- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 13 mars 2016

Les chocottes ! Hier soir, pendant que je regardais Scream, j'ai entendu crisser sous la corniche




(...)
Much I marvelled this ungainly fowl to hear discourse so plainly,
Though its answer little meaning—little relevancy bore ;
For we cannot help agreeing that no living human being
Ever yet was blessed with seeing bird above his chamber door—
Bird or beast upon the sculptured bust above his chamber door,
With such name as “Nevermore.”
(...)

The Raven,
Edgar Allan Poe


Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît
si facilement la parole, bien que sa réponse n’eût
pas un bien grand sens et ne me fût pas d’un grand
secours ; car nous devons convenir que jamais il ne
fut donné à un homme vivant de voir un oiseau
au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou
une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte
de sa chambre, se nommant d’un nom tel que
« Jamais plus ! »

traduction de Baudelaire


Je m’émerveillai fort d’entendre ce disgracieux volatile s’énoncer aussi clairement, quoique sa réponse n’eût que peu de sens et peu d’à-propos ; car on ne peut s’empêcher de convenir que nul homme vivant n’eut encore l’heur de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre — un oiseau ou toute autre bête sur le buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre avec un nom tel que : « Jamais plus. »

traduction de Mallarmé


Illustration de l'édition originale,
Gustave Doré




Bonjour à toutes et tous,

Cela fait à présent trois dimanche que nous consacrons à la racine proto-indo-européenne *ker-2.

Racine particulière car imitative, expressive, et à l’origine de mots onomatopéiques dans la plupart des langues indo-européennes.

KR” évoquait un son: un bruit sec, un claquement


Nous savons déjà que *ker-2 est à l’origine de mots comme crevasse, crever, cricket, criquet , crépiter, décrépit, corneille, freux, ou - mais c’est moins sûr - corbeau.

En anglais, nous lui devons aussi discrepancy, raven, rook, retch, et probablement aussi ring, “sonner”.


Revenons quelques instants, voulez-vous, à notre français corbeau.

Il descend du latin corvus, qui pourrait peut-être descendre d’une forme du degré o de notre *ker-2: *kor-wós.
(Selon les règles de l'alternance vocalique, le degré (ou timbre) o d'une racine proto-indo-européenne correspond à une forme où la voyelle pivot de cette racine, théoriquement un *e-, devient un *o-. Le degré zéro, quant à lui, correspond à l'absence de ladite voyelle)

Le latin classique corvus est aussi à l’origine de l’italien corvo, du portugais corvo, ou du castillan cuervo.

Cuervo, comme dans « Cría cuervos », ce remarquable film de Carlos Saura, sorti en 1976.

Alors NON, “Cría cuervos” ne signifie en rien “le corbeau crie” ou ce genre de choses.

Mais non, on le traduirait plutôt par « Élève des corbeaux ».
(dans le sens de “occupe-toi de corbeaux”).

Oui, le titre de ce film s’inspirait d’un proverbe espagnol, que les parents utiliseront pour mettre en évidence l’ingratitude crasse de leur progéniture :
« Cría cuervos y te sacarán los ojos » 
« Élève des corbeaux et ils t'arracheront les yeux ».

scène de Cría cuervos


Mais revenons à notre corvus latin.
On suppose que le mot aurait été importé en Gaule par des colons provenant des régions d’Italie, particulièrement de ce qui est la Toscane actuelle.

En tout cas, c’est ce qui pourrait expliquer ce passage de corvus, avec un v, à des formes ultérieures - dont notamment corbeau - avec un b.
Car on relève déjà ce passage de -rv- à -rb- précisément en … - allez, on se concentre - Toscane.

On suppose donc que le latin classique corvus arriva chez nous sous une forme populaire *corbus.
De là, le mot évoluera pour devenir l’ancien français corb / corp, puis corbel, et enfin… corbeau.

Mais pourquoi je m’amuse à vous raconter les aventures de corvus en Gaule ?

Mais cela explique déjà pourquoi nous parlons d’un corbeau et pas d’un corveau.

Et surtout, il est bon de savoir qu’en ancien français, le latin populaire *corbus est devenu, en un premier temps, corb (ou corp).

Oui, car corp, aujourd’hui désuet, était l’un des noms de l’ombre.
L’ombre, le poisson.

ombre commun (source)


Et non, ce n’est pas lié au cri du poisson, mais tout simplement à sa couleur, sombre durant le frai.
Ce qui est on ne peut plus normal, me direz-vous: c’est bien à l’ombre que l’on prend le frais.

Et en zoologie, on désigne toujours par corb une espèce de poisson osseux marin, de couleur ... sombre, forcément … comme un, comme un ?? corbeau.

corb


Corbeau”, par analogie, non plus cette fois avec la couleur de l’oiseau, mais bien avec la forme de son bec, désignera, dès le XIIIème, une grosse pierre faisant saillie sur un mur, destinée à supporter une partie qui dépasse: un … encorbellement (fin XIVème).
Et vous retrouvez dans encorbellement cette ancienne variante corbel.
corbeau et...

