- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 25 août 2019

Trancher en agglutinant ? Mais est-ce seulement possible ?






“Les amoureux peuvent se tenir même sur le tranchant d’une lame.”

Proverbe géorgien




Bonjour à toutes et tous !



Le dimanche indo-européen est toujours en vacances...
Et lui comme moi - je peux vous l'assurer -, nous en profitons...




Et donc, les circonstances aidant, les articles de cette période seront plus courts, pour me permettre de me reposer quelque peu.

Ou en tout cas, de faire autre chose que de passer mes journées dans des dictionnaires ou devant un écran d'ordinateur...





Nous en sommes toujours à traiter l'adorable racine indo-européenne ...

*heḱ-“piquant, acéré”,

dont nous avions commencé l'étude avec cette superbe univerbation que représente le mot vinaigre
Mais oui, oh ! Relisez donc du vin au vinaigre..., enfin !


Nous avions quitté notre formidable *heḱ- la semaine dernière, avec (encore) une solide fournée de dérivés balto-slaves...
Comme un coursier indompté hérisse ses crins...

*heḱ-“piquant, acéré”
forme *heḱ-ro-“acéré”
proto-balto-slave *aśros-, “coupant” 
proto-balte *aštrus- et proto-slave *ostrъ-, “coupant”,
proto-balte *ašutas-“crin et proto-slave *osъtъ-“chardon”



Et nous mêmes, 

nous nous étions quittés 




sur ce que j'appellerais une prémonition...





Oui, car je vous disais littéralement, en commentant le morceau de musique qui clôturait l'article, 

- je me permets de me citer - 
Khatia Buniatishvili - ici dans la transcription de Wilhelm Kempff du Menuet en sol mineur de Georg Friedrich Haendel -, une bien jolie façon de marier le slave au germanique, ne trouvez-vous pas ?

Eh oui !

Comment eussé-je pu imaginer que la semaine qui suivrait
- tout comme celles qui lui succéderaient, cela dit -
serait consacrée aux dérivés germaniques de notre charmante *heḱ-“piquant, acéré” ??


C'est complètement dingue, non ?


La musique de Bach, l'existence de Khatia, des blogs de linguistique historique qui arrivent à vous faire rire... Mais que vous faut-il de plus pour prendre conscience de l'Harmonie, du Grand Tout, pour croire en Dieu ?


Alors !

Notre infatigable *heḱ- est
- commençons par là -
à l'origine d'un étymon proto-germanique au sens de “lame, tranchant, arête...”,


*agjō-.
C'est du moins ainsi que le reconstruit Guus Kroonen

dans son Etymological Dictionary of Proto-Germanic.



Le passage de *heḱ- à *agjō- a pu se faire par une forme suffixée *heḱ-ieh-.

- Mais ce type est fou ??!




- Oh, bonjour monsieur Ucon, vous allez bien ?
(je m'adresse ici à Fernand Ucon, qui visite (trop ?) régulièrement les pages de ce blog)
Fernand Ucon

Oui, vous avez raison, je me dois de vous donner un minimum d'explications.



*** ce qui suit n'intéressera que les plus fêlés d'entre vous ;
amis lecteurs, si vous êtes en pleine possession de vos capacités mentales,
je vous invite à sauter ce passage ***


La plupart des adjectifs indo-européens sont formés à l'aide d'un suffixe (un radical) en *o-.
Ainsi, si *dei̭ṷ- désigne précisément Dieu
(encore merci à Bach et à Khatia pour cette prise de conscience),
*dei̭ṷ-ó- signifiera “qui appartient au dieu (du ciel), céleste”.
C'est *dei̭ṷ-ó- que nous retrouverons dans l'adjectif latin dīvus, dont nous avons tiré notre français divin

Mais, mais .. certains adjectifs indo-européens, plus rebelles, vraisemblablement, seront, eux, formés grâce à des suffixes radicaux en *-i- ou *-u-.

Comme *sṷéhdu-, “doux...”, qui donnera notamment le latin svāvis.

Quand il existe une forme féminine à ces adjectifs, elle s'exprime par le radical *-eh-, qui sous sa forme faible, devient ... *-ieh-

Quand vous aurez relu le chapitre consacré aux


voyelles-pivots et théorie des laryngales


dans la page
https://indoeuropeen.blogspot.com/p/elements-de-linguistique.html
vous ne vous étonnerez pas de re-découvrir qu'une laryngale h₂ donnera un a dans les dérivés obtenus, ce a qui évoque tellement bien la féminité... 
D'ailleurs, ne dit-on pas Khatia ? 



Vous voulez en savoir plus ? Si malgré les suppliques de votre entourage et l'avis défavorable de votre psychiatre, vous persévérez sur cette pente plus que dangereuse, plongez alors carrément dans la rubrique les sourcesoù vous découvrirez cette véritable mine d'or qu'est... 

