article précédent: la jument est ferrée, ou la maréchaussée? (très subtil jeu de mots franco-anglais)
“Voilà l'homme tout entier, s'en prenant à sa chaussure alors que c'est son pied le coupable.”
Samuel Beckett, En attendant Godot
Tout est là! |
Bonjour à toutes et tous!
Dimanche dernier, nous nous étions attardés sur le mot “maréchal”, et avions découvert que se cachaient derrière lui deux vieux mots germaniques:
- *marha- le cheval, qui a notamment donné à l’anglais mare, “jument”, et
- -skalka, le serviteur, le domestique…
Quelques lecteurs - que je remercie ici! - m’ont demandé si c’était ce même “mare” qui se retrouvait dans notre français cauchemar, ou dans l’anglais nightmare.
Ah, ce serait joli, “la chevauchée nocturne”…
Mais la réponse est hélas: NON.
Je m’en vais donc vous l’expliciter.
Cauchemar est en fait un mot composé d’origine picarde.
c'était un cauchemar... |
Vers la fin du XIVème, il apparaissait sous la forme cauquemare.
Au XVIème, on le retrouve en tant que cauchemare.
Ce n’est qu’à la fin du XVIIème que sa forme moderne s’impose: cauchemar.
Composé, le mot!
Cauche, et mare.
Ce cauche est une forme verbale de cauchier: “presser”.
Qui est vraisemblablement un croisement entre l’ancien chauchier “fouler, presser” (de grâce, non, n’y pensez même pas, n'y cherchez aucun lien avec chaude-pisse) et la forme picarde du même mot: cauquier.
Chauchier/cauquier provenait du latin classique calcō, calcāre, “fouler, piétiner, presser”, et deviendra finalement côcher (avec ou sans accent circonflexe), rare et vieilli.
Sachez quand même que dès le XIIIème, le mot, quelle que fût sa forme, s’employait dans un sens très précis, en parlant du coq qui couvrait une poule.
“Quand je coche quelques gaillardes, un soir de bataille, je tourne le nez et m'endors tout soudain (...) sans me tarabuster comme toi”
Alexandre Arnoux, 1884-1973, membre de l’Académie Goncourt, in Abisag ou l'Eglise transportée par la foi, 1918.
Alexandre Arnoux |
Savez-vous qu’Arnoux, en 1913, publiera en Belgique, en édition hors commerce et à petit nombre, La belle et la bête, sous forme de pièce de théâtre?
"Ça ou ne rien publier, ou ne pas avoir envie d’être lu…", me direz-vous!
Mais le plus fort, c’est que sa pièce, dont on pouvait compter les lecteurs sur les doigts de la main gauche de Django Reinhardt, aurait - en partie du moins - inspiré Jean Cocteau, pour son fantastique film fantastique éponyme…
Django, rigolard |
Ce latin calcō, calcāre descendait de calx, le talon, le pied. (à ne pas confondre avec calx, la chaux)
Et le latin calx, mmmh?
Ben oui, il est possible que le mot dérive d’une lointaine racine proto-indo-européenne:
*(s)kel-3.
Évoquant la notion de … courbure.
Ses dérivés faisant souvent référence à une partie courbée, arrondie, du corps humain: jambe, talon, genou, hanche…
“il est possible” que calx dérive de *(s)kel-3.
J’entends par là que tout le monde n’en est pas convaincu.
Pour Pokorny et les linguistes du Linguistics Research Center de l'Université du Texas, à Austin (yehaaa), c’est caisse.
Watkins associe bien *(s)kel-3 au talon, mais sans citer formellement le mot latin…
Pour Ernout et Meillet, et à leur suite Alain Rey, le mot serait probablement d’origine étrusque…
D’autres encore, comme Michiel de Vaan, n’en parlent tout simplement pas!
Si donc - je vais être prudent - calx dérive bien de *(s)kel-3, alors nous lui trouverions de très jolis cognats dans différentes langues…
Mais avant d’aller plus loin, et de les parcourir, ces cognats, revenons au français.
Car rien que du latin calx / calcō, calcāre, nous avons reçu quelques beaux mots, parfaitement usuels.
Et que vous ne rapprocheriez pas nécessairement les uns des autres…
Car à côté du vieilli côcher/cocher, nous trouvons,
passé en français par le latin calceus, puis une forme féminine *calcea en latin populaire,chausse.
Le calceus, c’était une chaussure portée par les rois et les patriciens, probablement d’origine étrusque.
calceus |
Quant à la *calcea, elle a rapidement désigné une guêtre, couvrant à la fois le pied et la jambe (voyez l’italien et l’espagnol calza, pour “bas”, ou notre définition de chausse).
