article précédent: passer du caravansérail à la lamaserie, quelle tranche de vie...
Michel Strogoff se taisait toujours. Immobile, la tête appuyée sur ses mains, à quoi pensait il? Bien qu’il ne lui répondit pas, entendait-il même Nadia lui parler?
Oui! il l’entendait, car, lorsque la jeune fille ajouta:
« Où te conduirai-je, Michel?
— A Irkoutsk! répondit-il.
— Par la grande route?
— Oui, Nadia. »
Michel Strogoff était resté l’homme qui s’était juré d’arriver quand même à son but. Suivre la grande route, c’était y aller par le plus court chemin. Si l’avant-garde des troupes de Féofar-Khan apparaissait, il serait temps alors de se jeter par la traverse.
Nadia reprit la main de Michel Strogoff, et ils partirent.
Le lendemain matin, 12 septembre, vingt verstes plus loin, au bourg de Toulounovskoë, tous deux faisaient une courte halte. Le bourg était incendié et désert. Pendant toute la nuit, Nadia avait cherché si le cadavre de Nicolas n’avait pas été abandonné sur la route, mais ce fut en vain qu’elle fouilla les ruines et qu’elle regarda parmi les morts. Jusqu’alors, Nicolas semblait avoir été épargné. Mais ne le réservait-on pas pour quelque cruel supplice, lorsqu’il serait arrivé au camp d’Irkoutsk?
Michel Strogoff,
Deuxième partie, Chapitre IX: Dans la steppe
Jules Verne, 1876
Ah, Jules Verne...!
Bonjour à toutes et tous!
En ce dimanche, comme annoncé il y a précisément une semaine, nous allons traiter en détail de la racine
*wer-3,
dont le champ sémantique pourrait se résumer à tourner, plier.
Cette racine particulièrement prolifique a servi de base conventionnelle à d’autres racines proto-indo-européennes (neuf en fait!), et possède, par ces dernières, des dérivés dans pas mal de groupes linguistiques…
*wer-3 est donc un peu plus qu’une racine, elle est une racine créatrice d’autres racines,
une super- racine, une racine-mère.
Aah, c’était le dimanche 26 février 2012 …
Je vous révélais l’existence de cette racine, à l’occasion de Serpents, vers et dragons. Ah, et aussi ophiolites.
Dans cet article que je vous recommande (si si, franchement), nous avions déjà appris que c’était *wer-3 qui se cachait derrière ver, vermillon, ou l’anglais worm (le ver).
Mais, mes amis, ceci n’est qu’un tout petit bout de la descendance de cette incroyable racine.
Piochons donc cette super-racine, en
*wert-,
tourner, enrouler.
Cette *wert- se retrouve surtout en germanique, mais aussi en latin, ou encore en balto-slave…
Germanique!
Nous la retrouvons dans le proto-germanique *werth-.
Sur une variante *warth- s’est construit le vieil anglais -weard, qui signifiait vers, envers, dans la direction de…
Oui, dans l’idée de “tourné vers”.
En anglais moderne, -weard s’est mué en -ward.
Que vous reconnaîtrez dans le composé towards: vers, envers, à l’égard de…
Sur le germanique *inwarth, inward s’est créé de même l’anglais inward, inwards: intérieur, vers l’intérieur…
Pour certains linguistes - je n’y crois pas - il est possible qu’un dérivé germanique de *werth-, *wertha-, “vis-à-vis, “opposé à”, soit devenu l’anglais … worth.
En tant que substantif, la valeur, en tant qu’adjectif “valant”, “qui équivaut à”…
Curieux? On l’expliquerait par le fait que pour faire face à quelque chose, pour pouvoir s’y opposer, il faut au moins en être l’équivalent, en avoir la même valeur.
Boooooff
Bon, je vous le dis tout net, pour Guus Kroonen,
dans son ébouriffant ”Etymological Dictionary of Proto-Germanic”, qui n’est pas loin d’être une (la?) référence actuelle en proto-germanique,*werth-, *wertha- est d’origine inconnue ; a fortiori, sans lien aucun avec notre racine *wer-3.
