« Ce n'est pas un grand avantage d'avoir l'esprit vif, si on ne l'a juste. La perfection d'une pendule n'est pas d'aller plus vite, mais d'être réglée.»
Luc De Clapiers, Marquis De Vauvenargues
Luc De Clapiers, Marquis De Vauvenargues, Artiste, écrivain, moraliste (1715 - 1747),
« une âme pure et fière, généreuse et tendre, éprise d'idéal. Un homme au jugement ferme, lucide et pondéré, non dénué de finesse » (citation de Charles-Marc Des Granges)
Bonjour à tous !
En ce dimanche 30 avril 2023, nous nous intéresserons à un tout dernier étymon germanique issu de notre magnifique racine indo-européenne...
*men-, « penser ».
Cet étymon proto-germanique, non attesté, reconstruit
- selon les lois de mutation phonétique de la linguistique comparative -
à partir de ses dérivés, c'est... *mundra-, auquel Guus Kroonen attribue le sens (tout autant reconstruit) de « vif, animé... ».
Affirmer que le proto-germanique *mundra- descend de notre racine *men-, « penser », n'est certes pas un mensonge, mais ne reflète pas non plus la réalité dans toutes ses nuances...
50 nuances
En effet, à l'origine de *mundra-, nous trouvons plutôt une racine composite, fabriquée à partir de deux racines indo-européennes :
notre *men-, « penser »,
associée pour l'occasion à cette autre racine sans laquelle nos langues ne seraient pas vraiment les mêmes :
*dʰeh₁-,« mettre, placer, mettre en place, poser… ».
Oh, nous en avons parlé,
et à maintes reprises, encore,
de cette jolie et essentielle*dʰeh₁- ; lisez plutôt...
La linguistique comparative fait donc remonter le germanique*mundra- à une racine composite*men-*dʰeh₁-, à laquelle s'est rajouté le suffixe adjectival-ro-., ce qui nous donne la forme... *men-*dʰeh₁-ro-.
- Mais ?? Admettons ces assemblages, Blondieau, mais comment, grands dieux, expliques-tu le sens de *mundra- ?? Comment, à partir d'un adjectif créé sur (penser + placer), obtient-on « vif, animé... » ?? C'est du n'importe quoi, comm' d'hab', hein, pauvre tache !
- Ça alors, Monsieur Ucon ? Heureux de vous revoir, en si belle forme.
La question mérite assurément une réponse.
Kroonen nous explique que le composite*men-*dʰeh₁- renvoie au concept de « mettre en esprit... ».
Eh oui, être vif (d'esprit), c'est en quelque sorte avoir en tête une foule d'idée ; passer, en jonglant, d'une idée à l'autre...
Et nous devons à *men-*dʰeh₁-ro-,
via le germanique *mundra-,
quelques beaux adjectifs, comme...
le vieux haut allemand muntar,
d'où le moyen haut allemand et l'allemand munter, «heureux, vif, éveillé... »,
allemand dont descendra à son tour le néerlandais monter, de même sens.
N'allez surtout pas croire que cette concaténation de racines soit une pure construction germanique.
Nous l'avons déjà mentionné : un mot d'une langue A qui ressemble à un autre dans une langue B peut n'être qu'un vulgaire emprunt. Et ne permet pas de rapprocher étymologiquement ces langues A et B ; encore moins de les faire descendre toutes deux d'un parent plus ancien.
Oui, exactement : ça ressemble à une Mazda, mais non...
Et sachons aussi nous méfier de l'étymologie populaire, qui est tout sauf de l'étymologie.
Mais ces constructions identiques,
comme ici ce *men-*dʰeh₁-, commun (notamment) à l'avestique, aux langues germaniques et aux langues balto-slaves,
sont de précieux indices d'une étroite parenté linguistique entre toutes ces langues.
Prendre un mot d'une langue pour le reproduire dans une autre est chose banale et courante.
Mais reprendre une construction grammaticale, ça, ça sort de l'ordinaire.
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du verbe proto-germanique (donc non attesté) *munan-, « penser, (se) rappeler, avoir l'intention de... », qui permet d'expliquer une série de mots germaniques ultérieurs (et eux, parfaitement attestés).
Et dans cette quête linguistique
- pourquoi changer une équipe qui gagne ? -,
je ferai à nouveau appel à Guus Kroonen
età son...
Etymological Dictionary of Proto-Germanic.
Or donc,...
... *munan-.
Cet étymon est à l'origine du gotique... 𐌼𐌿𐌽𐌰𐌽, munan.
Oui, je sais, l'effet de surprise peut être violent, voire désagréable.
Ce gotique munan pourrait se traduire par « considérer, croire, estimer... ».
S'habiller de noir, autre verbe gothique (pronominal)
Sur 𐌼𐌿𐌽𐌰𐌽, munan
- on va voir ceux qui suivent -
se construira le composé ...𐌲𐌰𐌼𐌿𐌽𐌰𐌽, gamunan, « se souvenir, rappeler... ».
