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Les regrets et la nostalgie sont les oripeaux de notre faiblesse, notre impuissance. Ce sont des mensonges que nous habillons avec des mots qui nous apaisent et facilitent notre sommeil. Cela rend moins cruelle notre défaite.
Le bonheur conjugal (2012)
Tahar Ben Jelloun
Bonjour à toutes et tous!
Et bonne rentrée! Oui, je sais...
Au menu de ce jour, une gentille, une adorable racine proto-indo-européenne, qui risque encore de vous surprendre.
Qui va en tout cas, certainement, vous permettre d'établir des ponts.
Des ponts entre des mots bien français que vous n'associeriez pas de prime abord.
Des ponts, enfin, entre notre langue et d'autres langues indo-européennes, des liens formés - rendez-vous compte! - il y a des millénaires.
Rien que ça.
Cette racine, j'ai pensé à la traiter pendant que je rédigeais Les Grecques portaient une tainiā pour danser le sirtaki. Et c'était intenable.
Vous allez bientôt comprendre pourquoi...
Alors!
La racine qui va nous intéresser en ce beau dimanche c'est - du moins selon la retranscription de Watkins - ...
pel-4
Pour les plus fêlés d'indo-européen d'entre vous, sachez qu'elle se retrouve sous la référence 803 3b. pel-, pelə-, plē- chez Pokorny.
Pour celles et ceux qui s'étonnent de cet indice 4, sachez ...
- oh, j'ai déjà dû l'expliquer à l'une ou l'autre occasion -... que parfois, la reconstruction des racines proto-indo-européennes aboutit à des formes identiques, mais ne correspondant pas au même champ sémantique.
Pour distinguer ces racines de forme identique, mais de sens différent, on leur donne un numéro, tout simplement.
Cette reconstruction est toujours un exercice éminemment théorique: allez donc prouver, vous, que des êtres humains utilisaient une langue basée sur ces racines il y a au moins 5000 ans, en pleine préhistoire!
le foyer du proto-indo-européen, selon l'hypothèse kourgane |
Pour ce qui est de *pel-, on a ainsi reconstruit, déduit, six racines de forme *pel-, aux sens bien différents.
Par exemple , *pel-1 correspondrait à “poussière, farine...”
*pel-3 devait signifier quelque chose chose comme “plier”.
Quant à *pel-5, elle aurait correspondu à “vendre”.
Et à notre *pel-4, nous pourrions attacher le champ sémantique de “peau, fourrure”.
Les différentes couleurs de peau utilisées pour recréer un Pantone (source) |
Bon, allons-y!
Une forme suffixée en *-no- de *pel-4,
*pel-no-, sans surprise,se retrouve dans l'anglais fell, “fourrure, peau d’animal”, que l'on fait dériver d'un proto-germanique *felnam.
fell |
Mais notre délicieuse *pel-4 se retrouve aussi dans le proto-germanique *felma(n), “membrane”.
De ce *felma(n) dérive le vieil anglais filmen, qui est devenu, vous l’avez deviné, l’anglais moderne… film!
About Time, Richard Curtis, 2013 (formidable) film anglais que j'adore. |
Comme vous le savez, le mot film, avant de désigner une oeuvre cinématographique, désignait la pellicule sensible sur laquelle cette oeuvre était fixée.
Eh oui, vous comprenez à présent pourquoi j’avais pensé à cette racine en parlant du grec ταινία, tainía, “film”.
Je vous avais même dit à l’époque que ταινία était l’équivalent de notre français film, “pellicule”, emprunté à l’anglais.
Mais restons-y donc, en grec!
Car en grec ancien, πέλμᾰ, pélma désignait la plante du pied, ou la semelle.
Vous aurez compris que πέλμᾰ, pélma, dérive lui aussi de *pel-4, et que la semelle en question était constituée à l’origine ... de peau, de cuir.
pied grec (source) |
Toujours en grec ancien, notre *pel-4 se retrouvera dans πέλλα, πέλας, pella, pélas, “peau”.
Nous en avons tiré...
- on aurait franchement pu s’en passer -... érysipèle (ou érésipèle), de ἐρυσίπελας, erusípelas, “peau rouge”, composé de ἐρυσί, erusí, base de ἐρυθρός, eruthrós, “rouge”, et de πέλας, pélas, que je ne vous traduis pas.
