article précédent : Swing tanzen verboten
“Il entre dans le confessionnal où le curé lave les âmes de tous les paroissiens. À tour de bras. Il en sort une eau noire. Le sacristain l'éponge. Le bedeau vide les seaux. Les paroissiens sortent tout blancs.”
Alexandre Vialatte,
Les Champignons du détroit de Behring (1988)
Alexandre Vialatte, 22 avril 1901 - 3 mai 1971, quelqu'un que j'aurais aimé connaître. |
Bonjour à toutes et tous!
Nous découvrions dimanche dernier la racine indo-européenne *bheudh- , aux sens bien curieux, parmi lesquels “être conscient, rendre conscient” (ou peut-être “savoir, faire savoir”, “comprendre, faire comprendre”), “s'éveiller, devenir attentif...”
s'éveiller |
Nous avions déjà retrouvé ses dérivés germaniques, avec les proto-germaniques
- *beudan-, “offrir, faire une offre, commander...” et
- *budōn-, “proclamer, annoncer, instruire...”,
Et je vous proposais, en nous quittant dimanche dernier, de réfléchir à un mot suédois récemment passé au français (linguistiquement, il s'agit d'un emprunt), bien évidemment dérivé de notre gentille *bheudh-.
Alors, une idée ??
Je vous aide.
Trop bon. Je suis vraiment trop bon.
Le mot que nous cherchons, NON, ne se retrouve pas dans un catalogue IKEA...
(quoique? Car je ne dispose pas ici d'un catalogue de la marque, mais sur leur site internet belge, ce mot apparaît en toutes lettres),...mais est construit sur un composé, dont chacune des trois parties peut être tracée jusqu'au vieux norois.
Ce mot composé correspond à une fonction. À un rôle.
En vieux norois, la partie du composé qui nous intéresse, nous l'avions déjà abordée dimanche dernier: boð, “message, offre, ordre, augure, présage”.
Alors, ça y est?
C'est ici à la notion de message, d'offre, que fait plus précisément référence ce vieux norois boð.
Oui?
Allez, je vous donne le composé vieux norois : umboðsmaðr.
Ça y est?
Ben oui, le mot à trouver, c'était... ombudsman.
Mais... décortiquons ce umboðsmaðr, voulez-vous ?
Umboð, um - boð, se traduirait par commission, mandat.
Boð, je ne vous ferai pas l'affront de vous l'expliquer.
Quant à ce um-, il descend du proto-germanique *umbi-, “autour, près de...”.
S'il vous fait penser au latin amb-, ambi-, “autour”, au grec ἀμφί, amphí,
“des deux côtés, autour ; tous deux”, ou bien évidemment à la préposition sanskrite अभि, abhi, “vers, contre, au nom de, ...”, vous n'êtes pas (nécessairement) fou, car il s'agit bien de cognats, de dérivés d'une seule et même racine indo-européenne *ambhi-, “autour”.
Quand à maðr, vous l'aurez compris, il s'agit du vieux norois pour “man”. Oui, l'homme.
Descendant de l'indo-européenne *man-1, homme.
Nous en parlions ici : Manneken-Pis, yeomen et autres moujiks
Et donc, si nous remettons tout ensemble, umboð-s-maðr serait littéralement l'homme du mandat.
Le mandataire, le commissionnaire, si vous préférez, celui qui agit en votre nom, pour votre cause.
Le vieux norois umboðsmaðr désignait ainsi, d'une façon générale, le représentant.
On retrouve le terme en 1241, devenu umbozman, dans le Codex Holmiensis, le manuscrit contenant la Loi de Jutland, codifié sous Valdemar II de Danemark.
Codex Holmiensis |
Il y désigne un fonctionnaire royal.
À partir de 1552, umboðsmaðr sera également utilisé dans les autres langues scandinaves:
- Mais euh, et comment l'ombudsman suédois est-il passé au français??
- Mais que voilà une excellente question !!
En Suède - merci Wikipedia -, il y avait, à la Cour du roi, un haut fonctionnaire qui recevait les plaintes adressées au roi concernant des abus de pouvoir ou des mauvaises pratiques administratives.
Dans une réforme constitutionnelle...
L'institution fut perçue tellement positivement qu'elle franchira les frontières de la Suède au XXème siècle, pour être adoptée par d'autres pays scandinaves : la Finlande en 1919, le Danemark en 1955 (et puis finalement la Norvège en 1962).
Depuis le début des années soixante, la popularité de cette sympathique institution suédoise ne cessera de s'accroître ; plusieurs pays du Commonwealth, d’Europe - et d’ailleurs - vont ainsi créé un poste identique, ou du moins similaire (Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni, Tanzanie, Israël...).
En 1973, la France aura elle aussi son Ombudsman, ou plutôt son Médiateur de la République, ce qui sonne tellement plus français, et donne cette ravissante impression que l'idée est française...
À partir de 1552, umboðsmaðr sera également utilisé dans les autres langues scandinaves:
- en islandais et féroïen : umboðsmaður,
- en norvégien : ombudsmann/ombodsmann
- et en suédois, éventuellement ? ombudsman. Ce qui est vraiment surprenant, je vous l'accorde.
