« Nous étions vingt ou trente,
Brigands dans une bande,
Tous habillés de blanc,
À la mode des…
Vous m'entendez ?
Tous habillés de blanc
À la mode des marchands.
La première volerie
Que je fis dans ma vie
C'est d'avoir goupillé,
La bourse d'un…
Vous m'entendez ?
C'est d'avoir goupillé
La bourse d'un curé.
J'entrai dedans sa chambre
Mon Dieu, qu'elle était grande !
J'y trouvai mille écus,
Je mis la main…
Vous m'entendez ?
J'y trouvai mille écus,
Je mis la main dessus.
(…) »
La complainte de Mandrin,
dont l’auteur est inconnu,
et popularisée sous la Commune de Paris
(aujourd’hui, on dirait plutôt “sur”, hein Françoise!).
Remarquez encore que la mélodie n’utilise pas de note sensible,
ce qui pourrait faire supposer que la mélodie est nettement antérieure aux paroles.
(Ce qui par ailleurs semble bien être le cas)
(Si ça vous intéresse, cette histoire de sensible,
où nous avions parlé d’ésotérisme chrétien,
de notation musicale et
de l’absence de la sensible dans les très anciennes mélodies…)
Bonjour à toutes et tous!
Nous avions découvert, dimanche dernier,
la racine proto-indo-européenne *dher-2, “tenir fermement, soutenir, supporter”.
Racine dont une forme suffixée, *dher-mo-, nous avait notamment donné, par le latin, infirme, affirmer, ferme (l’adjectif), fermer et affermir, infirmière, firmament, et même ferté.
Bon, nous devions encore étudier le cas de ferme, l’exploitation agricole.
Je vous soumettrai les deux théories en présence, et ce sera vous qui devrez choisir celle qui vous convient.
Même si personnellement, j'ai ma préférée...
Mais avant de nous attaquer à “ferme”, commençons, chères lectrices, chers lecteurs, par nous intéresser à un autre mot dérivé de *dher-mo-, propre aux langues romanes.
On le connait au moins en italien, en espagnol et en portugais.
Firma. Sous son acception la plus courante: signature.
Ce firma nous vient, lui aussi, du latin firmō, firmāre, “rendre solide”: solidifier, renforcer, affermir, fortifier…
“Donner force”, en quelque sorte. Si vous voyez où je veux en venir…
Car oui, signer, c’est donner force et vigueur à un accord, un contrat, un édit.
C’est lui donner force (de loi).
“Verba volant, scripta manent” (“les paroles s’envolent, les écrits restent”): la parole donnée c’est bien, mais la signature, c’est mieux.
De l’italien ou de l’espagnol firma
(on hésite, on pense même que le mot aurait d’abord été repris de l’allemand Firma, lui-même calqué sur l’italien)
dérive le substantif anglais firm: “firme, société”.
Société? Mais oui! Une société, c’est un partenariat entre deux ou plusieurs personnes.
Ratifié par, par ??? ... signature.
À noter qu’une acception désormais désuète de l’anglais firm signifiait bien “signature”.
Pour être très précis, l’anglais firm (ou même en fait le français firme) ne désigne pas tant la société en elle-même que le NOM sous lequel cette société exerce: la raison sociale.
On y retrouve ainsi l’idée de “nom qui engage”, lié à une ... signature.
L’anglais firm s’est retrouvé en français (oui, ça arrive aussi dans ce sens-là, même si c'est remarquablement moins fréquent) par … le français de Belgique, figurez-vous!
Ah oui, le français de Belgique est nettement plus poreux à l’anglais - et d’une façon générale aux langues germaniques - que le français de France.
D’un côté, on y est (en Belgique) nettement moins pointilleux quant aux anglicismes, ce qui est peut-être dommageable (mais ça s’explique: souvent, dans le cadre du travail, l’anglais nous sert à nous exprimer pour ne froisser ni les francophones, ni les néerlandophones ; on n'hésite pas à conserver la forme anglaise des mots techniques, considérée comme "linguistiquement neutre").
Mais de l’autre - il faut bien le dire -, on y parle un anglais souvent plus correct qu’en France.
(même si certains de mes compatriotes ne sont pas particulièment à l'aise dans la prononciation anglaise.)
Je me rappelle un exposé, il y a quelques années, dans le cadre du travail, justement, donné par un brillant ingénieur logiciel français, en Belgique.
À cet évènement participaient des Flamands, et des Wallons - et des Bruxellois aussi, si vous voulez tout savoir.
Ce spécialiste prit donc la parole en anglais, pour ne pas poser problème aux néerlandophones de l’assemblée.
Aïe.
