article précédent : Se faire la malle de Bergame à Bombay...
C'était au temps où Bruxelles rêvait
C'était au temps du cinéma muet
C'était au temps où Bruxelles chantait
C'était au temps où Bruxelles bruxellait
Place de Broukère, on voyait des vitrines
Avec des hommes, des femmes en crinoline
Place de Broukère, on voyait l'omnibus
Avec des femmes, des messieurs en gibus
Et sur l'impériale,
Le coeur dans les étoiles,
Il y avait mon grand-père,
Il y avait ma grand-mère
Il était militaire,
Elle était fonctionnaire,
Il pensait pas, elle pensait rien,
Et on voudrait que je sois malin
(…)
Jacques Brel (ou alors Stromae?? Je les confonds toujours), “Bruxelles”
Bonjour à toutes et tous!
Vous avez passé un bon Noël? Familial, festif, et/ou spirituel?
Je vous le souhaite de tout coeur, en tout cas.
Mais on n’est pas là pour causer.
Au boulot:
Dimanche dernier, nous découvrions que notre français poste (la poste, ou le poste) provenait, par l’italien porre, du latin pōnō, pōnere, “appliquer, mettre, poser…”.
Et que, surtout, c’est d’une racine proto-indo-européenne que provenait le pōnō latin:
*apo-
Cette délicieuse *apo- exprimait la notion d’éloignement: hors de, au loin…
Et surtout, elle se retrouve dans à peu près tous les groupes linguistiques indo-européens: depuis les langues indiques jusqu’aux germaniques, en passant par les langues iraniennes, l’albanais, le grec, le groupe balto-slave, ou les italiques et romanes.
Nous retrouvons déjà notre *apo- en anglais.
Dans l’anglais… off.
Préposition/adjectif/adverbe qui véhicule l’idée d’absence, d’éloignement…
Off est partout!
I’m off smoking (je ne fume plus, ou soi-disant),
off Baker Street: juste à côté de Baker Street, ça donne sur Baker Street…
He fell off the wall: Il est tombé du mur. Yes. Ici, off signifie simplement “de” (“depuis”).
C’est ce même off que l’on retrouve dans l’artistico-branché alternativo-théatro-vivant "Avignon Le Off".
Et si en plus, c'est un éco-festival, ça confine à la offitude suprême |
Hé oui! À l’origine, un seul et même mot vieil anglais æf.
La graphie off (avec deux f, donc) ne commence vraiment à être utilisée qu’à partir du XVème, pour la version accentuée du mot (dans un emploi d’adverbe, par exemple).
Of, non-accentué, se prononçait plutôt /ov/, alors que le redoublement à la fin de off signifiait qu’on insistait dans ce cas sur le f, pour faire un beau et bien sonnant /oFF/.
Notez que la version non-accentuée avait même tendance à se réduire à o (devant une consonne).
D’où ces expressions, reliquats d’un lointain passé, comme o'clock, Jack-o'-lantern, ou John o'Groats…
(source) |
Jack-o'-lanterns |
John o'Groats? Un petit village tout là-haut, dans le nord-est de l’Ecosse, dans la paroisse de Caithness.
En gaélique, Taigh Iain Ghròt.
La dernière maison de John o'Groats avant la mer |
le ferry en question |
en bleu, et quelque part dans le haut de la carte, la petite traversée de John o'Groats vers Burwick |
Soit dit en passant, si jamais vous … passez par là, que vous allez sur les Orcades, vous DEVEZ essayer les coquilles Saint-Jacques chez The Creel, un tout petit restaurant en bord de mer (littéralement), dans le petit port de St Margaret's Hope.
Bon, il semblerait que le restaurant ait changé de propriétaire, mais il y a quelques années, je peux vous assurer qu’ils vous préparaient probablement les meilleures coquilles Saint-Jacques du monde!
The Creel, St Margaret's Hope |
Mais je m’égare… John o'Groats:
Le nom provient du, du… Allez! On est dans le grand nord de l'Écosse, tout près de la Norvège...
Eh ben non, raté, pas de vieux norois cette fois-ci, désolé.Non, vous ne le croirez pas, mais le nom provient du … néerlandais!
Il s’agit tout simplement du patronyme d’un Hollandais, Jan de Groote, “Jean le Grand”, qui fut le premier à installer à cet endroit un service de ferry!
Alors que James IV d’Écosse venait d'acquérir les Orcades à la Norvège, au XVème siècle.
