- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 26 juin 2022

Il faut accepter les coups de pied de la vache...






Il faut accepter les coups de pied de la vache comme on accepte son lait et son beurre.


Proverbe indien









Chers lecteurs, bonjour.


Nous avions, le 24 avril, épinglé une série de mots français (ou presque) descendant du latin dūcō, dūcere, « mener, guider, conduire » ; « tirer , pousser » :
  • conduire,
  • induire,
  • déduire,
  • séduire,
  • traduire,
  • éduquer,
  • duc,
  • doge,
  • ducat,
  • duce,
  • condottiere,
  • douche.
Et ce latin dūcō, dūcere était lui-même issu de la racine indo-européenne...

*deuk-
« tirer ; pousser ; mener... ».
 



Ensuite, le 1er mai, nous avons évoqué la descendance de notre jolie *deuk- en grec ancien, avec...
  • le verbe δαδύσσομαι, dādússomai« être égaré, déchiré, tourmenté... »,
et
  • le couple ἐνδῠκέως, endukéōs« soigneusementavec soin » / ἀδευκής, adeukḗs, « amer ? ; sans soin ? ».


Le 8 mai, nous avons débusqué une série de dérivés britonniques de la racine *deuk- :

  • le moyen gallois dwyn, « apporter, prendre, voler... »,
    • d'où le gallois dwyn,
  • le moyen breton do(u)en, « porter, transporter »,

d'où les bretons... 

  • douger«porteurobjet servant à porter »,
  • douger-banniel, «porte-drapeau »,
  • dougerez,  «femme enceinte »,
  • dougidigezh, «penchantinclination »,
  • dougus«portable »,
et
  • le cornique doen« prendre, apporter, voler ».



Le 15 mai, il était question de dérivés germaniques de la racine indo-européenne *deuk-« tirer ; pousser ; mener... ».

Avec...
  • le gotique 𐍄𐌹𐌿𐌷𐌰𐌽, tiuhan« mener, guider »,
  • le participe vieux norois toginn« tiré »,
  • le vieil anglais tēon, « tirer »,
  • le vieux saxon tiohan« tirer », mais aussi... « éduquer »,
  • le moyen néerlandais tien« tracter, tirer ; avancer, procéder»,
    • d'où le néerlandais tijgen« tirer, aller »,
  • le vieux haut allemand ziohan« mener, élever, éduquer »,
ou encore...
  • l'allemand ziehen, « tirer ; extraire ; déménager ; étirer... »,
  • l'allemand Zug« train»,
et
  • le composé allemand Herzog, « duc».


Le 22 mai, nous découvrions une nouvelle série de dérivés germaniques de notre
*deuk-« tirer ; pousser ; mener... », évoquant tous cet aspect verbal particulier, le fréquentatif :
  • le vieux norois toga, « traîner, entraîner... », d'où l'elfdalien tugå, de même sens, et le vieil islandais toga, « tirer, remorquer... », 
  • l'anglais tug, « tirer fort, tirer sec, secouer, remorquer... », 
  • l'anglais tow, « tirer, tracter, remorquer... », 
  • le moyen néerlandais togen, d'où le néerlandais togen, « tirer, traîner... »,
ou encore...
  • le vieux haut allemand zogōn, zockōn, zohhōn, « tirer fermement, secouer... ». 
Ég öskraði á þjófinn og hann...


Le 29 mai, nous mettions au jour une série de substantifs germaniques dérivés de notre jolie racine :

  • le gotique 𐌿𐍃𐍄𐌰𐌿𐌷𐍄𐍃, ustauhts«aboutissement (d'un parcours d'études, d'un entraînement, par exemple), perfection... »,
  • le vieil anglais tyht«conduite, pratique... »,
  • le moyen néerlandais tucht,
  • d'où le néerlandais tucht«discipline, régime, punition, auto-discipline... » ; (obsolète) «chasteté »,
  • le vieux haut allemand zuht,
  • d'où l'allemand Zucht«élevage, ferme d'élevage... » ; (daté) «discipline, éducation, manières... »,
ainsi que quelques-un de ses rares dérivés français par la voie germanique, comme : 
  • touline«cordage servant à haler un gros cordage (aussière, câble…) »,
  • touer, « faire avancer (un navire, une embarcation) en tirant à bord sur une amarre... », sur lequel seront construits...
  • toue, notamment «bateau plat à une voile servant de bac ; câble (qui sert à touer) », 
et
  • touage.