... encorbellement



Sur l’ancien français corp, on a encore créé un autre nom d’oiseau.

Il s’agit d’un grand oiseau aquatique, de plumage ... sombre.
Une sorte de corbeau marin, quoi.

Corp mareng ! 
(l’ancien adjectif *mareng signifiant tout simplement marin)

Au XIIème, le mot s’écrivait cormareng.
Par réfection, il deviendra cormorant (XIVème), puis cormoran (XVIème).


grand cormoran (source)


Sachez encore que dans son Dictionnaire Classique d'Histoire naturelle (en 17 volumes, les amis, 17!) qu’il publiera de 1822 à 1831, ce bon Jean-Baptiste Geneviève Marcellin Bory de Saint-Vincent définit “corbat” comme “synonyme vulgaire du grand cormoran, Pelecanus Carbo”.

Quoi ?? Vous ne connaissez pas Jean-Baptiste Geneviève Marcellin Bory de Saint-Vincent ?

Jean-Baptiste Geneviève Marcellin Bory de Saint-Vincent

Mais enfin ??
Jean-Baptiste Geneviève Marcellin Bory de Saint-Vincent était un officier français, né le 6 juillet 1778 à Agen et mort le 22 décembre 1846 à Paris.

Naturaliste et géographe, Jean-Baptiste Geneviève Marcellin Bory de Saint-Vincent s’intéressait notamment à la vulcanologie, à la botanique et à la systématique.
Ce qui fait que dès qu’il trouvait la moindre plante, systématiquement, Jean-Baptiste Geneviève Marcellin Bory de Saint-Vincent la recueillait, la répertoriait, puis se rendait aux abords d’un volcan, et la jetait dedans.


Le fameux dictionnaire,
sur Gallica


Je ne résiste pas... (et comme ça, vous voyez d'où vient mon inspiration) 
Vous connaissez Johann Gambolputty de von Ausfern- schplenden- schlitter- crasscrenbon- fried- digger- dingle- dangle- dongle- dungle- burstein- von- knacker- thrasher- apple- banger- horowitz- ticolensic- grander- knotty- spelltinkle- grandlich- grumblemeyer- spelterwasser- kurstlich- himbleeisen- bahnwagen- gutenabend- bitte- ein- nürnburger- bratwustle- gerspurten- mitz- weimache- luber- hundsfut- gumberaber- shönedanker- kalbsfleisch- mittler- aucher von Hautkopft of Ulm, je suppose ?

C'est du Monty Python, évidemment



Enfin, pour certains - je pense surtout au romancier, journaliste et linguiste Jacques Cellard -, corbillard viendrait de corbillat, “petit corbeau”, le corbeau étant un symbole funèbre.

Jacques Cellard, 1920 - 2004

D’autant qu’au XVIIème, on parlait de corbeau pour désigner la personne chargée d’enlever les cadavres des pestiférés.

À mon sens, cela pourrait s'expliquer certes par la réputation de psychopompe (guide des âmes) du corbeau, mais aussi par la forme si particulière du masque que portaient les médecins de peste pour se protéger des miasmes.

médecin de peste


Il semble cependant que corbillard provienne plutôt de Corbeil-Essonnes, nom de cette ville au confluent de la Seine et de l’Essonne.
(Enfin, disons que le nom viendrait plus de Corbeil que de Essonnes, hein)

l'Auchan de Corbeil-Essonnes


Le corbillard (ou corbeillat) était le coche d’eau qui faisait la navette entre Corbeil et Paris.



Le mot, par dérivation, signifiera plus tard carrosse bourgeois, puis carrosse transportant la suite des princes.
On pourrait alors supposer que dans un sens ironique, il en soit venu à désigner le carrosse le plus important, celui qui vous est réservé, rien qu'à vous, pour votre dernier voyage…

Pour Wikipedia, les deux versions de l’étymologie du mot s'entrechoquent et se mélangent, pour en donner une troisième :
"Durant l’épidémie de peste, ces bateaux (les corbeillats) servirent à évacuer les morts de la capitale et leur nom fut déformé par les Parisiens en "corbillard", terme repris ensuite par tous les locuteurs du français."
Comme d'hab', c'est vous qui choisirez la version qui vous plaît le plus...



Mais laissons là corbeau, et reparlons de corneille !

Car l'animal est à la base des deux étymologies possibles que l'on accorde à corniche.
Corniche, emprunté, au XVIème, à l’italien cornice.

La première :
le mot provient du latin cornixcorneille »), repris métaphoriquement dans le vocabulaire de l’architecture. Oui, exactement comme corbeau.

corneille et son bec (source)
Remarquons que le cognat du latin cornix en grec ancien, κορώνη, korônê, signifie à la fois « corneille » et « extrémité recourbée ». (cf. le bec du volatile)

La deuxième :
le mot provient (sans nécessairement passer par le latin) du grec ancien κορωνίς, koronis
- de toute façon lui-même dérivé de κορώνη, korônê, "corneille" -,
« recourbé à l'extrémité ».

