- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 22 novembre 2015

La rue Chaudron est une voie du 10e arrondissement de Paris, en France. (Wikipedia, "Rue Chaudron")


article précédent: Paris vaut bien une messe



"'Non, Obélix, tu n'auras pas de potion magique, tu es tombé dedans quand tu étais petit.''

Panoramix le druide












Balayé par septembre,
Notre amour d'un été,
Tristement se démembre,
Et se meurt au passé.

J'avais beau m'y attendre,
Mon coeur vide de tout,
Ressemble à s'y méprendre,
A Paris au mois d'août.

Charles Aznavour



Bonjour à toutes et tous!


Dimanche dernier, nous nous intéressions à l’étymologie de Lutèce, le premier nom connu de Paris.

Lutèce la marécageuse


En fait, ce Paris est une erreur.

Mais la langue est faite d’erreurs. 

C’est quoi une erreur? C’est quoi le bon usage? C’est quoi, finalement, une langue? 

Qui me permet d’affirmer que MA façon de parler est la bonne? C’est quoi, la “bonne” façon de parler?
C’est la façon de parler communément admise? Celle que l’on apprend à l’école? Celle de l'élite, ou celle du plus grand nombre?

Vous savez, ici en Belgique, le français nous a été imposé.

Avant lui, il y avait des patois, des dialectes, plutôt germaniques au nord (que l’on regroupe sous le terme générique flamand), plutôt romans au sud, que l’on regroupe sous le nom générique wallon.

Et puis, le français est arrivé, et a pratiquement complètement éradiqué le wallon, considéré dorénavant comme une langue grossière, vulgaire.

Les Wallons s’interdisaient de le parler - je l’ai vécu.
Avec le recul, je prends conscience de cette incroyable bêtise.

Il y aurait donc des langues supérieures à d’autres?
Le français n’était pourtant qu’une langue parmi d’autres.

Mais c’était surtout la langue du plus fort.
Une langue est un dialecte avec une armée et une flotte” disait le linguiste yiddish Max Weinreich.
Max Weinreich, en classe je suppose

Je ne peux qu’appeler à bien écrire, bien parler, car selon moi - et quelques autres! -, puisque c’est par notre langue que nous interprétons le monde, plus cette langue est fine, raffinée, précise, plus notre vision du monde devrait l’être (fine, raffinée, précise).

Bof.
Ca sonne très bisounours, non?
Car on s’aperçoit que parmi ceux qui ont eu la chance de faire des études, d’apprendre à bien parler, certains sont devenus des fondamentalistes de la langue, pour qui il n’y a plus qu’une seule façon de parler.
Celle qu’ils considèrent comme la bonne.



Souvent, d’ailleurs, ils ne se rendent même pas compte de leur propre accent, et surtout, ils oublient le fondamental: que la langue nous est donnée, à nous êtres humains, pour COMMUNIQUER, et non pas pour nous refermer sur nous-même, et créer des clans.

Alors, c’est quoi une erreur de langage?
Par rapport à quoi, à qui, à quelle norme, édictée par qui, pour quoi, dans quel but?

Bon, je suis le premier à devenir dingue devant les fautes d’orthographe ou de grammaire, je l’avoue.

Je vais vous faire une vraie confidence:
Parfois, au travail, devant un mail (oui, moi je dis un mail, pas un courrier électronique, pas un courriel, c’est comme ça) criblé de fautes, que ce soit en français ou en anglais, je n’arrive tout simplement plus à comprendre le sens des mots.

Je suis obnubilé par ces fautes. Je ne vois plus qu'ELLES!



Et donc, parfois, je copie le mail dans un traitement de texte, je le corrige, et enfin, une fois qu’il est lisible, je le lis, comme j'aurais dû le faire dès réception, pour le comprendre.
Oui. Donc, vous voyez, je sais de quoi je parle.

Nous avons tous des barrières, une vision relativement étriquée, et nous qui aimons tant la langue, nous pouvons l'utiliser pour non pas nous faire comprendre de nos semblables, et les comprendre, mais bien pour les mettre au pas.



Finalement, d’une certaine façon, nous oublions le but premier de la langue, et la corrompons, la profanons, en l'interposant entre nous! Nous la dévoyons.

Cette langue, qui devait nous unir, nous nous en servons à d’autres fins, moins élégantes: nous jugeons, nous classons les gens par leur façon de s'exprimer.

