- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 12 janvier 2014

Avez-vous le tempérament pour jouer du Bach?



To every thing there is a season, and a time to every purpose under the heaven:
A time to be born, and a time to die; a time to plant, a time to reap that which is planted;
A time to kill, and a time to heal; a time to break down, and a time to build up;
A time to weep, and a time to laugh; a time to mourn, and a time to dance;
A time to cast away stones, and a time to gather stones together; a time to embrace, and a time to refrain from embracing;
A time to get, and a time to lose; a time to keep, and a time to cast away;
A time to rend, and a time to sew; a time to keep silence, and a time to speak;
A time to love, and a time to hate; a time of war, and a time of peace.

"Turn! Turn! Turn! (to Everything There Is a Season)", 

Pete Seeger, 1962

repris par The Byrds, 1965

paroles reprises pratiquement in extenso du chapitre 3 du livre de l'Ecclésiaste.





A toute chose sa saison, et à toute affaire sous les cieux, son temps. ...




Turn! Turn! Turn!, The Byrds, live



Bonjour à toutes et tous !


En ce dimanche si proche du début de l’année, un sujet sur le temps qui passe...


Inexorablement,

Inéluctablement



Alors, TEMPS ! 

C’était QUOI, le TEMPS, pour nos lointains, lointains aïeux indo-européens ?

Mettons déjà les choses au point: cette idée de temps “cursif”, “linéaire”, de “ligne du temps” est parfaitement occidentale et moderne.

Du temps de nos lointains ancêtres, le temps était considéré comme cyclique, rythmé par les cycles terrestres et célestes.

Jour / nuit, phases de la lune, saisons, équinoxes, solstices


Jour / nuit


Nous retrouvons bien cette ancienne et traditionnelle notion de temps cyclique dans le russe pour temps : время (“vriémia”), descendant du vieux slavon d’église врѣмѧ (vrěmę) ('tain, quelle gueule ces vieux caractères slavons !), lui-même basé sur la racine proto-indo-européenne *wer-3, qui signifiait bien à propos : “tourner” (voir Serpents, vers et dragons. Ah, et aussi ophiolites.).


Cette notion de “temps linéaire” qui nous apparaît aller tellement de soi, si vitale, indispensable, eh bien, tout simplement, elle n’existait pas pour ces glorieuses tribus !

Eh non !

En tout cas, on ne retrouve aucune racine proto-indo-européenne qui pourrait y correspondre !

AUCUNE !!



En revanche… … …

En revanche, il y a bien une racine...


*tep-


... qui désignait … … … la température !

En fait, le verbe proto-indo-européen *tep- signifiait être chaud, brûlant.


- Ah bon, et alors ??
- Eh bien on suppose (on suppose, hein, rien ne peut être affirmé) que c’est *tep-,
- cette racine *tep- à l’origine du latin tepor, teporis : la chaleur, la tiédeur -
qui se cache derrière le latin tempus, d'où nous vient le français “temps”.


Du latin tĕpŏr, nous avons tiré tépide : tiède, dans un langage précieux.

Et l’on suppose que primitivement, tempus devait signifier de même la chaleur, d’où la température.

Sous cette acception, tempus, via tempera, temperatus, temperatura, nous a bien entendu légué “température”, ou “tempéré”.

Mais de tempus, nous avons aussi gardé…
Tempérance, ou tempérament

Tous ces mots véhiculent comme idée première la “tiédeur”.

La tiédeur, me direz-vous, ce n’est pas nécessairement positif.
Certes, mais la tiédeur, d’une certaine façon, c’est aussi “la voie du milieu”, la recherche de l’équilibre entre deux extrêmes.

C’est ainsi qu’en musique, on parle toujours de tempérament.

Rien à voir avec la fougue ou la nervosité d’un compositeur ou d’un interprète.
Non, le tempérament désigne une façon d’accorder les instruments en altérant légèrement les demi-tons…

- Maisje ??
- Oui, deux secondes, j'explique !


Connaissez-vous cette oeuvre magistrale, de ce maître absolu qu’est Johann-Sebastian Bach:
Das Wohltemperierte Klavier, BWV 846-893.

En français: le Clavier bien tempéré.


Ici par un autre Maître: Glenn Gould


Non, Bach, dans cette suite de préludes et de fugues, ne précise pas à quelle température le clavier doit être placé, et ne recommande pas non plus de jouer “avec modération”.

Mais pas du tout !

En fait, Das Wohltemperierte Klavier c’est une vitrine ! Ou plutôt une jauge.


Seconde page de la partition du
prélude en fa mineur (BWV 857)


A l’époque, les orgues, ou les clavecins ou clavicordes, les claviers, quoi, étaient encore souvent accordés selon des tempéraments particuliers, qui n'étaient pas nécessairement compatibles les uns avec les autres...

Une jauge ?
Oui : avec Das Wohltemperierte Klavier, Bach vous donne à jouer une suite de morceaux.
Si votre clavier vous permet de les jouer harmonieusement, eh bien, votre clavier est bien tempéré.

Une vitrine ?
Oui, auss i: Bach y fait l’éloge d’un type de tempérament : “voyez (ou plutôt écoutez) ce qu’il y a moyen de jouer sur un clavier tempéré selon mes recommandations.”.


Vous devez savoir qu’un clavier est par définition… faux !
Car à l’heure actuelle, sauf en de rares exceptions, nous utilisons le tempérament égal.

Qui convient d’ailleurs très bien au Wohltemperierte Klavier, même si d’autres tempéraments s’y prêtent également.

Dans le tempérament égal, on “normalise” les demi-tons.
Je m’explique :

Entre Do et , il y a un ton. En théorie musicale, on apprend que l’on peut diviser ce ton en demi-tons.
Et il y a deux demi-tons par ton, ce qui me semble assez logique.