Comparative Indo-European Linguistics, 2nd Edition,
par feu Robert S.P. Beekes


























*** retour à la normalité ***



Nous pouvons donc résumer le parcours germanique de notre gentille *heḱ- de la sorte:



*heḱ-“piquant, acéré”
forme (adjectivale) suffixée féminine *heḱ-ieh-
proto-germanique *agjō-, “lame, tranchant, arête...”



Mais oui, évidemment !!

Vous venez enfin de comprendre l'origine du same du Nord ávjutranchant d’une lame, fil.

- Maisje ?
- Bien vu, monsieur Ucon !

J'oublie une étape.

Pour se retrouver dans le same du Nord ávju, le germanique*agjō- est passé par le - OUI OUI OUI - vieux norois egg, “lame, tranchant, arête, bord, limite...” !



*heḱ-“piquant, acéré”
forme (adjectivale) suffixée féminine *heḱ-ieh-
proto-germanique *agjō-, “lame, tranchant, arête...”

vieux norois egg“lame, tranchant, arête, bord, limite...”

emprunt

same du Nord ávju, tranchant d’une lame, fil




Euh, pour les gens normaux qui, curieusement (ou par erreur), suivent ce blog, le same du Nord, langue agglutinante s'il en est, est une langue ouralienne (comme le finnois), et non pas indo-européenne. 

Et il se parle en Laponie, au nord de la Norvège, de la Suède et de la Finlande...




Agglutinante, monsieur Ucon ?
- Euuuuh oui, en fait euh...




Une langue agglutinante est tout simplement une langue où l'on forme les mots en agglutinant des éléments indépendants.




Ne cherchez pas ; dans les langues indo-européennes, seul l'arménien est agglutinant.

Mais nous retrouvons cette agglutination ailleurs, en estonien, en finnois, en hongrois, en coréen, en japonais, en basque... (et j'en passe).

Un exemple ? En basque, justement, où la forme etxeetan, “dans les maisons, comme dans l'expression le matériel explosif se cache dans les maisons, se décompose en : 

  • etxe, maison
+
  • -ee-, marque du pluriel
+
  • -tan, marque de l'inessif (cas grammatical désignant le lieu dans lequel se déroule l'action) dans.




Alors, oui...

Peut-être, oui... 

Si jamais ça devait vous intéresser, à côté du same du Nord ávju, tranchant d’une lame, fil”, nous devons aussi au germanique *agjō- l'anglais edge“bord, arête, marge, tranchant, orée, arête...”

L'anglais edge étant issu du moyen anglais egge, issu lui-même du vieil anglais eċġ



*heḱ-“piquant, acéré”
forme (adjectivale) suffixée féminine *heḱ-ieh-
proto-germanique *agjō-, “lame, tranchant, arête...”

 vieil anglais eċġ

 moyen anglais egge

anglais edge, “bord, arête, marge, tranchant, orée, arête...”



All our words from loose using have lost their edge.


(D'une utilisation imprécise, tous nos mots ont perdu leur tranchant.)

Ernest Hemingway,
Death in the Afternoon, 1932



Enfin, toujours du proto-germanique *agjō-, et donc, a fortiori, de notre délicieuse *heḱ-,

  • le scots ege, egge,
  • le vieux frison egg, eg, egge,
  • d'où le saterlandais Ägge ou le frison occidental igge,
  • le - OUIIIIII !!! - vieux saxon eggia,
  • le vieux néerlandais (non attesté) *egga,
  • d'où le moyen néerlandais egge, 
  • d'où le néerlandais egge, eg,
  • le vieux haut-allemand egga, ecka,
  • d'où le moyen haut-allemand egge, ecke, 
  • d'où l'allemand Ecke,
  • ...



Allez, à dimanche prochain ?







Frédéric


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Et pour nous quitter,

évidemment,

du Bach.


Le troisième (et dernier) des concertos pour deux clavecins, cordes et continuo qu'il écrivit,

le BWV 1062, en ut mineur.

Dans cette version, le Vivace est incroyablement rapide, virtuose, mais surtout, surtout, attendez l'Andante, d'une douceur, d'une sérénité, d'une sensualité, mêmeque je ne connaissais pas vraiment chez Bach.

Aux claviers - surprise ! -,

Khatia et Gvantsa Buniatişvili.

Eh oui, je ne m'en lasse pas...

(l'image est un peu floue, je suppose que c'est voulu, pour forcer à se concentrer sur la musique)



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dimanche 18 août 2019

Comme un coursier indompté hérisse ses crins...






Comme un coursier indompté hérisse ses crins, 
Le chardon importun hérissa les guérets.

