article précédent: ah ça, du raifort, pour se ramoner les intestins, c'est radical...
(...) Mais le tabernacle où le peuple avait servi Dieu dans le désert était encore à Gabaon ; et c'était là que s'offraient les sacrifices sur l'autel que Moïse avait élevé. (...)
Jacques-Bénigne Bossuet (l'Aigle de Meaux).
Discours sur l'Histoire Universelle, chapitre IV
Bonjour à toutes et tous!
Il y a quelques semaines, précisément le dimanche 10 mai, nous avions parlé du temple (Avez-vous déjà contemplé l'anatomie d'un chevalier du Temple? Moi non).
Temple, avec comme racine *temə-1.
Eh bien, en ce dimanche, je vous propose de nous pencher sur un mot - que j’ai personnellement toujours trouvé curieux, un peu mystérieux - qui est clairement lié à la notion de temple.
Il fait référence à une sorte de temple portatif, mobile, qui préexistait au temple de Jérusalem…
le … … … tabernacle!
Le tabernacle était donc au temple ce que le bibliobus est à la bibliothèque...
bibliobus |
Un tabernacle, selon le Robert, c’est une petite armoire fermant à clé, souvent en forme de chapelle, qui occupe le milieu de l'autel d'une église catholique et contient le ciboire.
Il (Le Robert) précise cependant que le tabernacle originel, c’était une tente où étaient enfermés l'Arche d'alliance et les objets sacrés, avant la construction du temple.
(c’est malin, je viens de le dire)
Le mot en est venu, finalement, à désigner tout lieu sacré…
tabernacle |
Alors, tabernacle!
Nous avons emprunté le mot au latin tabernaculum, diminutif de tabernă.
Tabernă a dû désigner une habitation en général (on parle de hutte, de cabane), même si on le retrouve spécialement dans le sens de “boutique, échoppe”…
Son diminutif désignait lui une toute petite habitation, transportable: une … tente.
Mon frère Jean-Luc, et la tente familiale. Vacances au Danemark, il y a très, très longtemps |
Vous aurez déjà évidemment fait le lien: sur le latin tabernă, nous avons aussi créé… taverne!
A l’origine, la tabernă c’était l’échoppe, la cabane, ou encore l’estrade, la boutique, le magasin.
Plus particulièrement, l’auberge, l’hôtellerie, sens que le mot a d’ailleurs conservé dans les langues romanes.
(Pensons à l'ancien provencal ou à l'italien taverna, ou à l'espagnol et au portugais taberna...).
taverne |
Bon, je dois bien vous le dire, pour ce qui est de l’étymologie de tabernă, les avis sont, disons, ... partagés.
Il pourrait s’agir d’un mot d’origine inconnue, allez, peut-être étrusque
(ce qui arrange tout le monde ; c’est toujours bien pratique de citer l’étrusque quand on n’a aucune idée de l'étymologie d'un mot),ou
- et ça, c’est la version que je vous présente ici -d’un dérivé du latin trabs (ou trabes), la poutre, la planche.
C’est aussi la version proposée par Michiel de Vaan dans son ”Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages”, ce qui n’est pas rien, croyez-moi…
Le passage de trabs à tabernă suppose une étape intermédiaire, *trab-erna, à partir de laquelle, par dissimilation, le r original aurait disparu.
Oh, la dissimilation, on en a déjà parlé!
changement phonétique qui a pour but d’accentuer ou de créer une différence entre deux sons voisins non contigus.
Un bel exemple de dissimilation se retrouve dans la prononciation du français madame, qui devient parfois meu-dame ; le premier [a] se fermant et s’arrondissant pour devenir un eu, pour mieux se distinguer - "se dissimiler"- du second [a].
Pour en revenir à *trab-erna / tabernă, on pense donc que son sens originel devait être celui de cabane en bois (faite de planches, de poutres!).
Ça, c'est une cabane! |
A l’origine de trabs, une racine indo-européenne!
*treb-
Son champ sémantique? Sans trop se mouiller, la notion d’habitation, de demeure.
Mais attention!
Dans ce cas précis - et je cite ici (très librement) Michiel de Vaan -,
avec *treb-, nous entrons en eaux troubles: considérant la zone de distribution géographique - uniquement occidentale - de la racine, et les difficultés que l’on rencontre pour en reconstruire des formes communes dans d’autres sous-branches, il se pourrait bien que cette racine proto-indo-européenne ne soit en fait qu’un emprunt à une langue non indo-européenne...
(Et que par définition, elle ne soit donc PAS à proprement parler une racine proto-indo-européenne, entendez "datant du proto-indo-européen", car importée plus tard, si vous me suivez bien...)
Empruntée à laquelle, de langue? Mmmh?
‘Sais pas!
Oui, je n'ai simplement pas de réponse.
Eh oui, il n'est pas si facile, en ce dimanche, de remonter le long fleuve pas si tranquille du proto-indo-européen.Mais de cette racine, on retrouve des dérivés assez marquants dans le groupe indo-européen des langues sabelliques - parlées donc par les Sabelliens, cette peuplade antique qui vécut dans ce qui deviendrait l'Italie centrale, aux côtés des Latins, des Étrusques...