Non, l’érysipèle ne désigne pas vraiment un amérindien, plutôt une infection de la peau due au streptocoque.
Je préfère quand même vous montrer un Peau-rouge |
Il est possible également que *pel-4, par une forme suffixée en *-to- *pel-to-, soit à l'origine du grec ancien πέλτη, peltē désignant le pelte, ce petit bouclier qu’utilisaient les soldats des armées grecques, en forme de croissant et surtout, surtout, fait de … cuir.
On n'a jamais su si le pelte était efficace, mais en tout cas il faisait rire tout le monde et apportait de la bonne humeur sur le champ de bataille. |
Pour en revenir aux langues germaniques, ce germanique *felma(n), parent de l’anglais film, y a également donné...
- le vieux frison filmene (“peau fine, peau humaine”),
- le néerlandais vel (“feuille, peau”),
- l’allemand Fell (“peau, fourrure”).
... fjall, fell, en descend le suédois fjäll (notamment “couverture en fourrure”).
Et toujours par le .... vieux norois (re-aaaah) haus-filla, c'est le norvégien fille (notamment “loque, chiffon, toile…”) qui en dérive.
Dans le groupe balto-slave, notre infatigable *pel-4 n'est pas en reste non plus.
On l'y retrouve un peu partout, si si.
Comme dans le lituanien plėnė̃, “membrane”.
Ah, on la retrouvait évidemment aussi dans le …
De là,
Oh, mais, 'faut pas croire, on la retrouve encore bien plus à l’est, à l'Orient, cette formidable petite racine…
En sanskrit,
पट, paTa, désigne (notamment) le voile. Et
पटल, paTala, la membrane.
Je vous laissais le meilleur pour la fin!
Car, par une forme suffixée *pel-ni-, transmise au proto-italique *pelni-,
*pel-4 nous a aussi donné le latin … pellis.
Et oui, de pellis, nous avons fait (1080) pel, puis… (1150) peau.
C'est ainsi que le pelletier était, au XIIème siècle, celui qui faisait et vendait les fourrures.
Le diminutif du latin pellis, c’était ... pellicula,
Début du XVIème, nous l’avons emprunté, ce pellicula, pour en faire, évidemment, pellicule.
Oh, vous pouvez allègrement trouver d’autres dérivés français de *pel-4, par ce pellis latin.
Comme … oripeau.
Dont l’acception la plus courante serait
Oripeau se disait d'une lame de cuivre ou de laiton très mince, ayant de loin l'éclat et l'apparence de l'or.
Oripeau désigne encore les tissus imitant le tissu d'or par le même moyen, et par extension toute étoffe de couleurs vives et criardes
Bon, passons sur pelisse, qui coule de source.
Ou dépiauter: dépouiller (idéalement un animal) de sa peau.
Figurez-vous que je pensais que “peaufiner” venait du travail du cuir, de l’art de la tannerie.
Il n’en est RIEN!
Le mot serait probablement dérivé d’un terme argotique de Saint-Cyr. Oui, l’Ecole militaire.
Le “peau-fine” était apparemment un camarade imberbe, au teint rose.
De là aurait découlé l’emploi du verbe à la forme pronominale “se peaufiner”, pour “faire toilette”, ou plutôt même “faire une toilette très soignée”.
La pellagre, cette maladie grave due à la malnutrition, tire son nom de l’italien pellogra, dérivé de pellis.
Connaissez-vous le surplis, ce vêtement de lin à manches larges que les prêtres portent - ou du moins portaient - sur la soutane?
Le mot est un emprunt au latin médiéval superpellicium, “ce qui est sur la pelisse”, composé de super- (“au-dessus de”) et du bas latin pellicius (“pelisse”).
Enfin, et pour conclure, auriez-vous pensé que pieu “le lit” et “pioncer”, dormir, provenaient de pellis, et donc aussi de notre *pel-4?
On pense que pieu est peut-être la forme picarde de peau: “piau”.
Le rapport entre peau et lit?
C'est tout simple: le lit dont on parlait, c'était une couche faite de peaux.
Quant à l’argotique pioncer, “dormir profondément”, il dériverait de piausser, coucher dans un … piau.
Chères lectrices, chers lecteurs,
Je vous souhaite, à toutes et tous,
un excellent dimanche, et une très très belle semaine!