Et puis, on peut aussi diviser ce même ton en commas, des neuvièmes de ton.
Et il y a combien de commas dans un ton ???
Oui, neuf commas dans un ton, bravo !

Prenons l’exemple du ton qu’il y a entre un do et un (notez, c'est le même ton qu'il y a entre un et mi, mais je ne veux pas vous embrouiller) :

Sur le clavier d’un piano, il y a une touche noire entre les deux touches blanches que sont le do et le .
Cette touche sert à obtenir soit un do#, soit un ré bémol : une note entre do et , qui est précisément un demi-ton plus haute que do, et un demi-ton plus basse que .



Simple !

Or c’est parfaitement faux !

Car - demandez-le à un violoniste (ou à tout musicien jouant sur des instruments à cordes sans barrettes) si vous ne me croyez pas - un do dièse est plus haut qu’un ré bémol !!
(et certains vont même jusqu'à affirmer qu'un ré bémol est plus bas qu'un do dièse. Si si.)

Et ce, d’un neuvième de ton : d’un comma.

Barrettes barrant les cordes sur le manche d'une
guitare à chaque 1/2 ton


Pour grimper de do à do dièse, on rajoute 5 commas à la hauteur de do.
Pour descendre de à ré bémol, on doit réduire la hauteur de de 5 commas

Par ordre de fréquence (du ton le plus bas au ton le plus élevé), nous avons donc :
DO,
séparé par 4 commas de
Ré bémol,
séparé par 1 comma de
Do#,
séparé par 4 commas de
RE.

Oui !!!

Ce qui, en toute logique, signifie que pour reproduire sur un clavier tant les ré bémol que les do dièse, il faudrait DEUX touches noires entre les touches do et .
Et ainsi de suite entre tous les tons !

Par le tempérament égal, on crée des demi-tons égaux, séparés de 4,5 commas de la note précédente comme de la note suivante...

Donc, sur un piano moderne, au tempérament égal, on n'a jamais vraiment affaire à un do dièse ou à un ré bémol. Mais à une note entre les deux, légèrement, mais réellement... fausse.

Je sais, c’est dur à entendre.

Mais c’est aussi le prix à payer pour pouvoir reproduire sur n’importe quel clavier le même morceau, et en obtenir un même rendu.

En “normalisant” les demi-tons (en fixant les demi-tons à 4,5 commas entre chaque ton), on peut maintenant jouer sur un clavier un morceau dans n’importe quelle tonalité : il sonnera toujours de la même façon ; simplement, plus grave ou plus aigu

(En d'autres termes, l'utilisation du tempérament égal permet, sur un clavier, de transposer un morceau dans n'importe quelle tonalité.)

A l'inverse, on pourrait parfaitement imaginer accorder un clavier (le tempérer) pour un morceau en particulier, dans une tonalité particulière, ce qui rendrait d'ailleurs difficile ou impossible, sur ce même clavier, le jeu de ce même morceau dans une autre tonalité (donc “plus haut”, ou “plus bas”).

Ca vous embouche un coin ? Ben ouais…

On vit de notions qui nous paraissent tellement limpides, évidentes.
Alors qu'en fait elles ne sont que du vent... 
"C'est quoi le temps,  c'est quoi la justesse d'un piano ?!"


Mais revenons au latin tempus.

Comment diable est-on passé de tempus la chaleur, la température, à tempus le temps ?

Vous remarquerez qu’en français, on utilise bien le mot “temps” pour désigner tant la météo, que la durée.

De tempus la chaleur, on est passé à tempus les conditions climatiques (bonnes ou mauvaises : chaud ou froid), et puis, par abstraction - les conditions climatiques étant en quelque sorte mouvantes dans la durée, et pouvant finalement être associées à un moment - le mot en est venu à désigner l’idée de ce temps qui passe, liée probablement donc à la température, aux conditions climatiques changeantes



Nous retrouvons encore la racine *tep- en sanskrit, excusez du peu.
Où elle désigne encore la chaleur: तपस्, tapas.

Non, rien à voir avec ces délicieuses spécialités espagnoles.

Tapas

Le sanskrit tapas, basé sur une forme suffixée de *tep- *tep-es-, désigne une forme de méditation profonde, et se traduirait littéralement par ascèse, austérité, et fait référence à la chaleur cosmique, la chaleur nécessaire à toute vie



Enfin, nous retrouvons encore probablement *tep-, par une forme suffixée *tep-n-, dans le nom du jour de la fête celte de Beltaine, qui correspondait à l’arrivée du printemps.

Fête du Feu de Beltaine, Edinburgh


En vieil irlandais, tene c’était le feu ; Bel-taine, le feu de Bel, l’équivalent du gaulois Bélénos, déjà rencontré dans une nuance plus blanche de pâleur.



- Et time !
- Mmh ?
- Ben ouais quoi, c'est aussi de *tep- que nous vient l'anglais time, le temps, évidemment !!!
- Eh bien, au risque de vous contredire, contrarier, attrister, froisser, déplaire voire choquer : NON!!!

NON, TIME n'a RIEN A VOIR avec TEMPS !!

- Mais enfin, time, temps, c'est la même chose : phonétiquement, et sémantiquement !
-Ben oui, peut-être, mais ETYMOLOGIQUEMENT, il n'y a aucun (AUCUN) rapport entre ces deux mots !

Ce que vous découvrirez... dimanche prochain !





Eh ben voilà, encore un peu de bon temps partagé avec vous…


Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très bonne semaine !


De mon côté, aujourd'hui c'est l'anniversaire de mon adorable chien !
Eh oui, le temps passe...
Emma, 8 ans de bonheur !







A dimanche prochain ?





Frédéric



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