Le 5 juin, nous nous sommes spécialement intéressés au néerlandais tocht, « marche, voyage, périple, odyssée ; courant (ou fluxd'air ; petit canal de drainage dans un polder ; corde d'ancrage ; fossé connecté à un moulinstation de pompage », et à quelques composés où il intervient :  
  • aantocht« approche »,
  • pelgrimstocht« pèlerinage »,
  • fietstocht, « tour à vélo »
et
  • molentocht, « petit canal reliant les autres canaux d'un polder à un moulin à vent, pour drainer l'excédent d'eau».




Le 12 juin, nous terminions de passer en revue la descendance germanique de notre douce racine, avec, d'une part...
  • le vieux norois taumr, « rêne, bride, corde... »,
dont seront issus, reprenant la même sémantique,
  • l'elfdalien tom,
  • le norvégien taum,
  • l'islandais taumur,
  • le danois tømme,
  • le vieux suédois tømber,
    • d'où le suédois töm,
  • le féroïen teymur
  • le frison saterlandais Toom,
  • le vieux haut allemand zoum,
    • d'où l'allemand Zaum,
et de l'autre,
  • le moyen néerlandais toom,
    • d'où le néerlandais toom, « rêne, bride ...  ; troupe d'oies, troupeau / radeau de canards, groupe de cygnes »,
  • l'anglais team, « équipe ; attelage...», et dans une acception obsolète, « groupe d'animaux évoluant ensemble, en particulier jeunes canards».


Le 19 juin, nous avons vu deux verbes albanais dérivés de notre *deuk-« tirer ; pousser ; mener... »,

  • nduk« sortir (quelque chose), tirer de, retirer, extraire, arracher ; remonter, hisser ; cueillir... », 

et

  • zhduk, « cacher, enfoncer, rentrer dans... », d'où même « disparaître... ».






Amis lecteurs, 


Nous allons à présent nous intéresser aux dérivés indo-iraniens de notre vrombissante racine indo-européenne *deuk-« tirer ; pousser ; mener... ».

Je devrais d'emblée préciser « possibles dérivés indo-iraniens », car, ma foi, j'ai comme un doute.

Vous me direz, ses états d'âme, Blondieau, franchement, il peut se les... (c'est vous qui le pensez ; à vous donc de compléter, la vulgarité n'étant pas mon fort).

Et je ne vous donnerai pas tort, si non sur la forme, sur le fond.

Mais sachez que si j'hésite à attribuer à *deuk- la paternité des mots indo-iraniens que je vais vous présenter ici, c'est surtout parce que Johnny Cheung paraît en douter lui-même. 

Oui oui, Johnny Cheung,


l'auteur du Etymological Dictionary of the Iranian Verb.



Qu'à cela ne tienne, nous allons de toute façon en profiter pour nous offrir un beau voyage vers l'Orient mystérieux

Aaaaaaah....

Pfff, mais laissez-moi rêver, enfin ?!


Tiens, vous connaissez cette anecdote ?

On raconte que quand un reporter lui demanda ce qu'il pensait de la civilisation occidentale, Ghandi répondit « je trouve que ce serait une bonne idée ».

PS :  pour l'étymologie de Mahatma, c'est ici qu'ça s'passe : magnanime animal



Allons-y, prenons l'express vers l'Orient...



magnifique illustration dont la légende originale est :
le tourisme perce en Iran.
Je n'invente rien, voyez par vous-mêmes, ici :
SOUEN LÉGER 


Johnny Cheung nous propose une bien belle série de mots iraniens et indiens qu'il fait tous dériver d'un étymon indo-iranien non attesté
- ce serait trop facile -,
qu'il reconstruit sous la forme *dauč
(à ne pas confondre avec le formidable dauuc liègeois, dauuc.
Dauuc comme dans aviauu, dauuc)
ici, c'est Brel qui se met au liégeois, dauuc

*dauč, disais-jequi pourrait avoir signifié, en un premier temps, « tirer », si vous voyez ce que je veux dire, et surtout je veux arriver... D'autant que formellement, ça colle.

Si l'on examine le champ sémantique de ses dérivés, on peut facilement en déduire qu'il a dû aussi, dans un sens ultérieur, secondaire, signifier... « traire ».