Ça vous dit quelque chose ? Mais oui, OH ! La semaine dernière, nous avions parlé de son dérivé 𐌲𐌰𐌼𐌿𐌽𐌳𐍃, gamunds, « commémoration».
Journée internationale de commémoration en mémoire des victimes de la Shoah
Mais notre étymon germanique permet également d'expliquer le
- mais ouiiiii ! -
vieux norois muna, « se souvenir... »,
dont sera notamment issu (je ne peux pas résister)...
le féroïen munna, « avoir l'intention de, être sur le point de... (harponner un pinnipède...) ».
Toujours construits sur ce verbe proto-germanique *munan-, « penser, (se) rappeler, avoir l'intention de... », citons...
le vieux saxon munan, « juger... » (au sens de « se faire une idée de... »),
ou même...
le vieil anglais (ou anglo-saxon, hein, c'est du pareil au même) munan, « se souvenir, considérer, penser... », sur lequel seront construits quelques dérivés, comme...
- eh, que voulez-vous, j'essaie tant bien que mal de mériter mon titre de carpette de la langue du maître -
ġemunan, « se souvenir... » (parfait cognat du gotique 𐌲𐌰𐌼𐌿𐌽𐌰𐌽, gamunan, « se souvenir, rappeler... »),
l'anglo-saxon « Iċ his ġeman swelċe hit ġiestrandæġ wǣre » pouvant se traduire par I remember it like it was yesterday : Je m'en souviens comme si c'était hier,
ou encore
onmunan, « estimer, avoir une haute opinion de... ».
C'est de ce respectable vieil anglais munan qu'est issu...
le moyen anglais... monen, notamment « se rappeler, considérer, avoir une haute opinion de, penser, considérer, honorer la mémoire de... ».
Euh oui, rappelons que moyen anglais est le nom donné à cette forme de langue du maître parlée entre la période de la conquête normande (1066) et la fin du XVème siècle.
Et qu'est-ce que munan nous a donné en anglais, mmmmh ?
Ben... rien.
RIEN.
RIEN.
QUE DALLE.
Nossingaaah (si jamais des journalistes parisiens tombent sur ce blog).
Eh oui, comme cela arrive parfois, le mot est sorti d'usage, et a complètement disparu du vocabulaire.
Sachez quand même que l'anglais dialectal mun, maun, qui ne sert plus que d'auxiliaire modal (en lieu et place de « shall, must ») et que vous pourriez entendre prononcer dans le nord de l'Angleterre, en est vraisemblablement un lointain cognat, mais via le moyen anglaismone, emprunté au vieux norois munu issu du proto-germanique *munan-.
- Mais enfin, espèce de clown, et l'anglais to mean, alors ? To mean, c'est quand même aussi penser, avoir l'intention... ! T'es sûr de ce que t'avances, Blondieau ?
Oui [gros soupir], je suis sûr de ce que j'avance.
Car l'anglais to mean provient, lui,
du vieil anglais mǣnian,
lui-même issu d'un étymon germanique *mainjan-, dont le sens reconstruit serait « penser... ».
Certes, le sens générique de *mainjan-pourrait facilement en faire un synonyme de notre *munan-,« penser, (se) rappeler, avoir l'intention de... », mais toute ressemblance s'arrête là : *mainjan- s'apparenterait plutôt à un étymon indo-européen créé sur le tard, propre aux langues occidentales,*moin-eie-.
Mais... nous devons quand même à *mainjan-, outre l'anglais to mean,
le vieux frison mēna, « vouloir dire, croire, suspecter, avoir l'intention de... »
l'implantation géographique du frison à l'heure actuelle, avec ses trois variétés
le vieux suédois mēnian, « vouloir dire, mentionner... »,
le vieux haut allemand meinen, « signifier, croire, dire... »,
ou encore
le néerlandais menen, de sens équivalent (« signifier, vouloir dire... »).
Tiens, à propos de l'anglais et du frison...
Au sein des langues germaniques, on rassemble parfois quelques langues
- essentiellement l'anglais, le scots et les différentes variétés de frison -
en un sous-groupe linguistique intelligemment dénommé langues anglo-frisonnes ; ces langues ayant des caractéristiques phonétiques propres et inconnues des autres langues germaniques.
Je vous offre ici une courte vidéo plutôt amusante, hélas d'une résolution épouvantable,
qui ne plaira probablement qu'aux vieux Frisons et aux valets de l'anglais,
d'un Anglais qui s'efforce de deviser en anglo-saxon avec un vieux fermier frison, qui lui répond dans sa propre langue.
Vont-ils se comprendre ? Ouais... Bof, n'exagérons rien... mais il est certain que ces deux langues sont relativement proches l'une de l'autre...
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