M'est avis que dans certains coins, les Ombudsmen ont plus à faire qu'ailleurs... Ici, le bureau de l'Ombudsman aux Philippines |
et voilà la page du site IKEA belge qui cite l'ombudsman |
- Mais euh, et comment l'ombudsman suédois est-il passé au français??
- Mais que voilà une excellente question !!
En Suède - merci Wikipedia -, il y avait, à la Cour du roi, un haut fonctionnaire qui recevait les plaintes adressées au roi concernant des abus de pouvoir ou des mauvaises pratiques administratives.
Dans une réforme constitutionnelle...
- celle de 1809, pour les plus grands malades d'entre vous, qui, sachez-le, sera mise en place après que Charles XIII fut proclamé roi, et s'inspire du principe de séparation des pouvoirs de Montesquieu -,...le pouvoir législatif déclara qu'il - ce haut fonctionnaire, allez, on suit - serait désormais appelé Ombudsman parlementaire et jouirait, dès lors, d'une totale indépendance par rapport au roi, à son gouvernement et à son administration. Ce qui n'est pas rien.
C'est bien cela, l'originalité - et la force - de l'ombudsman : sa totale indépendance.
L'institution fut perçue tellement positivement qu'elle franchira les frontières de la Suède au XXème siècle, pour être adoptée par d'autres pays scandinaves : la Finlande en 1919, le Danemark en 1955 (et puis finalement la Norvège en 1962).
Depuis le début des années soixante, la popularité de cette sympathique institution suédoise ne cessera de s'accroître ; plusieurs pays du Commonwealth, d’Europe - et d’ailleurs - vont ainsi créé un poste identique, ou du moins similaire (Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni, Tanzanie, Israël...).
En 1973, la France aura elle aussi son Ombudsman, ou plutôt son Médiateur de la République, ce qui sonne tellement plus français, et donne cette ravissante impression que l'idée est française...
(et en plus, ombudsman, on eût pu croire que ce fût de l'anglais, beuurkkk)
Jean-Paul Delevoye, ancien médiateur de la République (source) |
Oui, mais justement, quid du mot ombudsman, alors ?
Eh bien, il est entré en français et a fini, malgré toutes les méchancetés et vexations, à s'y imposer, car il n'existait tout simplement pas de mot parfaitement équivalent français.
Et voilà donc! Encore un mot issu du germanique *beudan-, “offrir, faire une offre, commander...”
Mais nous n'en avons pas encore tout à fait fini avec *beudan-...
Car sur le verbe *beudan- s'est créé un autre mot germanique, le substantif *budilaz-, “héraut, messager, annonciateur...”
À l'armée, ou en tout cas dans un système hiérarchisé, le messager est souvent l'adjoint, l'adjudant, qui transmet les ordres de son supérieur.
C'est ainsi que l'on peut expliquer qu'en francique...
Ah ça! L'auriez-vous cru, à ce lien si étroit entre l'anglais bid, l'allemand verboten, le suédois - désormais français - ombudsman et notre brave bedeau ?
Vous l'auriez cru, ça ?
Notez que c'est une évolution sémantique similaire et parallèle qui aboutira à l'anglais beadle, l'équivalent de notre bedeau, et qui reprend toujours bien les acceptions d'appariteur, d'huissier.
Et ce n'est pas fini...
*bheudh- se retrouve dans le sanskrit बोधति, bodhati, “s'éveiller, comprendre, percevoir, devenir conscient, reprendre conscience...”.
Ou même dans le sanskrit बोधि, bodhi, “connaissance parfaite”.
Vous comprenez enfin pourquoi l'on a attribué à notre *bheudh- ce champ sémantique si disparate, si hétérogène...
L'avez-vous deviné ?
Si bouddha désigne le stade ultime de celui qui a enfin atteint à la connaissance parfaite, qui s'est éveillé, celui qui est encore en chemin, l'initié qui se rapproche de cet état de perfection, on l'appelle बोधिसत्त्व, bodhisattva, bodhi-sattva, que l'on pourrait traduire par “existence illuminée”...
Et ça, ça ne vous la coupe pas ??
Mais vous rendez-vous compte ?
Verboten, ombudsman, bedeau, et puis Bouddha ?
Oui! Ils proviennent tous de la même racine, OUI tous ces mots sont cousins.
Bon, on en restera là pour ce dimanche.
Trop d'émotions, c'est pas bon non plus.
Mais je vous l'avais dit, hein, que cette racine était incroyable !!!
La semaine prochaine, je vous propose d'entamer un tour d'horizon des dérivés de notre *bheudh- dans les autres groupes linguistiques (celtique, iranien, hellénique, slave, balte, et ... tokharien, oui !).
Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très très belle semaine !
Frédéric
J'aurais bien voulu vous trouver un morceau d'Hippolyte Bedeau, chansonnier du XIXème, mais je n'en trouve aucune video...
