, Paula, Johanna, il y a moi”.

Ou même "Sacha, Sonia, David et moi, Dimitri, Yanni, Natacha et moi": "au-delà de Sacha, Sonia, David, Dimitri, Yanni, Natacha, il y a moi".



Mais oui, faut bien que je meuble...
Avec ça, j’aurai déjà pratiquement fait le tour de notre “et!


Mais bon, en français, nous utilisons encore l’expression “et cetera”.
Alors poussons jusque là:

cette locution est empruntée au latin médiéval juridique “et cētera desunt”, que l’on pourrait traduire littéralement par « et le reste est omis », cētera étant le neutre pluriel de cēterī: “tous les autres”.

Cēterī donnant au singulier cētĕrus (comme la Crimée), “qui reste”, ou “restant”.

Tiens, profitons-en: écrire et caetera ou et cætera, c’est reprendre une vieille bêtise étymologique, du temps où l’on pensait que et cetera dérivait du grec ancien καί ἕτερα, kaí heteraet les autres »).

(Mais en revanche, oui, le cētĕrus latin est bien apparenté au grec ancien ἕτερος, heteros, « autre ».)

Et il n’y a vraiment aucune raison de prononcer l’expression /ek sétéra/: c’est bien /et sétéra/, sans aucun doute.



Alors - faut-il vraiment le préciser? -, notre racine proto-indo-européenne *eti- se retrouve dans pas mal de langues indo-européennes.


  • Il y a déjà l’adverbe latin etiam (aussi, même)
mais aussi
  • le portugais e, l’espagnol y, l’italien e/ed
Soupalognon y Crouton (et son fils Pépé)

ou encore
  • l’ancien grec ἔτι, étiencore”,
  • le sanskrit अति, áti (“très, au-delà”), ou, de même sens, le vieux persan ativ et l’avestique aiti.

- Et l’anglais and, et l’allemand und, et le néerlandais en
- Non. Pas du tout. Absolument pas. Aucun rapport.
- Mais, mais, mais enfin…
- Ouais je sais, “et” et “and”, ou “en”, ça se ressemble très fort, hein?

Mais voilà…

Ô nuit désastreuse! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle: le lien entre et et and se meurt, le lien entre et et and est mort!
(merci à Jacques-Bénigne Bossuet, qui n'était pas Aigle de Meaux pour rien)

Oui! Je sais, ça surprend, que deux mots de sens et de forme pratiquement identiques n'aient finalement aucun rapport entre eux.

C’est comme ce qui se passe avec temps et time
temps: Avez-vous le tempérament pour jouer du Bach? 
time: le démagogue est en quelque sorte le démon de la démocratie

Si vous voulez vraiment le savoir, les formes germaniques and, und, en… proviendraient, elles, d’une toute autre racine proto-indo-européenne… (proviendraient, hein, parce qu’on n’en est pas plus sûr que ça de la racine originale)

Cette racine, c’est *en-. Celle qui donnera le latin in, le français en! ("dans")

En se basant sur les différentes versions de “et” dans les langues germaniques:

  • le vieux saxon endi, 
  • le vieux frison anda, 
  • le moyen néerlandais ende,
  • le vieux haut-allemand enti, 
  • le vieux norois - aaah! - enn
  • …, 
on a pu reconstruire une forme proto-germanique (donc non-attestée) qui serait en toute vraisemblance la parente de ces dérivés: *anda / *unda.

Et on pourrait supposer qu’à l’origine de ce *anda / *unda germanique se cache la racine *en- au degré zéro, *n̥-, sous une forme suffixée en -*dha-: n̥-dha-.
Mais vous savez, ' suffit de relire ne confondons pas guerre intestine et gastro-entérite, car on en a déjà parlé, de *en-, dans cet incroyable article où nous faisions de l’ésotérisme chrétien! Si si!

Mais bon, revenons à notre *eti-.

J’avais mentionné, au nombre des dérivés de *eti-, l’ancien grec ἔτι, étiencore”.
En fait, sous une acception équivalente, nous retrouvons aussi notre racine dans le groupe germanique.

Avant de poursuivre, rappelez-vous que pour les anciens, le temps n’était pas linéaire, mais cyclique.



Ok? C'est bon pour tout le monde?
Alors, on continue.

Car en proto-germanique, les formes *idi-, *idi, *ida signifiaient “encore, à nouveau”, mais aussi “à l’envers”, “de/en retour”.

Car dans un monde où le temps est cyclique, si un phénomène se représente, c’est qu’il … revient!
Les notions véhiculées par à nouveau et à l'envers sont, dans un monde au temps cyclique, très proches.

Ces germaniques *idi-, *idi, *ida, on les retrouve par exemple dans l’allemand dialectal it- (à nouveau…), dans l’islandais ið- (encore, à nouveau…).

Ou en anglais.
Sous la forme ed-.

Comme dans eddy, le tourbillon, le remous (dans l’eau), du vieil anglais edēa,
  • à ed- est attachée la notion de “tourner, revenir en arrière”, et où 
  • ēa désignait l’eau (oui, on en a déjà parlé ; à sa base, la racine *akʷ-ā-, relisez donc que d'eau!)

Les aventures d'Eddy, le petit tourbillon

Eddish grass” serait ainsi littéralement de l’“herbe qui pousse après (la tonte ou le fauchage)

Le dialectal edgrow est encore un joli synonyme pour aftermath: suites, conséquences, séquelles


Pour en terminer avec *eti-, sachez qu’on la retrouve aussi, cette racine si mimi, dans les langues baltes et slaves, par l’intermédiaire du (excusez du peu) proto-balto-slave *at-, construit sur le timbre o de notre racine: *oti-!

Pensons ainsi…
  • au préfixe at- présent en lituanien et en letton, pour “de retour, loin”, ou encore
  • au proto-slave *otъ (à partir de, depuis… … …), qui donnera le … (MAIS OUI!!) vieux slavon d’église отъ ‎(“otŭ”), le russe от ‎(“ot”), l’Ukrainien ‎від ‎(vid), ou les tchèque et polonais od, ode



Un tout petit mot, bien commun, dérivé d’une toute petite racine, et voilà, on peut tenir tout un dimanche

Merci qui?
Merci le proto-indo-européen, évidemment!



Allez, très bon dimanche à toutes et tous,
Passez une très agréable semaine,
Et retrouvons-nous… dimanche prochain?


Ah mais oui, j’oubliais!!
Et Eddy, le prénom Eddy, se pourrait-il qu’il provienne de eddy le tourbillon? Hein, hein?

On ne sait pas vraiment.
Peut-être que oui, ou alors du gaélique eddee, “instructeur”.
Ou encore de la racine saxonne ead: succès, prospérité
Ce qui d’ailleurs le rapprocherait de Edmond, de Edmée
(relisez jeux de mains)

Eddy Merckx, ou une autre vision du temps cyclique.



Frédéric