Evidemment, faut-il vraiment le dire, chausse a donné chaussure, chausson, chaussette …
Mais pas chaussée! Eh non!
Car chaussée nous viendrait du latin populaire *calciata, l’adjectif féminin qui qualifiait via, dans la locution *calciata via.
La voie faite de … chaux. Oui, ici, il s’agit de calx, “chaux”.
Les Romains utilisaient le mortier de chaux pour certains soubassements de routes, surtout en terrains marécageux…
Un autre dérivé de nos latins calx / calcō?
Mais certainement: calquer, emprunté (1642) à l’italien calcare, “reproduire un modèle sur une surface contre laquelle il est appliqué”.
Repris à l’italien comme terme de dessin, il signifiera, par extension, imiter rigoureusement, reproduire…
Sachez également qu’en linguistique, il signifie spécialement “créer un mot par emprunt de sens ou de structure à une autre langue”.
Des exemples de calques, en linguistique?
- “marché au puces”, sur quoi l’anglais a calqué "flea market".
- Ou "New Wave", calqué sur "Nouvelle Vague".
- "Lune de miel", calqué sur "honeymoon"…
Et ainsi de suite…
Alors oui, comme dérivés de calquer, nous avons encore décalquer, décalque, décalcomanie…
Mais ce n’est pas tout!
Le mot qui suit, c’est à vous de le découvrir:
Il provient du latin savant fouler, dans le sens de faire pénétrer en tassant avec le pied.
De là, le mot a acquis un sens figuré: faire entrer quelque chose dans l’esprit de quelqu’un, imprimer fortement une chose dans l’esprit de quelqu’un à force de la répéter.
Vous l’avez trouvé?
Rabelais l’emploie sous la forme inculcer (on est en 1532).
Oui: inculquer! composé de in- et de calcāre.
Encore plus fort, à présent!
Et c’est encore à vous à trouver le mot dérivé:
Il s’agit d’un adjectif.
Le mot est basé sur un verbe dérivé latin de calcāre, qui signifiait littéralement “repousser du talon”.
D’où ruer.
jolie ruade |
En latin, on le faisait précéder du préfixe re-, dans ce cas à valeur intensive.
On l’emploie, par exemple, pour désigner quelqu’un d’indocile, d’insoumis, qui résiste avec opiniâtreté.
On dira de celui-là qu’il est … ré-cal…
Eh oui! Récalcitrant!
Revenons à présent à notre racine *(s)kel-3 “courber”, probablement donc à l’origine du latin calx, talon., et trouvons-lui d'autres dérivés, dans d'autres langues indo-européennes.
Une forme suffixée de *(s)kel-3, *skel-o-, se retrouve dans l’hindoustani सलवार क़मीज़ (salvār qamīz).
Ce salvār provient d’un composé vieil iranien *šara-vāra, où vāra est “ce qui couvre”, et *šara est la cuisse. Oui, la cuisse est bien une partie courbée du corps humain.
Ce vêtement qui couvre les cuisses, nous l'appelons, en français ou en anglais, salwar.
C’est toujours une forme suffixée de *(s)kel-3, mais cette fois en *-ko- (pour donc donner *skel-ko-), qui est à l’origine du vieux haut-allemand scilihen, “cligner des yeux”. ("regarder courbe")
De là nous arrive l’allemand schielen: loucher.
Clarence, le lion qui louche (Daktari) |
Une forme *(s)kel-3 suffixée en *-es-, (*skel-es-) et nous obtenons, à peine quelques millénaires plus tard, le grec σκέλος, skêlos, la jambe.
Nous en avons gardé quelques traces…
Nous dirons ainsi d’un triangle qui a deux jambes égales qu’il est
ἴσος, isos (« égal ») - σκέλος, skêlos (« jambe »): isocèle.
Après deux, il y a ... OUI, trois!
“A trois jambes” se serait dit, en ancien grec, τρισκελης, « triskélès »
Le triskèle, également orthographié triskell ou triskel est un symbole représentant trois jambes humaines, ou aussi trois spirales entrecroisées ou finalement n’importe quoi tant qu’il y en a trois, et que ça fait joli, et que ça donne l’idée d’un cycle.
Le drapeau de l'île de Man, appelé Ny Tree Casyn en mannois, ou en français « les trois pieds » |
Nettement moins gai, et toujours en ancien grec, un dérivé qui reprend bien la notion de courbure, de torsion de la racine de départ: σκολιός, skolíosis, littéralement torsion.