Eh bien, il est entré en français et a fini, malgré toutes les méchancetés et vexations, à s'y imposer, car il n'existait tout simplement pas de mot parfaitement équivalent français.
Forcément, puisque cette fonction si originale et singulière n'existait pas encore en France...Si l'État français a vite fait de récupérer et franciser le suédois ombudsman, le domaine privé ne s'est pas... privé de l'employer, encore et toujours, sous sa forme originale...
Et voilà donc! Encore un mot issu du germanique *beudan-, “offrir, faire une offre, commander...”
Et qui plus est, emprunté en français...
Mais nous n'en avons pas encore tout à fait fini avec *beudan-...
Car sur le verbe *beudan- s'est créé un autre mot germanique, le substantif *budilaz-, “héraut, messager, annonciateur...”
À l'armée, ou en tout cas dans un système hiérarchisé, le messager est souvent l'adjoint, l'adjudant, qui transmet les ordres de son supérieur.
C'est ainsi que l'on peut expliquer qu'en francique...
(enfin, oui, bon, en ancien bas vieux-francique, si vous aimez à ce point pinailler),...*budilaz- est devenu *budil (ou *bidil), avec le sens de “messager de justice”, mais aussi “héraut, officier représentant...”.
De fil en aiguille, cette notion de messager s'est estompée, en faisant place à celle de représentant, donc correspondant, hiérarchiquement, à un rôle subalterne.
Et voilà pourquoi, en vieux français, le francique *budil/*bidil devint...
- via le latin médiéval bedellus -,... bedel (ou bidel), “officier subalterne chargé de la police, de l'ordre”, “officier dans des affaires judiciaires mineures...”, ou carrément “milicien, soldat en arme”.
C'est de là, par une spécialisation de sens, qu'il évoluera (début du XVIème) en ... bedeau, “personne préposée au service matériel d'une église”.
*bheudh-, “être conscient, rendre conscient”
⇓
germanique *beudan-, “offrir, faire une offre, commander...”
⇓
germanique *budilaz-, “héraut, messager...”
⇓
francique *budil, “héraut, officier représentant...”
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latin médiéval bedellus
⇓
vieux français bedel, “officier dans des affaires judiciaires mineures...”
⇓
français bedeau
Très jolies illustrations extraites d'ici |
Ah ça! L'auriez-vous cru, à ce lien si étroit entre l'anglais bid, l'allemand verboten, le suédois - désormais français - ombudsman et notre brave bedeau ?
Vous l'auriez cru, ça ?
Notez que c'est une évolution sémantique similaire et parallèle qui aboutira à l'anglais beadle, l'équivalent de notre bedeau, et qui reprend toujours bien les acceptions d'appariteur, d'huissier.
*bheudh-, “être conscient, rendre conscient”
⇓
germanique *beudan-, “offrir, faire une offre, commander...”
⇓
germanique *budilaz-, “héraut, messager...”
⇓
vieil anglais bydel, “héraut, messager...”
⇓
moyen anglais bedel, bidel, “appariteur, officier adjoint...”
⇓
anglais beadle, “appariteur, huissier, bedeau...”
*bheudh- se retrouve dans le sanskrit बोधति, bodhati, “s'éveiller, comprendre, percevoir, devenir conscient, reprendre conscience...”.
Ou même dans le sanskrit बोधि, bodhi, “connaissance parfaite”.
Vous comprenez enfin pourquoi l'on a attribué à notre *bheudh- ce champ sémantique si disparate, si hétérogène...
L'avez-vous deviné ?
Sur बोधति, bodhati, “s'éveiller, devenir conscient”, et बोधि, bodhi, “connaissance parfaite”, s'est créé बुद्ध, buddha, “l'éveillé, celui qui a pris conscience, l'illuminé, le sage...”.
Oui, ce qui se retranscrit en français sous la forme Bouddha, “l'éveillé”.
Si bouddha désigne le stade ultime de celui qui a enfin atteint à la connaissance parfaite, qui s'est éveillé, celui qui est encore en chemin, l'initié qui se rapproche de cet état de perfection, on l'appelle बोधिसत्त्व, bodhisattva, bodhi-sattva, que l'on pourrait traduire par “existence illuminée”...
Et ça, ça ne vous la coupe pas ??
Mais vous rendez-vous compte ?
Verboten, ombudsman, bedeau, et puis Bouddha ?
Oui! Ils proviennent tous de la même racine, OUI tous ces mots sont cousins.
Bon, on en restera là pour ce dimanche.
Trop d'émotions, c'est pas bon non plus.
Mais je vous l'avais dit, hein, que cette racine était incroyable !!!
Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très très belle semaine !
Frédéric
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,
J'aurais bien voulu vous trouver un morceau d'Hippolyte Bedeau, chansonnier du XIXème, mais je n'en trouve aucune video...
Alors, je me suis senti obligé, par attrait pour le bouddhisme et l'Orient, de vous proposer Anoushka Shankar.
Lasya, par Anoushka Shankar, tiré de son album “Traces of You”
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