article précédent : les farces les moins fréquentes sont les meilleures
Bonjour à tous.
Bon, je m’aperçois qu’en fait, c’est moi qui fais pratiquement tout le boulot, ici…
Alors ça va changer.
C’est vous qui allez me trouver le sujet du jour.
Par le biais d’une petite énigme…
Quel est le point commun entre l’article de dimanche dernier : les farces les moins fréquentes sont les meilleures,
Star Trek |
et ceci :
Mmmmh ?
Quoi, pas d’idée ?
Bon, allez, je précise un peu plus :
Quel est le point commun entre un mot utilisé dans les litanies,
le nom du capitaine de l'USS (United Space Ship) Enterprise (NCC-1701), superbe vaisseau de la classe Constitution,
et l’alphabet cyrillique ?
Ca se précise ?
Resserrons encore un peu le filet :
Quel est le point commun entre les mots kyrie, Kirk (oui, il s’agit bien entendu du capitaine James Tiberius Kirk) ou Cyrillique ?
L'excellent William Shatner |
Eh ben oui, vous l’aurez deviné, une racine proto-indo-européenne !
Précisément :
*keuə-
Mais, poursuivons ce petit jeu…
Maintenant que vous savez de quelle racine il s’agit ; quelle en serait donc la signification ?
Pour qu’après des millénaires on la retrouve dérivée en kyrie (seigneur), kirk (vous le savez, l’anglais kirk, comme le néerlandais kerk : l’église), et cyrillique ?
Tout d’abord, deux mots quant à cyrillique :
C’est à Cyrille, né vers les 827-828 par là à Thessalonique, et décédé en 869 à Rome, que l’on attribue l’alphabet qui porte son nom.
Ce qui tombe finalement assez bien.
Cyrille et Méthode |
Ouais, sauf que, pour tout vous dire, on doute que Cyrille ait réellement inventé le cyrillique.
Eh oui. Cyrille aurait plutôt inventé le … glagolitique.
Non, je ne plaisante pas…
Le slavon, le vieux slavon d’église que vous aimez tant, était à l’origine écrit en glagol.
Glagol |
Je sais, ça sonne comme une marque d'anti-gel bulgare ; ou alors de bain de bouche de chez Aldi…
Ça aurait pu être aussi une invention du professeur Shadoko, au même titre que le cosmogol 999, mais je vous assure, le cyrillique n’est arrivé qu’après le glagol…
Le professeur Shadoko, dont le père, René Borg, vient hélas de nous quitter |
Bon, c’est pas tout ça… Une idée de la signification première de *keuə- ?
Je peux en rajouter : outre kyrie, kirk et Cyrille, nous lui devons aussi… cave…
Ou encore… accumuler, ou cumulus.
Pas facile, hein ?
Vous pouvez vous représenter le martyr de ces pauvres linguistes à la recherche du signifié des racines proto-indo-européennes une fois reconstruites.
Ceci en est vraiment un parfait exemple.
Non, pas d’idées ?
On se dégonfle ???
Ah ah ah !
Car en fait, *keuə- véhiculait les notions de … gonfler, enfler, ou creux…
Ah !
On va essayer d’expliquer tout ça…
La notion de “creux” associée à la racine, nous la retrouvons ici :
Une forme au timbre o de la racine (où le *e devient *o), *kouə-, devenant *kaw-, a donné le latin cavus : creux, concave…
Sur cavus, nous avons formé cave, ou caverne, concave, cavité, excavation…
Les miroirs concaves imaginés par Archimède pour incendier les navires romains lors du siège de Syracuse |
C’est toujours *kouə- qui se cache derrière l’irlandais cúas (“creux, cavité”), le tokharien B kor (“gorge”), le vieil arménien սոր (sor, “trou”), ou même le sanskrit शून्य, śūnya, “vide”, au point de signifier… zéro.
Une forme suffixée *kow-ilo- se retrouve aussi dans le grec ancien κοῖλος, koilos, creux, cavité.
En combinant κοῖλος, koilos et ἄκανθα acantha, « épine », nous avons formé le mot cœlacanthe, pour “épine creuse”, désignant ce poisson osseux qui n’a pratiquement pas changé depuis des centaines de millions d’années…
Cœlacanthe |
Restons en grec, où kôdé désignait la fleur - creuse, évidée - de pavot.
D’où ... codéine (ou méthylmorphine) pour nommer l'un des alcaloïdes contenus dans le pavot somnifère.
