- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 15 mai 2016

répétez après moi : "je suis content, ici et maintenant, je suis content, ici et maintenant..."






"Le vice, de soy mesme, est opiniastre et contentieux à se deffendre."

Jacques Amyot,

VII. Comment on pourra discerner le flatteur d'avec l'amy,

in
Les Oeuvres morales de Plutarque,
translatées de grec en françois,
reveues et corrigées en plufieurs paffages par le tranflateur

(sur Gallica!)













L'illustre Jacques Amyot,
1513 - 1593.

Savez-vous qu'il a inspiré
Shakespeare pour ses pièces romaines?



Bonjour à toutes et tous!


Troisième dimanche (déjà!) consacré à l'étude de la proto-indo-européenne *ten-, “étendre, étirer”.


Pas de chichis entre nous, continuons la liste de ses dérivés là où nous l'avions laissée...

Pssss: Pour rappel, nous savons déjà qu'on la retrouve dans le grec ancien τένων, ténôn (« tendon »), et dans les latins tendō, tendere (“tendre”, “tendre à”...) et teneō, tenēre, (notamment) “tenir, retenir, comprendre”…).

Content!

Eh oui, content est emprunté au latin contentus, participe passé adjectivé de contineō, continēre
(formé de con- et de teneō, pour les moins cérébralement dotés d'entre nous),
“renfermer en soi, contenir, satisfaire”.
Oui, ce continēre qui donnera aussi notre français contenir.

Littéralement, content se comprendrait comme “qui se contient”.
Il faut l’entendre dans le sens de “qui se satisfait de”.
Qui a tout en soi: “qui n’a besoin de rien d’autre, qui est donc ... comblé”.

Vous auriez, vous, fait le lien entre tenir, tendre et content?



Forcément... 
Quand je suis content, je vomis, 
La cité de la Peur, 1994



Content? 
Et continent, alors?

Oui, nous savons tous - du moins je l'espère - ce qu'est un continent.
Grande étendue de terre limitée par un ou plusieurs océans.

Et je peux vous le dire...

- avec l'aide d'Alain Rey -,
Alain Rey








... continent est un emprunt (1532) au latin continens.
Oui, le participe présent de notre continēre.

Mais quel est donc le rapport entre un continent et continēre??

Déjà, il faut entendre ici continēre dans le sens de maintenir, continuer...
- Continuer??? Mais oui!! notre français continuer est emprunté au latin continuare, "prolonger dans l'espace, joindre de manière à former un tout sans interruption, prolonger...", dérivé du supin de ... continēre. - 

On parlait de continens terra: étendue de terre continue, "qui se tient", "qui tient bien", donc ferme.

De ce continens terra, par ellipse, nous n'avons retenu que continens, substantivé.

Et c'est au XVIIème que l'on a défini continent non seulement par opposition à océan, mais aussi à île.

Arno Peters propose en 1974 une nouvelle projection qui tente de prendre
en compte la taille réelle des continents.
(source)


Allez, on continue…

Contentieux!
Notamment...
qui est, ou qui peut être l'objet d'une discussion devant les tribunaux”, “ensemble des litiges susceptibles d'être soumis aux tribunaux”, ou encore “service qui s'occupe des affaires litigieuses (dans une entreprise)”.


Contentieux descend du latin impérial contentiosus “chicaneur, prompt à la querelle”.

Qui lui-même dérivait de contentio, le déverbal de contendere (cum-tendere).

Contendere, à partir du sens propre “tendre avec force, entièrement”, va développer la valeur de “lutter”.
Et donc, vous aurez remarqué que content dérive de tenēre, mais que contentieux dérive lui de tendere.
Et exprime parfaitement bien la notion de tension que véhiculait le mot latin.
Tension, lutte, que l’on retrouve dans l’anglais to contend (notamment “combattre”, “se disputer”…), calqué sur le vieux français contendre, issu - dois-je vous le dire? - du latin contendere.

