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dimanche 5 juin 2016

'suis exténué, moi, à force de tendre cette [censuré-censuré-censuré] de corde de sol





Il pensait que peut-être chez son patient le nerf vague restait dans un état constant de demi-excitation, supérieur au tonus qu'il semble garder chez l'individu normal (…)

Jules Romains, 
Les Hommes de bonne volonté, t. XII, xviii.

Louis Henri Jean Farigoule,
dit Jules Romains,
26 août 1885 - 14 août 1972

















Bonjour à toutes et tous!


Nous en sommes aujourd’hui au sixième article (!!) consacré à notre racine proto-indo-européenne *ten-, “étendre, étirer”.


le sixième sens

Jusqu’à présent, nous n’avons finalement parlé que de dérivés latins de notre racine, avec les latins tendō, tendere: “tendre”, “tendre à...” et teneō, tenēre, “tenir…”.
Oh oui, d’accord, nous avions aussi mentionné le grec τένων, ténôn (tendon)
Mais bon, à part ça…

Ce blog étant quand même consacré au proto-indo-européen, et par conséquent à TOUTES les langues qui en découlent (et pas seulement au grec et au latin), je m’en vais de ce pas corriger le tir à l’occasion d’une forme *ton-o- de notre racine bien-aimée.

(Et comme je vous l’annonçais la semaine dernière, cet article sera plutôt… musical. Mais sur la fin.)


Alors!

Le degré o de notre racine *ten-: *ton-, suffixé en *-o- pour donc donner … *ton-o-...
(une autre reconstruction en fait *tón-os- ; on va pas se battre là-dessus)
...se retrouve dans le groupe balto-slave, avec, par exemple, le lituanien tãnas, “grosseur, gonflement, ulcère…”. 

Ouais, je sais ce que vous allez me dire:
Gnagnagna, mais enfin, ’ya pas de rapport avec la notion de tendre!”. 
Mais siii!

En réalité, la racine a subi un glissement sémantique de “tendre” vers “enfler”.

Ce qui peut paraître curieux sur le papier devient cependant limpide quand vous visualisez qu’à un gonflement peut correspondre la tension d’une surface (de peau en tout cas).

Enflez vos joues, vous verrez bien qu'elles seront tendues.

Et c'est pas Dizzy Gillespie qui vous dira le contraire

Notre *ton-o- / *tón-os-, vous la retrouverez également dans le groupe indo-iranien

Où, en iranien, précisément, elle se cache derrière نازک, “tana”: “mince, maigre, frêle…

- Mais enfin, c’est EXACTEMENT l’inverse du lituanien tãnas!
- Oui, je sais… Mais voilà, prenons le cas de la pâte à pain: à mesure que vous l’étendez, l’étirez, vous l’effilez et l’affinez

Pareil avec la pâte à pizza.

Championnat du monde de Pizza 2013, Roumanie


“Mais alors”, renchérirez-vous, “mais alors, le latin “tenuis”?
Bon d’accord, je sens bien que je dois en parler immédiatement, sinon vous n’allez plus penser qu’à ça, et vous ne vous concentrerez plus sur la suite (je vous connais) ; on continuera donc avec *ton-o- un peu plus tard.


Tenuis, donc.

Le latin tenuis, qui peut signifier notamment “fin, délié”, ou encore “ténu, mince, fluet…”, a souvent été rapproché de tendō, tendere: “tendre”, et pour les mêmes raisons que celles évoquées ci-dessus.

Oui, il est de coutume de le considérer comme basé sur le même radical, avec la même argumentation sémantique: “tendu”, donc “fin, fragile…”
C’est sur tenuis, bien sûr, que nous avons créé notre français ténu.

Le problème, c’est que ce latin tenuis nous arrive d’une racine proto-indo-européenne que Michiel de Vaan, 
dans son remarquable Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages (Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series),
retranscrit sous la forme *tnh2-(e)u-.
(Pour ce qui est de ce superbement laryngal et mystérieux h2, relisez donc Un coup de souvláki et on se retrouve avec des points de suture. C'est cousu de fil blanc.)