Fleur de pavot |
Codéine |
Maintenant, pour ce qui est de cette idée de “gonfler, enfler” présente également dans *keuə-, elle s’explique du fait que “gonfler, enfler”, c’est en quelque sorte combler le vide…
Une forme au degré zéro de notre racine (où donc la voyelle pivot *e disparaît), *kū- et suffixée pour devenir *ku-m-olo- nous a ainsi légué le latin cumulus : tas, amas, entassement, ou comble…
Sur lequel nous avons évidemment construit cumuler, accumuler, ou cumulus.
Le cumulus, cet amas nuageux bien connu des vélivoles pour les “pompes” (les courants d’air chaud ascendant qui permettent à votre planeur, si vous réussissez à l'y mettre, de prendre de l’altitude) qu’il annonce et promet…
Cumulus |
- Bon, coco, admettons… C’est un peu foireux ton idée de rapprocher le vide de ce qui le comble… Mais bon, t’en es pas à ta première connerie hein! Mais comment t’expliques que ta racine ait donné kyrie, le seigneur???
- Ah bonjour, toujours vaillant à ce que je vois !
Vous souvenez-vous de des mille et des cents ?
On y découvrait que le proto-germanique *thūs-hundi, qui allait notamment donner l’anglais thousand (“mille”) se traduirait littéralement par "cent gonflé”, *thūs- dérivé d'une racine proto-indo-européenne *teuə-2 (ou *teu-), véhiculant l'idée de "gonfler, enfler".
Ce qui est enflé, gros, est fort, puissant.
C'est du moins ce que devaient penser nos lointains ancêtres vivant dans les tribus indo-européennes...
Quoi qu’il en soit, une autre forme suffixée basée sur la même variante *kū-, j’ai nommé *kū-ro-, devait signifier “enflé, gonflé”, et par extension, dans un sens imagé : fort, puissant.
Le grec ancien κύριος, kurios, dérivé de *kū-ro- via κῦρος kuros, que l’on pourrait traduire par “suprématie”, désignait celui qui gouvernait, qui avait le pouvoir, le maître, le propriétaire, le seigneur…
Kyrie (Κύριε, Kurie), n’est que le vocatif de κύριος (kurios): ô seigneur !
Et kirk, vieux mot anglais pour “église”, (et par ailleurs toujours utilisé en scots) provient de ce même kurios, en signifiant “[la maison] du seigneur”,
Le mot, basé soit sur le vieux norois kirkja ou le vieil anglais ċiriċe, dériverait dans tous les cas du germanique *kirikōn, lointain descendant du grec byzantin κυριακόν, kuriakon : (la maison) “du seigneur”.
Iona Abbey |
Nous connaissons encore, en Belgique ou dans le nord de la France, la ... kermesse.
Kermesse nous arrive du néerlandais kermis, de kerk l’église et mis la messe, et désigne à l’origine une fête paroissiale, une messe festive.
La Kermesse héroïque, de Jacques Feyder (et assisté par Marcel Carné!), d'après une nouvelle de Charles Spaak, 1935. Ah, rien que pour la merveilleuse Françoise Rosay!!!! |
Là d’où je viens, de Roux près de Charleroi, on parle plutôt de ducasse.
C’est la même chose, car à l’origine, la ducasse désignait la fête commémorant chaque année la ... dédicace de l'église.
Les géants de la ducasse d'Ath |
Et Cyrille ? Me direz-vous.
Le prénom est d'origine grecque ; il provient de Kyrillos, dérivé de Kyrios.
On pourrait le comprendre comme “propre au seigneur” : noble, majestueux, voire hautain, ou arrogant!
Enfin, notre surprenante racine proto-indo-européenne *keuə, cette fois par une forme suffixée *en- kū-yo-, nous a donné le latin inciens : enceinte (l'adjectif pour attendant famille).
Alors, oui, les étymologistes français - ou francophones - font plutôt remonter le mot au participe passé du latin incingĕre : ceinturer, enceindre…
Mwouaaaaaais…
Je pencherais sur le fait - comme Pokorny, Watkins et bien d'autres - qu’il y ait bien eu deux mots distincts : le participe passé de enceindre, désignant un espace clos, l’enceinte de la ville, et puis l’adjectif enceinte, se rapportant à la future mère…
Dont le ventre enfle et présente une cavité…
Kyrie, kermesse, cumulus, caverne, enceinte, ou Cyrille...
Pas mal, non, comme descendance pour une si petite racine proto-indo-européenne ?
Bon dimanche à toutes et tous, passez une excellente semaine, et…
A dimanche prochain !
PS: le mot "kirk" dans plusieurs langues européennes sur mon board Pinterest :
http://www.pinterest.com/pin/57702438951455666/
Frédéric
article suivant : Emile, arrête de m'imiter, fais plutôt travailler ton imagination...
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