A fortiori
Mais!!
Il y a un autre dérivé proto-germanique de *werth-, *werthan-, qui a aussi donné une acception du mot worth en anglais… Acception désuète, cependant. Mais elle a existé!
Et ce worth-là, c’était un verbe qui signifiait… devenir.
Eh oui!
Car *werthan- est bien ... devenu aussi le néerlandais worden, ou l’allemand werden (devenir).
Surprenant, ce passage de la notion de tourner à celle de devenir? Pas vraiment…
Déjà, rien qu’en anglais, vous avez “to turn into” pour transformer, changer, évoluer…
Et puis, nous retrouvons cette même idée en français!
Ne dit-on pas “faire tourner (en) bourrique”??
Allez, continuons...
La forme degré zéro de notre *wert-, *wr̥t‑, s’est, elle, dérivée dans le germanique *wurthiz‑ (ou *wurdiz- selon les retranscriptions), le destin, le sort, la destinée!
Oui, on y retrouve l’idée de “devenir”: ce qu’il advient de quelqu’un.
Une acception désormais oubliée du nom weird en anglais, provenait de là: le sort, la destinée.
Le… devenir.
Une magnifique représentation du tour que peuvent prendre les événements, de la versatilité de la vie, des détours du destin, c'est la roue de la Fortune, Rota Fortunae, concept des mythologies antique et médiévale, qui représentait la nature capricieuse du destin.
Cette roue appartenait à la déesse Fortune, qui la tournait comme bon lui semblait, aléatoirement, changeant ainsi la position des Humains qui s'y trouvaient: il valait mieux se trouver sur le dessus de la roue, qu'au-dessous, croyez-moi...
Rota Fortunae, par le Maître de Coëtivy, XVème siècle (Mais QUI donc était le Maître de Coëtivy??) |
On retrouvera ce germanique *wurthiz‑ en moyen haut-allemand: wurt (destin, mort), ou encore, par exemple, en ... vieux norois (mais oui, je ne vous oubliais pas!): urðr, devenu urður en islandais moderne (sort, destin).
- Mais, euh, weird, c'est quand même "bizarre", "étrange", non?
- Tiens, vous revoilà!
Oui, parfaitement, l'adjectif weird, voire weirdo, si prisé des teenagers, correspond bien à la notion de bizarrerie, d'anormalité!
Vous vous rappelez truculent?
[sélection de la réponse]
=> OUI => Ben c'est pareil!!
=> NON => (re)lisez passer du caravansérail à la lamaserie, quelle tranche de vie...
[fin de la sélection]
Il faut savoir que le mot weird disparut de l'anglais au XVIème, mais qu'il survit en scots.
C'est de là que Shakespeare le récupérera, pour nommer les Weird Sisters, ces trois épouvantables sorcières qu'il fait apparaître - et disparaître - dans Macbeth.
Ce sont ces trois horribles personnages qui annonceront à Macbeth qu'un jour il sera roi....
The Weird Sisters |
Les gens retinrent le caractère étrange, énigmatique, de ces trois sympathiques personnages (de vraies malades, des fêlées, vraiment pas nettes, des garces de première, soyons clair), et non le fait qu'elles prophétisaient...
D'où ce nouveau sens, somme toute erroné, donné au mot! Truculent dirais-je!
Ça, c'est weird, par exemple |
Notre *wert-, en balto-slave, est devenue *wirstā‑, tour, virage…
- Là, je sens que je vous perds... -C’est de *wirstā‑ que nous arrive le russe верста (“virsta”), la … verste.
La verste!!
Sans laquelle Michel Strogoff n’aurait jamais été tout à fait le même, du moins dans ma tête de gamin de l'époque où je dévorais les Jules Verne…
Compter les distances en verstes, mais c’était magique, c’était Omsk, Irkoutsk, la steppe… en mission pour le Tsar!
