La nuit, c’est encore plus beau, car il y a les lumières. Et presque toutes les lumières sont à moi. Les non-malades dorment dans les ténèbres. Ils sont supprimés. Mais les malades ont gardé leur veilleuse ou leur lampe. Tout ce qui reste en marge de la médecine, la nuit m’en débarrasse, m’en dérobe l’agacement et le défi. Le canton fait place à une sorte de firmament dont je suis le créateur continuel. Et je ne vous parle pas des cloches. Songez que, pour tout ce monde, leur premier office est de rappeler mes prescriptions, qu’elles sont la voix de mes ordonnances. Songez que, dans quelques instants, il va sonner dix heures, c’est la deuxième prise de température rectale, et que, dans quelques instants, deux cent cinquante thermomètres vont pénétrer à la fois….
Jules Romains – Knock – III, 6
Bonjour à toutes et tous!
Tenir fermement, soutenir, supporter.
Hormis le fait que cela résume bien la situation actuelle de la capitale belge et de ses habitants,
il s’agit aussi du champ sémantique d’une racine proto-indo-européenne.
Surprenant, hein!
La racine?
*dher-2
Comme vous le découvrirez, cette racine se retrouve dans plusieurs groupes linguistiques, dont certains particulièrement exotiques (ce sont ceux qui me font rêver…), mais est aussi à l’origine de mots bien français qu’à première vue vous ne rapprocheriez pas les uns des autres.
Commençons par passer en revue les dérivés
d’une forme suffixée de *dher-2: *dher-mo-.
d’une forme suffixée de *dher-2: *dher-mo-.
non, aucun rapport (source) |
En latin, nous pouvons retrouver *dher-mo- dans firmus, ferme, tant au sens physique que moral.
D’où solide, fort, durable…
Nous en avons évidemment dérivé l’adjectif ferme.
L'anglais lui en a gardé l'adjectif firm ("ferme"), via le moyen anglais ferme, qui découlait de notre vieux français ferme, en toute logique.
(je ne sais pas si la citation est véridique) |
Nous en avons dérivé l’adjectif ferme, d'accord, mais aussi nos verbes affirmer (dire, soutenir), confirmer (dans un sens vieilli, rendre plus ferme (une chose établie)).
Le latin connaissait encore īnfirmus, qui signifiait tout le contraire de solide: faible.
En français, évidemment, le mot est devenu infirme.
En passant par l'ancien français, où sous les formes enferm ou enferme, il avait le sens de faible, malade.
C'est toujours sous cette acception que l'espagnol connait enfermo.
La enfermedad, c'est la maladie.
Acception que nous retrouvons aussi en français, pour désigner non plus celui qui est malade, mais bien celui ou celle qui soigne les malades, l’infirmier, ou l'infirmière.
Florence Nightingale, 1820 - 1910, à qui la profession d'infirmière doit tant |
Quant à notre verbe infirmer, il dérive du latin īnfirmāre, proprement “affaiblir”, d’où réfuter, puis annuler, ou réformer (une décision).
- Mais ... l’ancien français pour infirme, c’est enferme? Mais alors, se pourrait-il que fermer…
- Bonjour! Eh bien… OUI!!
Notre français fermer provient bien du latin firmāre, lui-même dérivé de firmus.
Mais comment est-on passé de la notion de "rendre solide" à celle de "fermer"?
Deux possibilités...
Deux possibilités...
Firmo, firmāre, c’était affermir, rendre solide, plus ferme.
D’où consolider, fortifier. (Et même confirmer, assurer, affirmer.)
Mais voilà, firmāre, ou plutôt son composé cōnfirmāre, allait s'utiliser, en bas latin, pour désigner le renforcement, la consolidation des barres, ou des verrous ... des portes!
D'où cette notion de fermeture qui s'attacha, indirectement, au verbe firmāre...
En ancien français, fermer signifiera fixer, attacher (pour rendre plus solide, naturellement).
Ou même, renforcer, consolider. Se rappelant les précédentes acceptions de cōnfirmāre.
Tout en vous disant qu'en ancien français, le mot qu'on employait à l'époque dans le sens de "fermer", c'était clore.
Les deux mots fermer et clore auraient ainsi coexisté, jusqu'à ce que ce dernier (clore, on est d'accord?) entre par certaines de ses formes en collision homonymique - que c'est joliment dit - avec ... clouer, et ne soit alors réduit qu'à certains emplois techniques bien spécifiques.
- Euh??
- Mais oui, certaines des formes conjuguées de clore se confondaient un peu trop avec celles du verbe clouer.
Ce qui n'était pas très pratique, il faut bien le reconnaître, et aurait contribué à sa désaffection, au profit de son concurrent fermer...
(Voyez ce qu'en dit le CNRTL.)
Selon une autre théorie,
renforcer les défenses d’une ville, fortifier une place, c’était y construire un château, des murailles.
Pour protéger la ville, on en supprimait (ou plutôt régulait) l’accès en la ceinturant par des fortifications, en … l’enfermant.
Pour protéger la ville, on en supprimait (ou plutôt régulait) l’accès en la ceinturant par des fortifications, en … l’enfermant.