“o’Groats” se traduirait littéralement par “du Grand”
(avec un r, s'il vous plaît, soyez poli. Ce n'était pas “o’Gloats” ).
Et les habitants de John o'Groats s’appellent les Groaters, lit. “les du Grand”. Toujours avec un r.
Linguistiquement, sachez encore que l’on retrouve John o'Groats dans l’expression so british
“Land's End to John o'Groats”,qui pourrait se traduire par “de part en part, d'un côté à l'autre, d'un bout à l'autre de…”.
Les Américains diraient “Coast to coast”.
Oui, car entre Land's End, tout à fait dans le sud-ouest des Cornouailles, et John o’groats, tout à fait dans le nord-est de l’Écosse, vous avez toute l’étendue de la Grande-Bretagne.
La distance, entre ces deux points? 970 km à vol d’oiseau, et plus ou moins 1300 ou 1400 km par la route…
Land's End to John o'Groats |
Ah oui, encore un truc!
Le chef-lieu de la paroisse de Caithness, c’est Wick.
Et si vous recherchez une formidable distillerie, peut-être pas la plus pittoresque, mais combien accueillante, chaleureuse, et produisant un whisky de très grande qualité (curieusement un peu méconnu), c’est là que vous pouvez la trouver: Old Pulteney.
À la distillerie, vous pouvez même embouteiller votre whisky, au sortir du fût! |
Of, et donc forcément off, provenaient, par le vieil anglais æf, du germanique *af-.
On en trouve des cognats dans toutes les langues germaniques, ‘y’a qu’à se pencher pour les ramasser:
- le vieux frison af,
- le moyen néerlandais et le néerlandais af,
- le vieux saxon af,
- le vieux haut-allemand aba, abe, ab,
- l’allemand ab,
- le (oui!!!!) vieux norois af, dont découleront…
- le vieil islandais et l'islandais af,
- le danois af
- le norvégien av
- le suédois af, av
- le danois af…
Tiens, une question comme ça..., connaissez-vous le norne?
Si oui, soit vous êtes un linguiste, un germaniste, soit vous n’êtes pas tout à fait normal (l’un n’empêchant pas l’autre, je ne citerai pas de nom).
Le norne est une langue scandinave, hélas morte, que l’on parlait jadis dans les Shetland et les Orcades, et aussi dans la paroisse de… Caithness (allons, on s’accroche).
Après la restitution des deux archipels à l'Écosse par la Norvège
(au XVème, James IV. Oui, toujours là? On s'applique...),l'usage du norne a été entravé par le gouvernement écossais et par l'Église d'Écosse.
Le norne cèdera alors progressivement la place au scots.
Tout ça pour vous dire qu’en norne, on trouvait le cognat ov.
Et si maintenant je vous parle de Malå, Dorotea, Bjurholm, ou Vännäs, vous allez vraisemblablement me demander s’il faut, pour les acheter, contacter un vendeur (étiquette jaune), ou alors si vous pouvez vous-mêmes les retirer en libre-service (étiquette rouge).
Et là, je ne saurai que répondre…
Car voyez-vous - et si VRAIMENT vous tenez à le savoir
- ce qui tendrait à prouver que vous faites quand même partie d’au moins une des trois populations que je mentionnais ci-dessus, au sujet du norne -Malå, Dorotea, Bjurholm et Vännäs sont quelques-unes des quinze communes formant la Botnie occidentale.
Non, pas Herzégovine, la Botnie: oc-ci-den-ta-le.
Région du nord de la Suède. Appelée aussi comté de Västerbotten, ou Västerbottens Län en suédois.
La Botnie occidentale, et sa localisation en Suède |
Eh bien, en Botnie occidentale, on dit áf.
(et c’est d’ailleurs à peu près tout ce qu’on y dit, je crois ; les autochtones ayant compris depuis longtemps qu’il suffit d’un mot et d’une bonne intonation pour se faire comprendre en toutes occasions:
- áf: ‘fait froid ici.
- ááááf: ‘tain je me les gèle.
- áfff: c’est pas un renne, ça?
- áááááff: ah, ça fait du bien un bon feu.
et ainsi de suite.)
Et pour les mauvaises langues qui colporteraient des ragots du style
“mais ça alors, on est en fin d’année et il ne consacre même pas un dimanche indo-européen à la Noël, ou au Nouvel An”,sachez que la Botnie occidentale inclut une partie de la Laponie suédoise.
Hé oui!