- Quoi, mais alors, aucun lien entre tenuis et *ten-?
- Je peux continuer, oui?

Sémantiquement, et au vu de ce tana iranien, tout porterait à croire qu’il s’agit de la même racine…
Et que donc, *tnh2- ne serait qu’une forme variante, allongée, de notre *ten-.

Michiel de Vaan, pas fou, n’ose cependant pas l’affirmer, en précisant sagement que “cela ne peut être certifié”.


Michiel de Vaan

Pour tout vous dire, Watkins, lui, en était convaincu, de ce rapprochement, et citait “tenuis” comme descendant de notre *ten- par une forme suffixée en *-u-, qu’il notait *ten-u-.
Oui, convenons-en, particulièrement proche de la *tnh2-(e)-u- de de Vaan

Calvert Watkins

Si Watkins a raison, alors de notre *ten- descend encore, à côté du latin tenuis, l’anglais thin, mince...” (via le degré zéro de *ten-u-, *tn̥-u-, dérivé dans les proto-germaniques *thunw-, puis *thunni-).

Et n’oublions pas que de tenuis, nous avons gardé ténu, certes, mais aussi atténuer, ou exténuer, tous deux toujours bien liés à la notion générale de “rendre plus mince, moins fort, amoindrir”.


Bon, tant qu’à faire, et avant que vous ne me cassiez les posiez la question
(“Tiens, et qu’en est-il de tendre, l’adjectif? Il dérive aussi de *ten-?)
NON, notre adjectif français tendre ne semble pas dériver de *ten-.

- Mais??? Beauc…
- Oui, je sais: beaucoup de linguistes font le rapprochement, en voyant l’adjectif latin tener, -a, -um, dont est issu notre adjectif français tendre, descendre lui-même de notre racine *ten-.

Watkins avance même une forme suffixée de notre chère *ten-, *ten-ero-, pour expliquer son évolution vers l’adjectif latin tener:
*ten- (*ten-do-) -> verbe latin tendere: “tendre” -> verbe français tendre 
*ten- (*ten-ero-) -> adjectif latin tener, -a, -um: “tendre” -> adjectif français tendre

Sémantiquement, pour passer de la notion d’extension à celle de tendresse/tendreté, on reprend cette même notion:
ce qu’on étend, étire, s’affaiblit, donc devient moins fort, donc délicat, tendre…
Mmwouais....

Mais voilà, Michiel de Vaan, encore lui, rue dans les brancards.

Pour lui, l’adjectif latin tener descend, par un proto-italique pas totalement identifié *teru-no- ou *tere-no-, d’une forme *terun-no-, basée sur une racine proto-indo-européenne *ter-en-: “tendre” (dans le sens délicat).


moment de tendresse

Pourquoi je pencherais plutôt pour la thèse de Michiel de Vaan?
Parce qu’elle a notamment le mérite d’expliquer et de relier...
  • le sanskrit तरुण, taruNa, “jeune”, 
  • l’avestique tauruna- “jeune, garçon”, 
  • le grec τέρην, térēn,doux, délicat”, ou même - peut-être - 
  • le sabin terenusdoux”, ou carrément 
  • l’iron тырын (“teureun”), “garçon”.
Pff, vous êtes un peu lourds, aujourd'hui, non?
NON, vraiment, l'iron n'est pas la langue parlée par les Iron Men.



L’iron est, avec le digor - je ne vous l'apprendrai pas -, l’un des deux dialectes de l’ossète, du groupe iranien.

L'Ossétie, région du nord du massif du Caucase, située de part et d'autre
de la ligne de crête.


Donc, voilà pour tenuis et tener.
Ça y est, je peux reprendre, maintenant??