Carcassonne, bien sûr! |
Mais donc, quelle que soit l'option choisie, oui, l’adjectif ferme et le verbe fermer (enfermer, refermer, renfermer), proviennent bien tous deux du latin firmus, et donc, a fortiori, de notre proto-indo-européenne *dher-2.
Nous avons encore la ferme, très vieux mot technique (1344) pour désigner un assemblage de pièces qui portent le faîtage.
"Entre-ferme, faîtage croix de saint-andré" Tudieu, quel beau travail (source) |
Et puis, de firmus nous avons encore tiré affermir, raffermir.
Sans le mot raffermissant, c'est pas difficile, l'industrie cosmétique n'existerait tout simplement pas.
Et donc - faisons donc rapidement le point - l’adjectif ferme, fermer, affermir ou infirmier sont tous - étymologiquement parlant - étroitement liés.
- Bon, OK, et la ferme, l’exploitation agricole, ça vient de là aussi, non? C’est un bâtiment solide ; c’est ça, évidemment!
- Voyons, comment vous dire sans vous blesser??
NON. PAS DU TOUT. AUCUN RAPPORT.
Si vous voulez un mot français issu de firmus, qui désigne bien une place-forte, je pourrais vous donner … ferté.
- Euh? Mmm?? Mais je?
- Oui, tout comme fermeté, le mot est issu du latin classique firmitās: solidité.
Plus tard (fin du VIIIème siècle), en latin ecclésiastique, firmitās désignera plus précisément la forteresse. La place-forte.
Et pour revenir à ferté (XIIème), on ne le retrouve pratiquement plus que dans des toponymes, des noms de localités. Évoquant d’anciennes ... places-fortes, évidemment…
La Ferté Saint-Aubain, La Ferté-Gaucher, La Ferté-sur-Chiers, La Ferté-Saint-Aignan, La Ferté-Alais … … …
La Ferté-sous-Jouarre, Seine-et-Marne |
Encore plus fort: toujours en latin ecclésiastique, on utilisa dans la Vulgate (la version latine de la Bible, hein?) un mot pour désigner la voûte céleste.
Ce mot était composé du latin firmo (affermir, oui?) et du suffixe -men / -mentum, utilisé pour former un substantif sur une base verbale.
Ce mot était composé du latin firmo (affermir, oui?) et du suffixe -men / -mentum, utilisé pour former un substantif sur une base verbale.
Ce mot composé, c’était … oui: firmamentum.
Qu’on pourrait traduire littéralement par “appui, soutien”.
Oui, nous en avons tiré le superbe firmament.
- “Appui, soutien”? Pour la voûte céleste???
- Mais oui bien sûr, à l’époque, la vision qu'on avait du cosmos, c'est que la Terre, immobile, se trouvait au centre de l'univers.
Tout se basait sur l'ancienne vision cosmologique de Ptolémée, à peine - oh si peu - géocentrique.
Tout se basait sur l'ancienne vision cosmologique de Ptolémée, à peine - oh si peu - géocentrique.
Pour Ptolémée et pour beaucoup de monde après lui, la voûte céleste était un un dôme solide, auquel les astres étaient littéralement attachés.
le système géocentrique de Ptolémée |
Oh, je suis sûr qu’il y en a encore qui y croient!
Quand vous pensez que certains croient encore sincèrement que se faire exploser au sein d'une foule de mécréants, ça leur ouvre les portes de leur paradis aux x vierges…
J’ai connu il y a des décennies une professeur de religion protestante pour qui il était impossible que l’homme ait pu aller sur la Lune.
Car “au-dessus des nuages, c’est le ciel”. Ou plutôt le Ciel. Avec les anges, et tout ça.
Oui, je sais. Mais elle était très gentille.
Voilà donc pour ferme, fermer, affirmer et affermir, infirmière et firmament. Oh, et même ferté!
Alors bon, pour ce qui est de ferme (l’exploitation agricole)…
Jusqu’il y a peu, oui, on voyait un lien bien clair entre ferme et notre *dher-2.
Mais voilà, de nouvelles théories sont apparues, qui remettent en question cette filiation.
La matière est un peu dense.
Bon, par quoi commencer?
Eh, “vous savez quoi?” - oui, c’est du vrai belge, là je ne fais pas d’effort -, on en parlera ... la semaine prochaine!
De l’origine étymologique de “ferme”, mais aussi de plein d’autres dérivés de *dher-2, en français, ou ailleurs.
Sur ce, je vous souhaite, à toutes et tous, un très agréable dimanche (ici, le temps est au beau fixe), et une très belle semaine.
À dimanche prochain?
(Oui, cet article est plus court que d'habitude, mais voilà, le temps me manque. Alors, plutôt que de sauter un dimanche indo-européen - ce qui n'est JAMAIS arrivé depuis la publication du premier article du blog, le 27 novembre 2011, excusez du peu -, je préfère tout simplement réduire la voilure, et donc la taille des articles.)
Frédéric
Attention, ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
Le firmament, selon Bach:
De la cantate BWV 76 (composée à Leipzig en 1723),
le choeur Die Himmel erzählen die Ehre Gottes
("Les cieux racontent la gloire de Dieu")
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