article précédent: A l'automne, les cheveux des moines se ramassent à la pelle
Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l'odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
"Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois."
A ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s'en saisit, et dit : "Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. "
Le Corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
Le Corbeau et le Renard,
deuxième fable du livre I, premier recueil des Fables,
deuxième fable du livre I, premier recueil des Fables,
Jean de La Fontaine, 1668.
Bonjour à toutes et tous!
Aujourd’hui, nous allons parler de racines.
Enfin, de racine.
De la racine du mot racine.
C’est un comble, ça fait plus de trois ans et demi que chaque dimanche, je ponds un article sur ce blog (avec celui-ci, cela fera 184 articles publiés à ce jour!), et jamais (JAMAIS) je n’ai pensé à traiter de l’étymologie de racine…
Alors, ben… allons-y.
Le français racine est issu, tout comme le sarde raigina ou le roumain radacina, du bas latin … radicina.
Vous supposez que ce terme bas latin provient du latin?
Gagné!
Radicina provenant du latin rādīx, rādīcis. La racine, au sens propre comme au sens figuré (base, fondement).
Et le latin rādīx - faut-il vraiment le préciser? -, venait d’une racine proto-indo-européenne:
*wrād-
la racine, la branche…
Ce rādīx latin provenait précisément de sa forme *wr̥əd-ī-.
Et à rādīx, nous devons déjà…
Racine, bien sûr, mais aussi, forcément, enraciner, enracinement, déraciner, radical…
Oui!
Radicule, aussi: “rudiment de la racine, dans un germe qui se développe”, “partie inférieure de l'axe de l'embryon d'une plante qui, en se développant, deviendra la racine”.
Du latin radiculă, diminutif de rādīx.
Radiculaire: en médecine, qui concerne les racines des nerfs crâniens ou rachidiens.
Une incisive sera uniradiculaire: pourvue d'une seule racine. Enfin, si tout va bien…
Radicelle?
Dérivé savant, relativement récent (1815)...
- oui, même année que la bataille de Waterloo! -
Bataille / carnage de Waterloo |
... désignant chacun des petits filaments qui proviennent de la ramification des racines plus importantes.
On parlera ainsi d’une racine chevelue, terminée par des radicelles.
radicelles |
Connaissez-vous le sens de réfection, en linguistique?
Oh, c’est pas bien méchant: la réfection consiste à reformer un mot à partir d’un modèle préexistant.
On parle de réfection quand on modifie la forme populaire d’un mot, due à son évolution normale, en la transformant pour la rapprocher de sa forme d’origine, de son étymon.
Eh bien, radis est la réfection de l'ancien français radice (1507).
Si 1815 c’est Waterloo, 1507, c’est l’année du Siège de Gênes, à l’issue duquel Louis XII prendra la ville à la tête de 50 000 hommes.
Siège de Gênes |
Radice, emprunt à l’italien radice (racine), équivalent de l’ancien français … raïz, qui sera supplanté par racine.
Oui, vous noterez que racine, en espagnol, se dit toujours… raíz.
En français, donc, le mot a été évincé par cette forme racine.
On le retrouve cependant encore dans… … …
raifort!
Raiz fors, puis raix forte, pour devenir refort, puis enfin raifort (1545).
1545? La bataille du Solent (le bras de mer séparant l'Angleterre de l'île de Wight), ou de Portsmouth.
Cette fois, c’est François Ier qui f. la m., en tentant une invasion de l'Angleterre.
C’est au cours de cette bataille que sombra HMS Mary Rose, le navire du vice-amiral George Carew.
Si vous passez par Portsmouth, allez la voir, ou du moins son épave!
Après avoir visité HMS Victory, bien sûr, dont je vous avais montré la proue le 1er décembre 2013: Pravda, perestroika, Alotta Fagina.
HMS Mary Rose, du temps de sa splendeur |
Son épave, à l'heure actuelle |
Portsmouth? Mais c'est un morceau de Mike Olfield!
Basé sur un air de danse populaire anglais...
Portsmouth (Playford, 1701), mandolin quartet,
English country dance
Euh oui, je m’égare…
Raifort!
Le raifort désigne une plante dont la racine charnue, à odeur… forte!, est utilisée comme condiment.
raifort |
Eradiquer!
Supprimer, extirper complètement par l'éradication, du latin eradicatio « action de déraciner », du supin de ērādīcō « déraciner ».
Tous ces mots, donc, en provenance du latin, dérivaient de notre proto-indo-européenne *wrād- par sa forme suffixée *wr̥əd-ī-, basée sur sa forme au degré zéro (= sans voyelle-pivot) *wr̥əd-.
Sous sa forme de base, *wrād- nous a cependant donné aussi quelques mots, dont l’anglais … root, la racine.
the root of all evil |
Ou encore… rutabaga!
Du suédois dialectal (du Götland - on pourrait donc parler ici de la langue de Göt) rotabagge « chou-rave », où l’on retrouve rota, "racine", et bagge, "sac, bourse" (cognat avec notre français bagage!).
Oui, rutabaga nous vient du suédois ; d’ailleurs, on appelle parfois le rutabaga “navet de Suède”.