Là d’où vient le Père Noël!
Et toc.
le voilà! áf, ááááf, áfff |
A Bruxelles, au temps où Bruxelles bruxellait (ou en tout cas quelques décennies après), les tramways (les trams!) qui circulaient dans les rues étaient alimentés par une perche qui glissait le long d’un câble électrique aérien.
... comme ici, sur un tram à Alger |
Il y avait, à bord du tram, le conducteur, dit "le wattman" (ouatmann, pas vat-ment), et le receveur.
Qui s’occupait lui des passagers, récoltait l’argent, leur fournissait les billets, ou descendait du tram pour opérer manuellement les aiguillages.
Mais parfois, la perche, appelée aussi la flèche, se déconnectait du câble.
Alors, le wattman criait au receveur, en bruxellois:
« Jef, de flèch is af! »(« Jef, la flèche est tombée! »), pour que ce brave receveur aille, muni d’une gaffe, tenter de reconnecter cette flèche, pour qu'enfin le tram puisse repartir.
Oui, ce af bruxellois est toujours un lointain dérivé de notre *apo- indo-européenne!
Restons dans les langues germaniques… (Car le bruxellois, ou plutôt le brusseleer, parler populaire de Bruxelles, est issu du brabançon, dialecte du néerlandais, même s’il reprend de nombreux mots français).
En anglais, provenant de notre *apo-, via le proto-germanique *af-, nous avons ebb.
Le reflux. Du vieil anglais ebba, marée basse. Ce moment où la mer s’éloigne du rivage…
marée basse |
À partir de ce vieux haut-allemand aba que je mentionnais un peu plus haut, l’allemand a créé le composé Ab-laut: “le son en-dehors”.
En français, alternance vocalique.
Quand je vous parle du timbre ou du degré zéro d’une racine proto-indo-européenne, de son degré o, de sa forme allongée (degré long), ou de sa forme de base (degré plein), je ne fais que citer les formes de la racine selon le système proto-indo-européen d’alternance vocalique.
Un quasi-synonyme de ablaut, en bon français, ce serait apophonie, apo-phonie, calque parfait de ab-laut!
En linguistique, l’apophonie est la modification phonétique du timbre d'une voyelle dans un mot.
Comme nous le rappelle le Wiktionary,
"L'apophonie a joué un grand rôle en latin ; elle explique que de con + facio, forme composée du verbe facio (« faire » d'où notre faire), on passe à conficio (d'où confire), par apophonie de /a/ en /i/ en syllabe ouverte, tandis que le participe passé passif est confectus (d'où confection), où l'apophonie se fait de /a/ vers /e/ en syllabe fermée."
Ce préfixe apo- nous vient du grec ancien, où il marquait l’idée de mettre dehors, éloigner, repousser, s’opposer.
Nous lui devons (notamment), outre, forcément, apophonie, apogée!
Originellement, point où un astre se trouve à sa plus grande distance de la terre. (Où il en est le plus éloigné.)
Du latin apogeus, tiré du grec ancien ἀπό-γειος, apo-geios (« éloigné de la terre »).
Apostrophe!
Figure de rhétorique où l’orateur se détournant du juge, se tourne vers l’adversaire et l’interpelle.
Du grec ancien ἀποστροφή, apostrophê (« action de se détourner »), où le grec ancien στροφή, strophế désigne … ben… la strophe.
Bernad Pivot, sur le plateau d'Apostrophes |
Apologie!
À l’origine, le verbe ἀπολέγω, décliner, refuser,
composé de ἀπό, apó (« loin ») et de λέγω, légô (« choisir », « dire »).
Son déverbal, ἀπόλογος, apólogos, signifie défense (aussi dans le sens de narration).
Sur ἀπόλογος, apólogos, se composera ἀπολογία, apología: “défense, justification”
C’est sur lui que nous avons créé apologie, par son calque latin apologia, de même sens.
Et c’est évidemment sur notre français apologie que l’anglais a créé apology, les excuses.
Apothéose?
Mais oui, du latin apotheosis, copie conforme (au point qu’elle en devient gênante) du grec ancien ἀποθέωσις, apothéôsis, “déification” (ἀπό, apó + θεός, theós, “dieu”).
Au sens propre, apotheosis correspond au passage du statut d'être humain à celui de divinité (ce par quoi tout bon empereur romain qui se respectait, passait).
Le futur dieu devait s'éloigner de la condition humaine pour gagner le ciel.