Le mot dérivait d’une forme allongée au degré o de la racine: *skol-yo-.
Nous l’avons conservé, via le latin scoliosis, pour en faire naturellement scoliose.
On pourrait s’en passer.
Allez, encore un dérivé:
Vous connaissez le mot anglais qui désigne :?
Non non, je n’ai pas oublié le reste de la phrase, je parle du deux-points.
En anglais, c’est colon.
Le mot provient, par le latin, du grec ancien κῶλον, colon, qui signifiait membre, bras, jambe, ou encore partie, portion.
Dans la rhétorique et prosodie grecque, le terme faisait référence au passage d'un texte en lui-même: le κῶλον était une section d’un passage complet.
Vous connaissez certainement Aristophane de Byzance
(né à Byzance - l’auriez-vous cru? - v.257 av. J.-C. –
mort à Alexandrie v.180 av. J.-C.),pour ses facéties et son humour totalement déjanté.
Les Monty Python s’en sont clairement inspirés.
C’est lui qui avait décidé un jour, probablement à la suite d’un pari bien arrosé, de rechercher des gens avec un nom à coucher dehors, et - tenez-vous bien - d’en devenir le disciple!
C’est ainsi qu’on le retrouvera disciple de Zénodote, ou - ça c'était un sommet - de Callimaque de Cyrène.
Il avait fait très fort. Et très certainement gagné son pari.
Pour l’anecdote, ses disciples à lui poussèrent encore plus loin sa démarche, et décidèrent, eux, de s’affubler eux-mêmes de noms à coucher dehors.
Ce qui donnera les fameux Callistrate, Aristarque de Samothrace ou Artémidore l'Aristophanien.
Ca ne s’invente pas.
La descendance était assurée.
Mais voilà, cet incroyable Aristophane imagina aussi un sytème de ponctuation! Si si!
Dans son système, c’est le point à mi-hauteur ⟨·⟩ qui indiquait la fin d’un κῶλον (colon).
Plus tard, on remplacera ce ⟨·⟩ par le deux-points ⟨⁚⟩, pour marquer le point final ou un changement d’orateur.
Et là, le dernier, promis-juré:
Si je vous dis Cocatrix?
Non, je ne parle pas de Bruno Coquatrix, ni de son célèbre Olympia.
Edith et Bruno, quelle superbe photo... |
Une (ou un, on hésite) cocatrix, c’est un animal fabuleux, une sorte de chimère, affublé d’une tête de coq, d’ailes de chauve-souris et d’un corps de serpent.
(source) |
L’ancien français cocatris provenait du latin calcatrix (« celle qui foule du pied ») qui traduit le sens étymologique grec du latin ichneumon, basé sur le grec ancien ἰχνεύμων, ikhneumôn (« qui suit la trace »).
Cet ichneumon devait être une mangouste ou un rat d’Égypte, animal vénéré par les Égyptiens car les débarassait des serpents et des jeunes crocodiles.
ichneumon |
Par confusion (mauvaise traduction d’un texte latin - traduttore traditore -?), il désignera le crocodile lui-même, puis enfin cet animal fabuleux.
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Ch'tite récap?
Nous devons donc à notre racine proto-indo-européenne *(s)kel-3 :
salwar, isocèle, triskèle, scoliose, ou l'anglais colon (:),
et, si la parenté avec calx est avérée, encore cocher, chausse, chaussure, calque, inculquer, récalcitrant, cocatrix et la première partie du mot cauchemar!
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- Mais?? Quoi, c'est fini? Et mare, alors? Le mare de cauchemar, le deuxième composant??
- Oui, je ne l’oublie pas! Mais faisons durer le suspense!
Ce mare, nous en parlerons… dimanche prochain!
nierk nierk nierk |
D’ici là, je vous souhaite un délicieux dimanche, et une formidable semaine!
Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
Frédéric
Pour nous quitter, le quatrième mouvement de la neuvième symphonie de Beethoven, "An die Freude" ("Hymne à la joie").
Pourquoi le reprendre maintenant?
- Parce qu'on en a vraiment besoin.
- Parce que le texte provient d'un poème de Friedrich von Schiller, "An die Freude", qu'il écrivit durant l'été 1785. Et que Schiller, étymologiquement, pourrait désigner la personne atteinte de strabisme (schielen: loucher).
- Parce que c'est beau.
- Parce que ça peut servir d'arme contre la connerie humaine: http://positivr.fr/opera-mayence-afd-extreme-droite-allemagne-hymne-a-la-joie/
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