Je recommence! (ça vous apprendra)
Notre *ton-o- / *tón-os- se retrouve dans le groupe balto-slave (lituanien tãnas, “grosseur, gonflement, ulcère…”).  
Vous la retrouverez également dans le groupe indo-iranien, où, en iranien, précisément, elle se cache derrière نازک, “tana”: mince, maigre, frêle… 
Et à partir d'ici, je continue:

Toujours dans le groupe indo-iranien, mais cette fois dans le sous-groupe indo-aryen, elle est devenue le sanskrit तान, tAna, - avec l’accentuation sur le premier a -, qui désigne le ton‎.

Étrange, non! Ton?
En quoi pourrait-on relier ton à la notion de tension??

Tout s'éclaire si vous pensez à une corde, à un fil...

Oui! Pour que la corde d'un instrument de musique vous restitue un ton précis, vous devez l'étirez, la tendre.

cheville, pour l'accordage d'une corde


C'est encore pourquoi en digor, corde se dit тӕнӕ, tænæ, et - faisons bonne mesure - en iron, elle se dit тӕн, tæn.


Et OUI, - je sais que c'est cela que vous attendiez - nous retrouvons enfin notre *ton-o- / *tón-os-, via le proto-hellénique *tónos, dans le grec hellénique τόνος, ‎tónos, basé sur τείνω, teínō, “j'étire, je tends”.

τόνος signifiait bien “ton”, mais il en existait plusieurs autres acceptions, comme ... ligament tendu, tension, intensité, corde, tension de la corde (de la lyre), mode musical, mesure d’un vers, accent tonique, ton de la voix...”.

Dingue!

Bien évidemment, c'est de τονος que nous avons repris notre “ton” français, en passant par le latin tonus, simple calque du grec ancien.



Parfois, c'est le thon qui fait aussi l'entrée


Tonus?
Vous avez dit tonus?

Oui! C'est au latin tonus que nous avons emprunté notre français tonus, mais pas par la voie la plus directe...
Eh non, ici - et pour une fois, dans ce sens-là! -, c'est par l'anglais que tonus nous est arrivé, et assez récemment d'ailleurs (1865).



Bon, qui dit ton ou tonus dit aussi...
tonalité, tonifier, tonique, atone, diatonique, entonner, intonation, monotone, sonotone ...
Mais attention, pas question ici, dans la descendance de *ten-, de tonner, ou tonnerre!
C'est pas que je les aime pas, non, mais eux proviennent de la proto-indo-européenne *(s)tenə-, “tonner, retentir comme le tonnerre”. Oui, ça va, on en reparlera!

Bon, avec tout ça, on n'a fait qu'effleurer la partie musique de notre adorable *ten-.

C'est malin.

Mais bon, c'est aussi de votre faute, avec vos questions qui m'ont obligé à partir dans tous les sens (littéralement)...

Pour la semaine prochaine, nous continuerons notre tour des dérivés de cette invraisemblable *ten- avec encore au moins trois mots du vocabulaire musical, et puis il sera temps d'embrayer sur la partie... médicale de notre étude!



Je vous souhaite, à toutes et tous, un très heureux dimanche - ici, 'fait pas fameux -, une très agréable semaine, et vous donne rendez-vous... dimanche prochain!


Frédéric


Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen 
CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).



Pour rester dans le ton, l'Air, deuxième mouvement de l'Ouverture n° 3 en ré majeur, BWV 1068
- de Johann Sebastian Bach, forcément, si on parle de BWV. 

Superbe interprétation, sur instruments d'époque.


(Oui, on appelle souvent ce morceau Air on the G string, ou “Air sur la corde de sol”, titre qui aurait probablement surpris Bach: il s'agit en réalité du titre d'une adaptation du morceau pour violon et piano par August Wilhelmj, brillant violoniste allemand. 
Qui était capable de jouer tout le morceau uniquement sur la corde de sol de son violon.)

August Wilhelmj,
1845  – 1908


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