Bien plus tard, j'allais vouloir apprendre le russe…
Quand j'y pense, c’est peut-être bien Michel Strogoff qui m’avait mis cette idée en tête… (Michell Strogoff et Nathalie)
Nathalie...
Alors, la verste!
Quel peut-être le rapport entre une unité de distance et la notion de “tourner”?
Sachez déjà que la verste équivalait à 1067 mètres.
Et qu’elle correspondait au tournant d'une charrue: la distance qu’il fallait parcourir avant de devoir tourner la charrue au bout du sillon.
Ouais bon, ‘faut croire que les paysans russes avaient une notion particulièrement aiguë de la longueur des sillons, non??
En fait, ce n’était pas tant la distance que la surface qui importait: la verste carrée (1067m X 1067m, hein?) correspondait à la surface de terre que l’on pouvait retourner en une journée…
paysans russes lors de la récolte du foin, 1909 SUPERBES photos d'époque ICI: http://www.francois-paren.com/photos/coup-de-coeur/photos-centenaires-de-russie/ |
Par le proto-slave *vьrtěti, notre formidable *wert- nous a encore légué le russe вертеть (“virtietj”), tourner, faire tourner …
On la retrouve encore dans le tchèque vrátit, vrtět, vrt, ou - allons-y carrément - dans le sanskrit वर्तयति, vartayati («rendre circulaire, faire tourner, retourner …»).
Mais surtout, mais surtout…
Notre si vaillante *wert- s’est retrouvée en latin!
Précisément dans le verbe vertō, vertere, “tourner, se retourner, changer…”,
dont le fréquentatif n’était autre que versō: “tourner souvent”, “tourner et retourner”, ou encore “changer, remuer, retourner, transformer”, ou alors, au sens figuré, “duper, tromper …”
Et là mes amis, on sort les bouteilles et les verres, les confetti et les mirlitons…
(source) |
Non mais… réalisez-vous seulement ce que nous devons à cette petite racine, via ce couple vertō / versō…??
Allez (et je ne garantis même pas l’exhaustivité de la liste):
Commençons par ses descendants les plus évidents...
Vertèbre
Vertige
Vortex (qui est à tout film de science-fiction ce que la vestre est à Michel Strogoff)
vortex spatio-temporel, comme tout bon vortex |
Vertex (notamment "sommet du crâne, ou de la tête")
Invertir
Introverti, extraverti
Verser, versé, versement
Oh, j'oubliais... faut que je vous raconte!
Comment est-on passé de versō, “tourner souvent” à verser, “faire couler un liquide d'un récipient qu'on incline”?!Bon, en latin, versō signifiait déjà tourner, retourner, renverser, au propre comme au figuré.
C'est d'ailleurs par cet emploi au figuré qu'il en est venu à signifier convertir, d'où traduire (eh oui, la version latine...!).Le verbe, en ancien français - et depuis la Chanson de Roland -, va s'employer dans le sens de "faire tomber". De là, il n'en fallait pas beaucoup plus pour qu'il signifiât plus spécialement "faire tomber du liquide d'un récipient"...
Forcément, nous aurons tous ces mots basés sur -vertir ou -verser:
Convertir (
converser!
Du latin conversō: tourner autour, considérer, mais aussi s'associer...
Avertir, du latin advertĕre («tourner, diriger quelque chose vers») et... aversion!
Aversion, du latin aversio («action de se détourner, aversion, dégoût, répugnance»).
Invertir, inverser...
Bouleverser
Malversation
Divertir et diversion.
Divers!
Eh oui: du latin diversus («allant dans des directions opposées ou diverses»)
Pervertir!
Tergiverser, ou controverse
Traverse, aussi!
Ca alors??
(pour ceux d'entre vous qui ne saisissent peut-être pas parfaitement toute la finesse, tout le sel de cette exclamation interrogative, sachez que c'est du mot traverse que tout est parti...)