L'Apothéose de Napoléon III, Guillaume Alphonse Cabasson |
Apôtre.
Eh oui, du latin ecclésiastique apostolus, platement emprunté au grec ancien ἀπόστολος, apóstolos (« envoyé »),
du verbe ἀποστέλλω, apostéllô (« envoyer au loin »): ἀπο, apó + στέλλω, stéllô, “envoyer, faire partir…”.
On retrouve remarquablement bien le grec de départ dans le mot qui définit la fonction de l’apôtre: apostolat.
En cette période de l'année proche du solstice d'hiver, l'Apôtre Jean est particulièrement bien à sa place. |
Difficile d'évoquer saint Jean sans penser à ...
L'Apocalypse!
Du latin ecclésiastique apocalypsis (« révélation »), lui même emprunté au grec ancien ἀποκάλυψις, apokálupsis (littéralement « action de découvrir »).
ἀποκάλυψις, apokálupsis provenait du verbe grec καλύπτω, kalúptô (« cacher »), précédé de notre ἀπό, ápó, ici marquant plus la privation que la séparation.
Littéralement donc « [chose] dé-cachée », ce qui était caché, et qui est maintenant révélé...
Les sept Eglises d'Asie, Tapisserie de l'Apocalypse, Angers (source) |
Apostasie. Toujours considérée comme un crime dans certaines parties du monde, et punissable de mort.
Le monde est parfois immonde.
Abandon public d’une religion pour une autre. Ou encore action de tout prêtre ou religieux qui renonce à ses vœux et à son habit.Du latin apostasia, repris du grec ancien ἀπόστασις, apostasis, « se tenir loin de », composé de ἀπό, ápó (« loin de »), et de στάσις « action de se tenir ».
Allez, encore quelques dérivés français de notre grec apó…
(oui bon, je vous le fais, mais vraiment, on n’a pas le même sens de l’humour: “chez les mots grecs, il y a des mots grecs apó, et des mots grecs pas apó”)
Apothicaire!
Oui, emprunté au latin tardif apothecarius, basé sur le latin apotheca (« magasin, entrepôt »),
lui-même issu du grec ancien ἀποθήκη, apothēkē (« entrepôt »),
dérivé de ἀποτίθημι, apotithēmi (« mettre de côté »),
composé de ἀπό, apo (« de côté ») et de τίθημι, tithēmi (« mettre »)
chez l'apothicaire |
Apoplexie:
En médecine, arrêt brusque, plus ou moins complet, des fonctions cérébrales, accompagné de la perte entière ou partielle de la connaissance et du mouvement.On parlerait plutôt, maintenant, de congestion cérébrale.
Du latin apoplexia - vous le savez déjà: vile copie du grec ancien ἀποπληξια, apoplēxía.
Du verbe ἀποπλήσσειν, apoplḗssein, “être rendu infirme, paralysé par une attaque (un coup)”, composé de ἀπό, apó (mais ici dans le sens de “de, à partir de”) et de πλήσσειν, plḗssein, “frapper”.
Apocope:
le retranchement de la fin d’un mot.Provient, par le latin, évidemment,
du grec ancien ἀποκοπή, apokopè (« coupure »),
dérivé de ἀποκόπτω, apokoptô (« détacher en coupant »),
où l’on retrouve notre préfixe ἀπό- (marquant la séparation), et
κόπτω, koptô (« couper »).
Une apocope?
Tram, pour tramway.
Ne confondons pas:
Robocop |
Tramway -> tram: apocope |
Aphorisme!
Courte phrase exprimant un principe ou un concept de pensée.Via le latin aphorismus, emprunt au grec αφορισμός, aphorismós, marquant la séparation.
Formé lui-même de notre ὰπο, apo-,
suivi du verbe ὁριζω, horidzô (« délimiter », « définir »)
… Et nous n’en avons vraiment pas fini, avec notre sympathique et proto-indo-européenne *apo-.
La suite, ce sera pour dimanche prochain!
Je vous souhaite, à toutes et tous, un beau réveillon,
et surtout, surtout, surtout,
je vous souhaite une très belle année 2016,
sereine, heureuse, qui vous verra grandir, vous aidera à devenir ce que vous êtes vraiment!
Merci encore de me lire!
Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
Frédéric
Un petit Couperin, pour la route? (humour dévastateur: François Couperin (1668-1733) était surnommé "le Grand").
Le Parnasse ou l'apothéose de Corelli, 1724
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