Après quelques très courtes minutes, il a fallu lui demander de passer au français
- motion ardemment supportée par tous les Flamands dans la salle, pourtant parfois si chatouilleux -
tant son anglais était atroce, catastrophique, pathétique.
“Yesseuh, Aie eugrille wizeuh you Misteurre, buteuh zenn it isse notte possibeul tou dou itte datt ouai iou siieeuuh”
Vous connaissez Johnny English, ce film de 2003? Moi, j'adore!
Ecoutez, en V.O. évidemment - c'est la SEULE façon d'apprécier ce film -, l’accent français que prend John Malkovich quand il parle anglais comme le ferait son personnage plus que frenchy, Pascal Sauvage.
Eh bien, cet ingénieur parlait comme cela.
Et à notre oreille de Belges, c’est souvent ainsi, hélas, que les Français s’expriment en anglais.
(J'ai failli mettre anglais entre guillemets, mais ce serait trop méchant.)
Ces mêmes Français qui se bidonnent des blagues sur les Belges, ou sur notre façon - très particulière, j’en conviens - de parler le français.
Une fois.
Ahahahahaha, là je suis mort de rire!
Je m’effrite!!! Ahahahahahah.
(Vous avez dit “pathétique”?)
John Malkovich, ou plutôt Pascal Sauvage,
dans Johnny English, de Peter Howitt, 2003
Bref!
Le français de Belgique a donc absorbé le mot anglais firm, en a fait le belgicisme “firme”, et en a alors contaminé le vrai, le seul, le beau, l'unique français de France.
Et donc,
nous pouvons rajouter à la liste des dérivés de notre sémillante *dher-2, par sa forme suffixée *dher-mo-,
- l’anglais firm,
- le firma italien/portugais/espagnol, et
- notre français - à présent standard - “firme”.
Bon.
Ça c’est une chose.
Maintenant, “ferme”.
La ferme Beaudoin à Alluyes (Eure-et-Loir), où ont été tournées certaines scènes d'Alexandre le Bienheureux (source) |
Pour certains linguistes - surtout francophones -, ferme (oui, l’exploitation agricole) provient du verbe ancien français fermer (issu donc du latin firmō, firmāre, de firmus), au sens d’“établir d’une manière solide, ferme”.
Rien à voir avec la solidité des bâtiments de ferme, mais bien avec la notion de fermage, on y reviendra.
Retenez bien ceci:
C’est par le latin médiéval ferma, firma, “bail à ferme” (1100) que le mot serait passé en ancien français.
Pour d’autres linguistes - surtout germaniques, cette fois -, le français ferme provient, par le moyen français “ferme” (“ferme, bâtiments de la ferme”) du vieux français “ferme” (“fermage, ferme… ”), issu
- attention, c’est ici qu’on s’amuse -
du latin médiéval ferma, firma (“bail à ferme”).
- Mais?? C’est la même chose!! Tout part du latin médiéval ferma, firma!
- Oui. Mais non. Car si, ...
pour les linguistes francophones, ...
ferma, firma dérive du latin classique firmō, firmāre,
pour les linguistes germaniques, en revanche...
ferma, firma provient …
du vieil anglais feorm (“bail, provisions fournies au seigneur par son vassal, festin, banquet...”).
Ça change tout évidemment.
Donc, que ce soit clair, selon cette seconde théorie, c’est sur le vieil anglais feorm que c’est formé le latin médiéval ferma, firma.
Le vieil anglais feorm, quant à lui, provenait d’une forme proto-germanique qui devait ressembler à *fermō, *firmō, et devait signifier quelque chose comme “moyens de subsistance”.
Cette forme était elle-même dérivée d’une forme plus ancienne *ferhwō, “force vitale, corps, être”, basée sur la racine proto-indo-européenne *perkʷ- (“vie, force, vigueur…”).
Bon.
Deux versions, donc.
L’une par la voie latine, l’autre par la voie germanique.
L'une basée sur *dher-mo-, l'autre sur *perkʷ-.
À vous de choisir!
Personnellement, je pencherais pour la deuxième.
Car il apparaît que le sens de “bail, paiement fixé” était déjà présent dans le vieil anglais feorm.
Et cela permet aussi d’expliquer ces autres acceptions de feorm: festin, banquet…, difficilement explicables par le latin firmāre, “établir d’une manière solide, ferme”.
Mais rien n’est tout blanc ou tout noir…
humour en noir et blanc |
Ainsi, il est plus que probable que le latin médiéval ferma, firma (“ferme, fermage”) a vu son sens de “paiement ferme” renforcé par sa ressemblance avec le latin classique firma (“ferme, solide”).