Peuchère, même le Transsibérien, il peine, quand elle souffle, la tramontane
Sur versō, il y a encore...
versus ("dans la direction de", d'où "en opposition à"...)
adverse, adversaire, du latin adversus (« tourné contre »)
mais aussi...
subversion, subversif (qui renverse)
versatile, du latin versātĭlis (« mobile », « qui tourne aisément »)
Il y a aussi notre préposition vers, bien sûr.
Mais aussi vers, "suite de mots rythmés selon la quantité, l’accentuation, le nombre des syllabes ou le retour de la rime".
Du latin versus, le sillon.
Ben oui, car par le sillon on retourne la terre.
- Mais mais??
- Eh oui, précisément!
Vous retrouvez ici le sens qu'avait la vestre!
Aaah, la Sibérie orientale. Prévenir le frère du tsar, resté sans nouvelles de Moscou, de l'arrivée des hordes tatares menées par l'infâme Ivan Ogareff. Oh, et puis la belle Nadia, et ce bon Alcide Jolivet le journaliste français...
(source) |
Le versus, figurez-vous, c'était également une unité de mesure de surface, qui valait cent pieds carrés (1 pied étant égal à environ 30 cm).
Ce qui nous permet d'affirmer que les Romains travaillaient la terre lamentablement moins vite que les moujiks...
Mais donc, versus et верста, même combat!
Pour en revenir à versus, du sillon, on est passé à "ligne".
Et de ligne, à ligne écrite, d'où ... vers de poésie...
La poésie, c'était la belle écriture...
Nous parlons toujours de « tournure de phrase »...!
Ce qui est surprenant, c'est que si vers (de poésie) vient de versus, prose en fait tout autant!
Et ça c'est dingue.
Et là, je sens que ça vous épate...
Oui! En latin impérial, prosa "forme de discours non régie par les lois de la versification", n'était que la substantivation de l'adjectif prosus, "qui va en ligne droite", dans la locution prosa oratio: "discours droit".
Un discours droit, c'était un discours qui ne contenait pas les inversions typiques du vers...!!
Prosus était l'altération de l'archaïque prorsus, littéralement quelque chose comme "tourné droit devant", "tourné en ligne droite", issu par contraction de pro ("devant"), et de vorsus, variante de ... versus, le participe passé de vertō!
(Et ce tourné, vous devez bien entendu le comprendre comme "fait, créé, ouvragé...")
Bluffant, non?
(Et donc, puisque prose est un dérivé de versus, prosaïque l'est aussi)
Comme quoi, à un mot, en l'occurence versus, on peut lui faire dire tout et n'importe quoi, ou plutôt, tout et son contraire!
Allez, encore quelques dérivés:
Averse, ben oui.
Et puis tous ces mots en -vers:
avers, envers, travers et revers (ou encore devers, disparu sauf dans l'expression "par devers")
Et enfin - et j'en resterai là -, quelques mots que vous ne rapprocheriez pas si facilement de nos latins vertō / versō, et de ces notions de "tourner, changer, verser... "
Divorce!
Divorce, du latin divortium, du verbe divorto, variante de diverto («se séparer de», «se détourner de»)
Anniversaire!
Du latin anniversarius (« qui revient tous les ans »), composé de annus («année»), et de... versus, le participe passé du verbe vertere, ici plutôt dans le sens de «revenir».
A l'origine, le mot est religieux, et désigne une cérémonie faite au retour annuel du jour du décès... Par la suite, le mot s'est, disons, sociabilisé...
Univers!
L'adjectif latin universus, que l'on pourrait traduire par "intégral", se comprenait littéralement comme "tourné de manière à former un ensemble (un, l'unité)".
Et voilà!
La semaine prochaine, nous continuerons notre travail de fouille autour de cette super-racine *wer-3, en abordant d'autres de ses neuf (NEUF!) racines dérivées...
Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, une super semaine, et vous donne rendez-vous...
... dimanche prochain!
Frédéric
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