Ainsi, en osque, où trííbúm désignait la maison, l’édifice.
*treb- est donc peut-être originaire de par là...
******
Euh, les langues sabelliques? (dites plutôt osco-ombriennes, ça en jette plus)
Oui, elles formaient (elles sont toutes éteintes) une subdivision du groupe des langues italiques anciennes.
Les groupes linguistiques dans l'Italie préromaine, vers le VIème siècle av. J.-C.. Les langues italiques sont représentées en nuances de gris. (source) |
On y trouvait... (et je n'invente rien, j'vous jure!)
- l'osque
- l'ombrien
- le sabin
- le samnite
- le pélignien
- le volsque
- le marse
- le marrucin
- le sud-picène
- le vestinien
- l'èque
- le lucanien!
Quoi qu’il en soit, cette forme racine, qu’elle soit vraiment proto-indo-européenne ou pas, il est certain que nous ne la retrouvons que dans quelques groupes linguistiques: les langues romanes, les langues germaniques, celtiques et baltiques.
Et même - soyons fou -, en albanais.
En gros, tout ce qui est à gauche sur la carte, quoi.
Dans les langues romanes, elle débarque par le latin trabs. Ca, nous le savons déjà.
Mais à côté de taverne et tabernacle, basés sur cette fameuse déformation phonétique qui a fait perdre son r au mot, trabs nous a aussi donné…
trave!
En charpenterie, il s’agit de l’assemblage de deux pièces de bois jointes en oblique ou à angle droit.
ou encore travée!
L’espace entre deux poutres garni par un certain nombre de solives, la portée d'une poutre (de plafond, de plancher), la portion de voûte, de comble, de pont… comprise entre deux points d'appui…
Travée, Iona Abbey, Ecosse |
Travée? J’en avais parlé il y a longtemps, dans un article où je tentais d’expliquer une autre étymologie à “travail” que celle que l’on connait (eh les cocos, je vais pas vous la redonner, hein,’faut lire l’article, 'suffit de cliquer là => troïka, sitar et trèfle).
Dans cet article, je m’amusais à rapprocher travail de travée.
Bof!
Avec le recul, mais quelle impertinence!
Disons que j’étais plus jeune.
Mais soit.
Du latin trabs, nous avons encore reçu architrave, la poutre maîtresse!
La partie inférieure de l'entablement qui porte directement sur la tablette des chapiteaux deColognecolonnes.
Enfin, nous avons entraver!
Arrivé, d’une façon ou d’une autre
(oui, il y a deux possibilités: par l’ancien français ou l’ancien provençal)du latin trabs.
Dans ses premiers usages, le mot s’emploie, curieusement, au sens figuré ; ce n’est que plus tard qu’il prendra le sens concret de retenir, attacher un animal avec une entrave.
Mais je vous parlais plus haut de dérivés germaniques…
Par une forme au degré zéro, *tr̥b-, *treb- nous a légué…
...le néerlandais dorp, le village, le hameau!
Ou encore l’anglais thorp(e), à présent tombé en désuétude, mais qui désignait lui aussi le village, le bourg.
Thorpe on the Hill, Lincolnshire |
En vieux norois, avant vraisemblablement de se délecter de votre sang bu à même votre propre crâne, on vous parlait aimablement du þorp, du village, réuni autour de vous pour deviser gaiement et boire à votre santé.
(PS: évidemment, cette image est totalement fausse, on buvait dans des cornes)
D’où le norvégien ou le suédois torp pour la petite maison, la petite ferme, le cottage…
torp en suède |
Ou encore certaines acceptions de l’allemand ou du néerlandais treffen…
Tous ces dérivés provenaient de la racine par le germanique *þorpom (que Watkins transcrit *thurpam).
En lituanien, on emploie encore trobà pour désigner la maison, l’édifice, le bâtiment.
Trüba en letton…
En albanais - oui, surtout ne l'oublions pas -, trevë correspond à pays, région, village...
En gallois, athref signifie logement, et tref, la ville.
Terminons en beauté, c'est vous qui travaillez:
Devinez donc ce mot, bien français, bien connu, qui provient encore de *treb-...
... par le germanique *þorpom, puis le francique *thorp, village.
En latin médiéval, ce francique *thorp est devenu, par métathèse (cette fameuse inversion des sons, qui vous fait dire aréodrome plutôt que aérodrome), truppus, troppus (+/- 700).
Il désignera alors "un ensemble de choses".
Il évoluera en *trop ("*" car non attesté), puis en tropel (vers 1155).
Trouvé?
Oui, troupeau!
troupeau |
D'où nous avons également tiré... troupe!
troupe |
Alors, *treb-, racine proto-indo-européenne, ou racine plus récente, empruntée à ce fameux substrat pré-indo-européen?
Quoi qu’il en soit, elle nous permet de relier taverne, tabernacle, le néerlandais dorp, travée, ou encore entraver, ou troupe / troupeau…
C’est quand même pas si mal, non?
L'auriez-vous cru, que tous ces mots étaient ainsi apparentés?
Bon dimanche à toutes et tous, passez une EXCELLENTE semaine, et …
A dimanche prochain!
Frédéric
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