A l’origine, une forme germanique *wrōt-, devenant rōt en en ... ??
Oui, en vieux norois!
rutabaga |
Mais revenons à *wr̥əd-, la forme au degré zéro de notre racine *wrād-…
Jusqu’au milieu du XVIIème siècle, on utilisait encore en anglais le terme wort pour désigner un végétal ou une plante, utilisé en cuisine, ou encore une herbe médicinale…
Le mot était issu du vieil anglais wyrt.
En vieux haut-allemand, son équivalent, c’était wurz, plante, racine…
Très important, ce wurz!
Car sans lui, pas de… Gewürztraminer!
Gewürz, sémantiquement, se rapproche de raifort. Littéralement, c’est l’épice.
Quant à la deuxième partie du mot, traminer, elle fait référence au village de Tramin (Termeno en italien) dans le Haut-Adige, d’où ce cépage est originaire, faut-il le préciser?
Une forme suffixée *wrəd-yā- s’est, elle, dérivée dans le germanique *wurtjō-.
Encore plus important, ce *wurtjō-!!
En vieil anglais, il est passé sous la forme wyrt (oui, comme la plante médicinale), mais sous une acception plus précise: le végétal… du brasseur!
Car, vous le savez peut-être, l’anglais moderne wort, directement issu de wyrt, désigne aussi le moût, ce suc d'origine végétale préparé pour être soumis à la fermentation alcoolique.
Le wort est une étape obligée dans la production du du... ?? Whisky, bien entendu…
cuve à wort, Jameson Distillery |
Ah oui, cette … racine … se retrouve dans pas mal de langues germaniques, pour désigner ce qui se présente sous forme de racine…
Comme wortel, carotte en néerlandais.
Allez, continuons,
Une forme suffixée en *-mo- de *wr̥əd-, degré zéro de *wrād-, *wrəd-mo‑, s’est dérivée dans le latin rāmus, la branche.
Rameau, ramifié, ramification… Oui, bien sûr!
Mais nous en avons aussi gardé… ramier!
Le pigeon ramier, le pigeon vivant ... dans les branches (XIIIème siècle!).
ramier |
La ramure désigne elle l’ensemble des rameaux et branches d’un arbre.
Dérivé du latin rāmus, nous avions en vieux français ram, raim: branche, rameau.
Nous parlons encore de rame pour désigner une branche - rameuse - que l’on fiche en terre à côté d’un plant pour lui servir de support…
rame |
La ramée était, au début du XIIème, une hutte de branchages, pour finalement désigner, notamment, une bouture employée dans les travaux de boisement.
Le ramage, mes amis, le chant d’oiseau, provient bien lui aussi du vieux français ram, raim, (branche, rameau)!
Ramage pouvait, à l’origine (du côté du XIIème siècle) qualifier - car il s’agissait d’un adjectif! - un oiseau vivant en forêt, ou une forêt touffue.
En droit féodal, le mot désignait le droit de couper des branches dans la forêt seigneuriale. (saleté de pauvres).
Toujours en tant qu’adjectif, au XVIème siècle, on l’accolera à chant: le chant ramage, c’était le chant des oiseaux dans les branches!
Toujours plus fort: ramoner.
Dérivé de ramon, balai fait de … branches!
ramoneur |
Allez, encore une petite salve, et on en restera là…
On suppose que par une forme suffixée et réduite *wr̥(ə)d-ya-, notre décidément surprenante *wrād- nous a légué le grec ῥίζα, rhíza, racine, racine médicinale …
De là, notre français rhizome, tige rampante souterraine qui porte des racines adventives et des tiges feuillées aériennes.
En ancien français, on trouvait licoresse, issu du latin tardif liquiritia, basé sur l’ancien grec γλυκύρριζα, glukúrrhiza, “racine douce”).
Ce joli licoresse désignait… la réglisse.
Oublié en français, il a tranquillement continué sa petite vie en anglais, où il est devenu liquorice (réglisse).
bâtons de réglisse |
Allez, un p'tit dernier pour la root... (oui je sais).
Arracher!!!
Eh oui!
Le mot provient, comme éradiquer, du latin ērādīcō « déraciner ».
Mais ici, le mot nous est arrivé par le latin populaire *exradicare.
En ancien français, le préfixe ex- s'est vu substitué par un ad-.
On avait ainsi une forme (sans rire) esrachier.
Depuis le début du XIIème, le mot s'emploie pour "enlever de terre (une plante à racine)", puis pour "détacher avec effort"...
PS: Quelques autres cognats, dans d'autres indo-européennes?? (avec toujours le sens de racine)
- l'albanais rrënjë
- le gallois gwraidd
- le breton gwriz
- l'irlandais fréamh
- le kurde reh
Et donc!
Racine, ramure, ramier, ramage, raifort, rutabaga, ramoner, Gewürztraminer, éradiquer, arracher...
OUI, tous ces mots proviennent d'une seule et même petite racine proto-indo-européenne...!
Bon dimanche, bonne semaine!!
Et à dimanche prochain!
Frédéric
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