Nous excluons par la langue!
Quelle ironie!


discussion de comptoir, de celles
où on refait le monde
Enfin! On ne ref’ra pas l’monde, mon bon monsieur!











Mais voilà, Paris n’aurait pas dû, en toute logique, s’appeler Paris.
Non mais, vous réalisez????



Le nom de la ville, c’était clairement Lutetia, on ne va pas revenir là-dessus!

Quant à la tribu gauloise qui habitait Lutetia, c’était celle des Parisii.

On parlait donc, à l’époque gallo-romaine, de la Lutèce des Parisii: Lutetia Parisiorum ou Lutetia Parisiensis.

Pièce de monnaie des Parisii


Et peu à peu, au Bas-Empire (à la grosse louche entre la fin du IIIème et celle du Vème siècle), on n’a plus retenu que la deuxième partie de l’expression.

On a fini par parler de Lutetia comme de “là où crèchent les Parisii”, “chez les Parisii”, en la nommant Parisiis, datif locatif pluriel de Parisii.

Et voilà, au bout du compte, Lutetia a disparu, pour faire place à “du côté des Parisii”: Parisiis.

C’est donc ici l’usage qui a gagné.
Et l’erreur de l’époque est devenue la norme actuelle.
Ca ne vous fait pas réfléchir, relativiser?

Ne faisons pas avec la langue ce que d’autres font avec la religion, mmmh?
Ouais, ça va, vous soupçonniez que c’était là où je voulais en venir ; désolé d’être aussi prévisible.
Intégristes religieux. De bonnes têtes de vainqueurs.


Et ces Parisii, leur nom, ils l’avaient tiré au sort, ils l’avait trouvé dans une pochette-surprise?

Peut-être!

Mais en tout cas, on suppose que le nom provient d’une racine proto-celtique…

*kʷaryo-, qui elle-même découlerait d’une racine proto-indo-européenne… … …

*kʷeru-


Et qu’est-ce qu’elle pouvait bien vouloir dire, cette sympathique *kʷeru-?

Elle aurait désigné, figurez-vous, une ... marmite.
Une marmite qu’on mettait sur le feu, un ... chaudron! 





Mais avant de continuer sur *kʷeru-, revenons, si vous le voulez bien, au mot Parisii.

Il faudrait probablement le décomposer en Par(i) - si(i).
C’est cette première partie par(i)-, qui serait dérivée de notre *kʷeru-.

Alors, OUI, je réponds immédiatement à la question que vous n’allez pas tarder à me poser:
- Mais mais, mais comment passe-t-on d’un /kw/ à un /p/??

La réponse est fort simple: c’est comme ça.
D’autres questions?

Les langues celtiques, issues - j’espère ne pas vous l’apprendre - du proto-indo-européen, se composent de deux grands groupes:
  • les continentales, et les … (allez, “qui n’est pas sur le continent”? Donc, qui est sur une une une…? Oui! Donc: 
  • insulaires.
Parmi les continentales, on a 
  • le gaulois,
  • le celtibère (parlé dans le nord-ouest de l’Espagne actuelle), 
  • le lépontique, parlé dans le nord de l’Italie, et encore quelques autres, comme...
  • le galate, langue complètement éteinte au point qu’on la dit hypothétique, et qui aurait été parlée en, en, en? Galatie, forcément! Quelque part en Asie Mineure, là où se trouve la Turquie actuelle.
Soit dit en passant, il se pourrait que la tour de Galata, que l’on trouve au beau milieu du quartier de Karaköy, à Istanbul (tour construite par les Génois en 1348), tirerait son nom des Galates, ceux-là mêmes qui parlaient le galate, là-bas en Galatie.
Tour de Galata

D’ailleurs, ce n’est pas difficile, il suffit de demander à n’importe quel supporter de football d’où vient le nom de cette équipe turque, le Galatasaray, il vous répondra du tac au tac. 
(En vous précisant probablement aussi, si du moins il ne pense pas vous gêner par son érudition, que le persan sarây, سرای, provient lui aussi d’une racine proto-indo-européenne, *trā-yo-.)
(relisez passer du caravansérail à la lamaserie, quelle tranche de vie..)
Ils sont comme ça, les supporters de football.
Supporters de Galatasaray lors d'un match contre le Real Madrid

(oui, faut dire que l'ambiance était assez tendue ce soir-là,
avec des arguments bien sentis autour de la théorie des laryngales,
les pro-Beekes d'un côté, les pro-Szemerényi de l'autre...)