En outre, le vieux français ferme a continué à façonner le développement du mot anglais jusqu’à l'époque du moyen anglais.
Moyen anglais?
Il s'agit des différentes formes de l'anglais parlées à partir de l'invasion de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant (1066) jusqu'à la deuxième moitié du XVème siècle, lorsque l'anglais parlé à Londres devint la, "the", référence dans tout le royaume.
Oui: en moyen anglais, le vieil anglais feorm s'est, pour ainsi dire, calqué sur son équivalent français ferme, en prenant la forme “ferme / farme”.
(Qui débouchera sur farm en anglais moderne.)
Alors - vous le saviez déjà, ou vous l’aurez compris -, notre français ferme ne désigne absolument pas - du moins en en un premier temps - le bâtiment ou l’exploitation agricole.
ça, si c'est pas une ferme, je ne sais pas ce qu'est |
Le terme s’applique d’abord en droit:
Convention par laquelle un propriétaire abandonne à quelqu’un, pour un temps déterminé, la jouissance d’un domaine agricole ou d’un droit, moyennant une redevance.
Il s'agit donc bien de fermage.
Fermage?
Dérivé, au XIVème siècle, de ferme, le terme désigne tout simplement le mode d’exploitation par ... ferme, dans lequel un propriétaire (le bailleur) confie à un preneur (le fermier) le soin de cultiver une terre pendant une période définie, en échange d'un loyer annuel fixe.
Par métonymie, fermage s’emploiera aussi pour désigner le loyer d’une ferme.
Pensez aussi à la ferme, cet ancien système de perception des impôts: le fonctionnaire du roi, le fermier général, payait d’avance une somme forfaitaire à son souverain, pour ensuite se payer en percevant les sommes dues, la différence formant ainsi son salaire.
|
Oui, vous aussi, ces histoires de fermier général, ça vous fait penser à Mandrin, hein…
Louis Mandrin, ce célèbre contrebandier, né le 11 février 1725 à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, en Isère (dans le Dauphiné) et mort roué vif le 26 mai 1755 sur la place des Clercs, à Valence.
Mandrin (source) |
On raconte qu’il aurait enduré son supplice sans une plainte.
Enfin,
Affermer est un ancien terme juridique, du XIIème.
Affermer, c’était concéder le droit de prélever les impôts.
Ou donner à ferme, louer un domaine rural.
Aujourd’hui, on l’emploie encore!
Notamment dans le contexte de la location d'espaces publicitaires.
Gestion tarifaire des parcs de stationnement touristique: différence entre affermage et concession |
Pour en revenir à “ferme”:
Le mot signifia donc tout d’abord la convention légale entre un bailleur et un fermier.
Ce n’est qu’ensuite seulement, par extension, qu’il signifiera “exploitation agricole donnée à ferme”.
Enfin, toujours par extension, le sens du mot s’étendra (forcément, si c'est par extension) à toute exploitation agricole, quelle qu’elle soit.
encore une bien belle ferme... Ferme du Hameau de la Reine |
Allez, on va en rester là pour ce dimanche.
Une petite récap, peut-être?
firme: "la signature qui rend solide"
ferme (le substantif):
1ère théorie:
2ème théorie:
Mais surtout, n’allez surtout pas croire que *dher-2 ne se retrouve qu’en latin.
Une petite récap, peut-être?
firme: "la signature qui rend solide"
latin firmāre => espagnol et italien firma
(=> allemand Firma)
=> anglais firm
=> belgicisme firme
=> français firme
ferme (le substantif):
1ère théorie:
racine proto-indo-européenne *dher-2 / *dher-mo-, “tenir fermement, soutenir, supporter”
=> latin firmāre
=> latin médiéval ferma, firma, “bail à ferme” => vieux français ferme => français ferme
2ème théorie:
racine proto-indo-européenne *perkʷ- (“vie, force, vigueur…”)
=> racine proto-germanique *ferhwō, “force vitale, corps, être”
=> proto-germanique *fermō, *firmō, “moyens de subsistance”
=> vieil anglais feorm (“bail, provisions fournies au seigneur par son vassal, festin, banquet...”)
=> latin médiéval ferma, firma, “bail à ferme” => vieux français ferme => français ferme
Mais surtout, n’allez surtout pas croire que *dher-2 ne se retrouve qu’en latin.
On continue, dimanche prochain, avec la suite des dérivés de notre formidable *dher-2.
Je vous l'avais promis, on va partir très loin avec elle...
Je vous souhaite, à toutes et tous,
un excellent dimanche, une très belle semaine!
Frédéric
Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
La chanson de Mandrin, par Monique Morelli
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