(cadavre exquis construit sur des citations, respectivement,
de Jean-Jacques Rousseau,
Essai sur l'origine des langues où il est parlé de la mélodie et de l'imitation musicale,
et de Nicolas Boileau,
Épîtres)



Bonjour à toutes et tous !



Ah, les vacances...

Je les savoure, je m'en délecte,




mais voilà, mon devoir m'appelle, et RIEN QUE POUR VOUS, 




je me force à rédiger un petit article...




Au menu d'aujourd'hui, une devinette:

quel est le rapport entre ...

ceci

(qui provient de cela),


ceci,


et ceci ?




Autrement dit, entre ...
  • un crin de cheval,
  • le laiteron
(mais oui, oh ! Cette plante dicotylédone, annuelle ou vivace, dont les tiges, les feuilles contiennent une sorte de latex, régionalement appelée laite, lait d'âne, lâcheron, laitue de lièvre…  
Pfff, s'il n'y avait pas ©Le Grand Robert de la langue française, mais comment vous feriez ??)
et
  • le chardon des champs ?



Mmmmh ?

Je vous laisse chercher ?

Bon, pas trop longtemps, le farniente m'appelle...





Une idée ?

MAIS OUI !!!!

Une seule et même racine indo-européenne...

En vous précisant qu'ici, il s'agit des appellations baltes et slaves de ces crin, laiteron et chardon qui nous intéresseront.

Car je parle ici, par exemple...
  • du lituanien āšutascrin de cheval”,
  • du - OUIIII !!! - vieux slavon d'église osъtъ, qui désignait tant le chardon que le laiteron,
  • du russe осот, osót, chardon
  • des tchèque et polonais oset, des haut-sorabe et bas-sorabe wosetchardon”,
ou encore
  • du slovène osâtchardon!





La racine en question ?

Ben oui, notre épatante


*heḱ-“piquant, acéré”,

toujours elle !


Remarquons donc qu'ici, il n'est pas fait de différence entre le laiteron et le chardon.
Ou qu'en tout cas, les deux plantes sont confondues génériquement sous une seule appellation, équivalente à notre chardon.

Et que le crin de cheval est perçu étymologiquement en lituanien comme un élément rude et piquant.


Nous avions vu 
- précisément ICI: Même s'il n'était guère épais, Tolstoï ne manquait pas d'esprit - 

que nous devions à notre *heḱ- l'étymon balto-slave *aśros-, “coupant”



heḱ-“piquant, acéré”
forme *heḱ-ro-“acéré”
proto-balto-slave *aśros-, “coupant” 
proto-balte *aštrus- et proto-slave *ostrъ-, “coupant

Tous ces mots baltes et slaves pour crin de cheval, chardon ou laiteron sont autant de dérivés du proto-balto-slave *aśros- ; ce qui nous permettrait de compléter le tableau ainsi:


heḱ-“piquant, acéré”
forme *heḱ-ro-“acéré”
proto-balto-slave *aśros-, “coupant” 
proto-balte *aštrus- et proto-slave *ostrъ-, “coupant”,
proto-balte *ašutas-“crin et proto-slave *osъtъ-“chardon”




N'oublions quand même pas non plus que nous avons, depuis quelques semaines, accompagné la trépidante racine indo-européenne *heḱ-“piquant, acéré”, à l'origine, notamment, ...
  • de notre français aigre,
du vin au vinaigre...,
  • du néerlandais azijn et l'anglais eager,
On ne prend pas les mouches avec du vinaigre,
  •  d'un des termes du composé français médiocre,
“Le propre de la médiocrité est de se croire supérieur.” - La Rochefoucauld,
ou encore 
  • des grecs anciens ὄκρις, ókrispointe, arête acérée, proéminence, rugosité...”, et ἄκρος, ákros, “pointu, aiguiséà la pointe”, d'où “à la limiteextrême ...

Et c'est à présent le troisième dimanche d'affilée que nous consacrons à ses dérivés dans le groupe balto-slave.


Eh oui, prenons la mesure de tout cela: notre français aigre, le russe осот, osót, chardon”, le lituanien āšutascrin de cheval”, TOUS proviennent bien d'une seule et unique source, et nous font un peu plus prendre conscience de l'histoire de nos langues, des strates préhistoriques sur lesquelles elles se sont construites, que le temps n'a pas effacées...

Et pouvoir ainsi établir des liens si étroits entre des mots tellement différents, de langues si diverses, n'est-ce pas là un petit bonheur ?
Pour moi, oui, sans aucun doute...

Merci qui ? Mais... l'indo-européen, pardi !




À dimanche prochain ?







Frédéric


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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,

toujours, toujours,

la sublime

Khatia Buniatishvili,

ici dans la transcription de Wilhelm Kempff du
Menuet en sol mineur de Georg Friedrich Haendel

Une bien jolie façon de marier le slave au germanique,
ne trouvez-vous pas ?


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