PS: on avait déjà traité du germanique Wahla, à l'origine de Gaulois, Galate, Galles/Welsh, Wallon...
Tour de France et Tour de Babel

Euh, donc, je reprends:
les langues celtiques:
les continentales (gaulois, celtibère, galate…)

Et puis les insulaires.
  • Avec d’un côté les langues gaéliques (irlandais, manxois et écossais)
  • et de l’autre les britonniques: breton, cambrien, cornique et gallois. 
Oui, je sais: on range le breton parmi les insulaires! Ce qui n'est pas bien. Et maintenant ça suffit! (le breton a plus de caractéristiques en commun avec les langues insulaires qu'avec les continentales)

Les langues celtiques:
  • Continentales: gaulois, celtibère, galate… 
  • Insulaires:
  • Gaéliques:  irlandais, manxois, écossais
  • Britonniquesbreton, cambrien, cornique, gallois 

Comment passe-t-on d’un /kw/ à un /p/?? (c’était ça, la question!)

En réalité, la linguistique comparative historique a pu déterminer (comment? mais par comparaison, c’est un peu comme ça que la linguistique comparative fonctionne) qu’un *kw proto-indo-européen débouchait sur un son p en gaulois, et dans les langues britonniques.

En gaélique, en revanche, il donnera plutôt un son k.

Ainsi, *kʷaryo- sera à l’origine de la racine gauloise *pario-, des vieux cornique et vieux breton per, ou du gallois pair

En vieil irlandais, cependant, on aura coire.

Dans les langues romanes contemporaines, on la retrouvera toujours - passée par le gaulois - sous une forme en p-, comme dans l’occitan par / pairol, le lyonnais per, ou encore le catalan perol, signifiant tous, et sans surprise, “chaudron”.


Et pourquoi je racontais tout ça, moi?
Ah mais oui, parce qu’on parlait du mot Par(i)-si(i). Et de sa première partie.

*kʷeru- -> *kʷaryo- -> par(i).


Mais pour ce qui est du second élément -si(i), il s’agit d’un pluriel - ça on le sait -, mais qu’on identifie difficilement.

Il pourrait s’agir du démonstratif *so- ou *sio-, qui donnerait au pluriel: “ceux”.

Parisii signifierait alors littéralement “ceux du chaudron”.

Arrêtez de vous marrer!

Dans la mythologie celtique, le chaudron, c’était pas rien: il était corne d’abondance, comme Undry, le chaudron du Dagda, qui permettait de nourrir un millier d’hommes, mais aussi de distribuer le savoir universel à qui goûtait de son contenu, ou alors carrément de ressusciter les morts.

Le chaudron de Gundestrup

Je ne veux pas f.tre la m., mais on peut franchement se dire que le Saint Graal n’est que la christianisation sans beaucoup d'imagination du chaudron celtique…


Alors, notre racine proto-indo-européenne *kʷeru-, si on la qualifie de proto-indo-européenne, c’est qu’on lui connaît des dérivés (des cognats) dans d’autres groupes linguistiques.

C'est le cas!
  • En islandais: hverna, “bassine”.
  • En sanskrit: चरु, caru, “vase”.


Et voilà.
En deux dimanches, l'étymologie de Lutèce, et celle de Paris.



Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très belle semaine!

Et vous donne rendez-vous… dimanche prochain!



Attention!
Ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!

Bah, qu’est-ce que ça change?
Car de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…


Frédéric


Vous avez lu ce roman si léger, si frais, de René Fallet, Paris au mois d'août?

Le héros - qu'on qualifierait maintenant d'anti-héros, est un petit monsieur bien ordinaire, qui ressemble à Charles Aznavour.

Alors, quand Pierre Granier-Deferre en a tiré un film éponyme, en 1966, c'est à Charles Aznavour qu'il a offert le rôle principal! 

Et c'est aussi Aznavour qui en a chanté la bande originale. Superbe.

J'adore cette chanson, je la trouve parfaite pour l'occasion! 
Tellement bien écrite (écoutez ce texte!!!), et puis, et puis, c'est ça aussi, Paris!





Scène du film: Susan Hampshire et Charles Aznavour

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