Le menaçant “you'll have me to contend with” pourrait ainsi se traduire par “vous aurez affaire à moi”



Allez, encore quelques dérivés de notre *ten- qui, à mon sens, méritent d’être mentionnés…


Entretenir.

Ce verbe, qui date du XIIème, est - je vais vous surprendre - un composé de entre et de tenir.
Je sais, c'est fou.














Dans son tout premier emploi, “soi entretenir”, il signifiait tout simplement “se soutenir l’un l’autre”. S’entre-tenir.

Puis son sens va évoluer, pour signifier, fin du XIVème, “tenir dans le même état, faire durer”.

Au XVème, il prendra une acception très différente: “fournir ce qui est nécessaire à la dépense de quelqu’un”.
D’où le fameux “entretenir une femme”. Mais oui, pour faire durer la relation, faire durer le plaisir!

Enfin, toujours au XVème siècle, le mot revêtira le sens de “parler avec quelqu’un”.
Oui: entretenir une personne pouvait s’entendre, par extension, comme être aux petits soins pour elle: lui tenir conversation, la divertir.



Entretien d'embauche
(The Origin of Job Interviews - 
The Armstrong and Miller Show - 
Series 2 Episode 6 - BBC One)


Au XVème siècle, et dans la langue classique en tout cas, on parlait également de “entretènement” pour “action de maintenir en bon état (une armée, par exemple)”. 
L’équivalent de notre moderne entretien (l'entretien d'une voiture…).

OUI, sur l’ancien français entretènement s’est construit l’anglais ... entertainment.
Qui, dans quelques-unes de ses acceptions aujourd’hui bien désuètes, signifiait encore “action de maintenir en bon état”, maintenance…

Entretenir une personne pouvait s’entendre comme la divertir?
C’est à présent le sens le plus populaire du mot anglais, qui désigne maintenant les divertissements en général, le spectacle et son industrie.

Frank Sinatra, Gene Kelly & Fred Astaire.
Now, that's entertainment!

Encore une fois, OUI, c’est le français qui a offert un mot à l’anglaisdans cette direction-là.  
L’anglais n’a pas essayé d’évacuer ces mots nouveaux, pour ne conserver que son vocabulaire de l’époque. 
Que nenni! Il s’est remarquablement servi de ces apports étrangers pour évoluer, s’enrichir, se renforcer…

Pour devenir ce qu’il est maintenant!


Justement. Maintenant!

Quel curieux mot, non?

Il nous vient (1135) du latin manu tenendo.
Le gérondif de manu tenēre. Littéralement: main tenir. Tenir de la main.



manu tenendo

manu dibango


Alors, quel est le rapport entre “main tenir”, et l’instant présent, ce moment si particulier que nous appelons “maintenant”?

Bah, il faut y voir l’idée que ce que nous appelons “maintenant” est un moment bien fugace, qui ne vaut que “pendant que l’on tient quelque chose dans la main”.

Il y a également un rapport spatial, de proximité, avec l’objet que vous tenez en main, d’où cette acception d’“aussitôt”.

Maintenant, c’est là, tout de suite! Pas plus loin qu'ici, au bout de mon bras.

Ce maintenant est une pure invention du français, les autres langues indo-européennes ayant souvent conservé la trace de la racine *nu-, "maintenant".
(anglais now, néerlandais nu, latin nunc, albanais ni, lituanien , avestique , sanskrit नु,"nu"...).

Nous avons encore au moins deux dérivés construits sur les latins manu et tenēre.

Je vous propose de les aborder... dimanche prochain!

Si si, c'est comme ça.



Je vous souhaite, à toutes et tous, un bien beau dimanche, et une super semaine!



Frédéric

Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen 
CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).





- Ah ma muse, inspire-moi!
"Un beau morceau de musique pour illustrer "continent"??
(...)
Ouiii, merci!

L'adagio de la Symphonie n°9 en mi mineur, «du Nouveau Monde», 
Antonin Dvořák


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