Frédéric
Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
Dans le groupe balto-slave, notre infatigable *pel-4 n'est pas en reste non plus.
On l'y retrouve un peu partout, si si.
Comme dans le lituanien plėnė̃, “membrane”.
Ah, on la retrouvait évidemment aussi dans le …
- mais oui!!! -... vieux slavon d’église - пелена (“pelena”), “membrane”.
De là,
- le russe пелена (“pelená”), “voile, linceul”,
- le solvène plẹ́na, ou encore
- le tchèque plena.
Oh, mais, 'faut pas croire, on la retrouve encore bien plus à l’est, à l'Orient, cette formidable petite racine…
En sanskrit,
पट, paTa, désigne (notamment) le voile. Et
पटल, paTala, la membrane.
Tudieu, ça c'est du voile. Autre chose que cette horreur que certains veulent imposer à la moitié de la population. |
Je vous laissais le meilleur pour la fin!
Car, par une forme suffixée *pel-ni-, transmise au proto-italique *pelni-,
*pel-4 nous a aussi donné le latin … pellis.
Peau, fourrure, peau tannée, cuir, ou encore enveloppe, manteau…
Et oui, de pellis, nous avons fait (1080) pel, puis… (1150) peau.
C'est ainsi que le pelletier était, au XIIème siècle, celui qui faisait et vendait les fourrures.
Le diminutif du latin pellis, c’était ... pellicula,
la petite peau, la pelure d’un fruit.
Début du XVIème, nous l’avons emprunté, ce pellicula, pour en faire, évidemment, pellicule.
Il est donc intéressant de noter que film et pellicule, tous deux proviennent d’une seule et même racine, *pel-4.
problème de pellicules |
Oh, vous pouvez allègrement trouver d’autres dérivés français de *pel-4, par ce pellis latin.
Comme … oripeau.
Dont l’acception la plus courante serait
“vêtements voyants, de mauvais goût, vieux habits dont un reste de clinquant fait ressortir l'usure, la vétusté.”L’ancien français oripel date du XIIème siècle, composé de “orie”, “doré”, et pel, peau.
Oripeau se disait d'une lame de cuivre ou de laiton très mince, ayant de loin l'éclat et l'apparence de l'or.
Oripeau désigne encore les tissus imitant le tissu d'or par le même moyen, et par extension toute étoffe de couleurs vives et criardes
"de couleurs vives et criardes". Je crois que j'ai trouvé |
Bon, passons sur pelisse, qui coule de source.
Un lieutenant du 10ème bataillon de chasseurs à pied, en pelisse |
Ou dépiauter: dépouiller (idéalement un animal) de sa peau.
Figurez-vous que je pensais que “peaufiner” venait du travail du cuir, de l’art de la tannerie.
Il n’en est RIEN!
Le mot serait probablement dérivé d’un terme argotique de Saint-Cyr. Oui, l’Ecole militaire.
Le “peau-fine” était apparemment un camarade imberbe, au teint rose.
De là aurait découlé l’emploi du verbe à la forme pronominale “se peaufiner”, pour “faire toilette”, ou plutôt même “faire une toilette très soignée”.
La pellagre, cette maladie grave due à la malnutrition, tire son nom de l’italien pellogra, dérivé de pellis.
Non, pas de photo.
Connaissez-vous le surplis, ce vêtement de lin à manches larges que les prêtres portent - ou du moins portaient - sur la soutane?
Le mot est un emprunt au latin médiéval superpellicium, “ce qui est sur la pelisse”, composé de super- (“au-dessus de”) et du bas latin pellicius (“pelisse”).
surplis |
Enfin, et pour conclure, auriez-vous pensé que pieu “le lit” et “pioncer”, dormir, provenaient de pellis, et donc aussi de notre *pel-4?
On pense que pieu est peut-être la forme picarde de peau: “piau”.
Le rapport entre peau et lit?
C'est tout simple: le lit dont on parlait, c'était une couche faite de peaux.
un pieu, littéralement |
Quant à l’argotique pioncer, “dormir profondément”, il dériverait de piausser, coucher dans un … piau.
Chères lectrices, chers lecteurs,
Je vous souhaite, à toutes et tous,
un excellent dimanche, et une très très belle semaine!
Frédéric
Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
Renée Fleming, “O mio babbino caro”, de Puccini.
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