Eh oui, traire !

Bien sûr, nous pouvons aisément nous permettre de faire le lien entre la notion de « traire » et celle de « tirer », la première pouvant n'être, finalement, qu'une spécialisation de la seconde : difficile de traire sans tirer.


Vous l'avez compris, nous pourrions daauc, sémantiquement et formellement, rapprocher cet indo-iranien *dauč de notre racine *deuk-.



racine indo-européenne *deuk-« tirer ; pousser ; mener... »
étymon (reconstruit) proto-indo-iranien*dauč, « tirer »
spécialisation du sens
*dauč, « traire»
dérivés indo-iraniens



Mais... nous y reviendrons.


Avant tout, je vous propose,
comme je l'ai déjà fait précédemment, je sais -
un tour d'horizon des langues iraniennes, pour qu'au moins nous sonnions tous au même...


... diapason.








Si chez les Papous, il y a les Papous à poux et les Papous pas à poux
(je ne suis plus sûr que l'on puisse encore dire cela ; que vont penser les décolonialistes, ou les partisans de la ridicule mais effrayante cancel culture chez qui, ironiquement, la culture n'est pas très manifeste, et tous ceux qui s'opposent à toute appropriation culturelle ?),
dans les langues indo-iraniennes, il y a 
  • les langues indiennes,
et 
  • les langues iraniennes.


Et si chez les Papous à poux, il y a des Papous papas et des Papous pas papas
(cis ou pas, trans ou pas, non-binaires ou pas, hein, ou alors remplacez ça par Papous parents ou pas je ne veux pas d'ennui avec la ligue des droits humains - ceux qui ne me connaissent pas ignorent à quel point je vomis cette expression supposée inclusive mais qui respire la cancel culture et la bêtise linguistique à plein nez),
vous pouvez séparer les langues iraniennes en 
  • langues iraniennes occidentales
et
  • langues iraniennes orientales.


Considérant que chez les poux, il y a des poux papas et des poux pas papas
(oui, désolé aussi pour les véganes et autres écoféministes que j'oppresse en les obligeant à lire des noms d'animaux exploités dans cet article, qui plus est rédigé par un homme blanc hétéro cis privilégié),
nous pouvons de même scinder les langues iraniennes occidentales en deux sous-familles,
  • les langues iraniennes du Sud-Ouest
et
  • les langues iraniennes du Nord-Ouest,
la satemisation ne s'étant pas opérée de la même façon dans ces deux branches.
(Si nécessaire, relisez چله‌ی زمستان‎, “La nuit du solstice d'hiver”, vous allez A-DO-RER.)


Et dauuc donc, schématisons :

Langues indo-iraniennes
langues indiennes
langues iraniennes
langues iraniennes occidentales
langues iraniennes du Sud-Ouest
langues iraniennes du Nord-Ouest 
langues iraniennes orientales 


Commençons par quelques-unes des langues parmi les langues iraniennes occidentales.

Dans les langues du Sud-Ouest, nous trouvons notamment...
  • le vieux-perse,
dont sera issu le moyen-perse (ou pehlevi),
 
dont sera à son tour issu le persan, dans ses diverses déclinaisons : farsi, dari, tadjik, judéo-persan et hazara,

ou encore...
  • l'achomi, langue toujours parlée dans le sud de l'Iran.


l'Iran...

... et là où se parle l'achomi.
L'achomi.
L'achomi.
(©La Bande à Basile)



Pour ce qui est des langues du Nord-Ouest, citons...

  • le mède, langue jadis parlée par les Mèdes, ancien peuple qui vivait originellement dans une région du nord-ouest de l'Iran,
  • le kurde (le kurmandji et le sorani),
  • le gurani, dialecte kurde,
Semnan


et enfin
  • le gilaki et le mazandarani, langues caspiennes.


Passons à présent aux...
... langues iraniennes orientales.