Le mot aurait été substantivé (=> “le recourbé”), pour désigner le signe courbe tracé à la fin d'un écrit, puis … la corniche - avec une évolution phonétique influencée par l’italien cornacchia (“corneille”).


corniche


Tiens, tant qu'à parler de grec ancien...
Vous rappelez-vous que la semaine dernière, nous avions cité κόραξ, kórax, "corbeau" ?

Eh bien, de κόρακος, kórakos, le génitif de κόραξ, kórax, que l'on pourrait traduire littéralement par « [en forme [de bec]] de corbeau », nous avons conservé ... coracoïde : "en forme de bec de corbeau." (ce qui tombe finalement assez bien)

Vous pourriez dire ainsi, à juste titre, avec ô combien raison: "ce corbeau a un bec coracoïde".

corbeau muni d'un bec tellement coracoïde que ça frise le pastiche
(source)


Mais le terme est peut-être plus souvent utilisé en anatomie.

Par exemple, l'os coracoïde forme, avec l'omoplate, l'articulation de l'épaule chez les vertébrés comme les reptiles, les oiseaux, etc.

Mais on parlera de processus coracoïde pour désigner cette excroissance naturelle (apophyse) en forme de ...? bec de corbeau, bravo! située sur l'omoplate des mammifères, cette fois, et qui n'est que le vestige de ce fameux os coracoïde présent chez les? reptiles et oiseaux, merci de suivre.

ça, si ce n'est pas un beau processus coracoïde, je ne sais pas ce que c'est
(et désolé aussi pour celles et ceux qui ne croient pas à l'évolution)


Le préfixe coraco- désigne encore l’apophyse coracoïde, comme dans coraco-brachial, coraco-claviculaire, coraco-hyoïdien ou même - soyons fou, faisons dans la démesure -, coraco-cubital.




Allez, intéressons-nous à présent à une autre forme de notre *ker-2, une variante de son timbre zéro *kr-*skr-.

En germanique, *skr- devint *skrīk-.
En vieil anglais, le mot évolua en scrīc, pour devenir l’anglais moderne shrike: pie-grièche.


pie-grièche


Dérivé du germanique *skrekjan- (évidemment basé sur *skr-), nous avons encore l'anglais screech.
"Cri strident, hurlement, grincement, crissement…"

Crissement?
KRRRissement?

Mais oui, notre français crisser proviendrait, de la même façon, de ce germanique *skrīk-, mais ici par une forme ...
- Allez, c'est facile, c'est pratiquement toujours par là que des racines germaniques se retrouvent en français. Ça commence par fran-, et ça finit par -cique -
... francique *kriskjan.

Tout comme grincer, variante nasalisée de grisser (XIVème), doublet de … crisser.


A noter également que le grincheux est celui qui grince facilement des dents
(Grincher étant une variante dialectale de grincer)

grincheux



Enfin, *skr- se retrouvera également dans le germanique *skrainjan-, "crier, hurler…".
En vieux norois (aaaah), *skrainjan- deviendra scræma.

Et en anglais? Mais oui: scream! 
De même sens: Crier, hurler…


Scream, Wes Craven, 1996



Eh ben, et alors?
Que pensez-vous de cette gentille petite *ker-2?

Vous rendez-vous compte?

Crevasse, crever, cricket, criquet, crépiter, décrépit, corneille, freux, grincer, grincheux, crisser, corniche
(et peut-être corbeau, d'où corb, encorbellement, cormoran, voire - mais c'est encore moins sûr - corbillard).

Discrepancy, raven, rook, retch, scream, screak, shrike
(et peut-être aussi ringsonner”).

Tous ces mots sont cousins, et trouvent leur origine dans une seuletoute petite, et très très vieille racine proto-indo-européenne, qui aura voyagé pendant des millénaires et parcouru des milliers de kilomètres pour arriver jusqu'à nous...

Aaaaah.
















À vous toutes, à vous tous,
qui m'écrivez un commentaire,
qui me posez une question,
qui apportez votre contribution (une précision, un développement ...) à un article,
qui vous manifestez par un "like" sur Facebook,
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ou même qui me faites remarquer mes erreurs ...

M E R C I.

Vous n'imaginez pas à quel point vos réactions me sont importantes.

Souvent, j'ai l'impression d'écrire dans le vide, si ce n'est pour une poignée d'inconditionnels (que je soupçonne, pour certains d'entre eux, d'être de grands malades), que je remercie chaleureusement ici ; ils se reconnaîtront.

Alors, vous toutes et tous qui appréciez ce blog, puis-je humblement vous le demander: faites-le moi savoir!
Commentez, "likez", partagez, écrivez-moi, proposez-moi des mots, ...

simplement: manifestez-vous!

J'aimerais penser que vous êtes un peu plus qu'une vingtaine à réellement lire ce p.t..n de blog qui me prend des heures et des heures (et des heures) de boulot chaque semaine.



Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très heureuse semaine!



Frédéric

Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).


Jeanette - Por Qué Te Vas 
(de la bande originale de Cría Cuervos)

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