Dans ce vaste groupe de langues, nous trouverons notamment...
  • le scythe (ou plutôt les langues scythes), de l'époque de l'iranien moyen, qui se parlait jadis en Scythie, le territoire occupé par les Scythes (ça a du sens), du VIIIème siècle avant Jésus-Christ jusqu'au IIème siècle de notre ère.
la Scythie au Ier siècle avant Jésus-Christ

Le scythe, dont sera notamment issu...
    • l'ossète, parlé par les Ossètes, en Ossétie, au nord du Caucase, ainsi qu'en Géorgie.
l'Ossétie


Nous avions également...
  • le sogdien, langue moyenne iranienne qui se parlait dans la somptueuse (et mystérieuse, nanana) Sogdiane, celle de Samarcande et Boukhara, et dont l'alphabet ne fut déchiffré qu'au tout début du XXème,
le territoire de la Sogdiane

  • le bactrien, très proche du sogdien, également repris dans le moyen iranien, mais parlé, lui, en Bactriane, au sud de la Sogdiane, et qui a disparu quelque part entre le IIème et le IIIème siècle après Jésus-Christ,
Bactriane

et...
  • le chorasmien, toujours langue moyenne iranienne, qui s'est parlé jusqu'au XIVème dans l'ancienne Chorasmie, au sud de ce qui fut naguère la mer d'Aral.
Chorasmie

Nous y trouvons encore...
  • les langues du Pamir, toujours parlées, tout à l'est, notamment dans le nord-est de l'Afghanistan et dans l'est du Tadjikistan, parmi lesquelles citons - soyons fous - le roshani, le shughni et le yazgoulami. L'une de ces langues du Pamir, le sariqoli, se parle même à la frontière entre l'Afghanistan et la Chine, ce qui en fait la langue iranienne la plus orientale de toutes,
Le Pamir

  • le pachto, l'une des deux langues officielles de l'Afghanistan, avec le dari, variété du persan, et qui se parle également au Pakistan,
l'aire du pachto, en couleur saumon, sur la droite de la carte


et enfin, la plus célèbre de ces langues,
  • l'avestique, la langue iranienne orientale la plus anciennement attestée, celle utilisée dans l'Avesta, le livre sacré des Zoroastriens.
Pour rappel, l'avestique apparaît sous deux variétés :

  • le vieil avestique, la langue archaïque des gāthās (chants), que l'on peut faire remonter au IIème millénaire avant J.-C. (millénaire, hein, pas siècle, comprenons-nous bien),
et

  • l'avestique récent, qui remonte à peine au VIIIème siècle avant J.-C.

copie du livre de lois zoroastrien Videvdad, l'un des plus anciens manuscrits
zoroastriens encore existant,
copié en 1323 par le scribe Mihraban Kaykhusraw.

Chaque phrase y est donnée en avestique (ancien iranien),
puis traduite en pehlavi (moyen persan)
(source)


C'est bon pour tout le monde ?

Examinons enfin certains de ces dérivés auxquels Cheung fait référence.

Il y a...
  • le moyen perse dws- (à prononcer /dōs-/), « traire »,
  • le chorasmien δws-« traire »,
  • le persan dōğ« babeurre », désignant une boisson faite de yaourt dilué et d'eau,
  • le kurmandji daw« babeurre »,
  • l'ossète ducyn/dyğd « traire »,
  • le roshani δūz-/δawd, « traire »,
ou encore
  • le yazgoulami pərδis-, « donner du lait »,
Non.
Je sais, mais NON.



Et puis, et puis, dans les langues indiennes, il y a encore...
  • le radical sanskrit दुह्, dúh, sur lequel est construit...
  • le sanskrit दोह, dóha« lait », ou même « entreprise fructueuse ».


Tous ces mots, via un étymon *dauč, « traire», pourraient donc provenir de notre chère *deuk-.


Admettons.

Mais il faut aussi savoir qu'à côté de tous ces mots supposés issus de *dauč, « traire», nous trouvons une autre série de mots de forme et à la sémantique particulièrement proches...


Et ça, mes enfants, ce sera pour la semaine prochaine ! Oui, encore sept fois dormir.




C'est dimanche prochain que nous verrons que penser de ces mots issus de l'indo-iranien *dauč.




Je vous souhaite un excellent dimanche, et une très belle semaine. 


Portez-vous bien.



Frédéric





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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)

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Et pour nous quitter...

OUI, 

de la musique traditionnelle iranienne.
Plus précisément, kurde.


Voici

Kabouki,

chanson traditionnelle kurde interprétée par la chanteuse iranienne

Sahar Zibaei.

(Mais que c'est beau, les cheveux d'une Iranienne)




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