article précédent: “Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes.” - François René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe
Vous êtes dans lʼâge critique où lʼesprit sʼouvre à la certitude, où le coeur reçoit sa forme & son caractère, & où lʼon se détermine pour toute la vie, soit en bien, soit en mal. Plus tard, la substance est durcie, & les nouvelles empreintes ne marquent plus.jeune homme, recevez dans votre âme, encore flexible, le cachet de la vérité. Si jʼétois plus sûr de moi-même, jʼaurois pris avec vous un ton dogmatique et décisif: mais je suis homme, ignorant, sujet à lʼerreur; que pouvais-je faire? je vous ai ouvert mon coeur sans réserve; ce que je tiens pour sûr, je vous lʼai donné pour tel; je vous ai donné mes doutes pour des doutes, mes opinions pour des opinions; je vous ai dit mes raisons de douter & de croire. Maintenant, cʼest à vous de juger: vous avez pris du temps; cette précaution est sage & me fait bien penser de vous. Commencez par mettre votre conscience en état de vouloir être éclairée. Soyez sincère avec vous-même. Appropriez-vous de mes sentiments ce qui vous aura persuade, rejetez le reste.
Émile ou De l'éducation,
Profession de foi du vicaire savoyard
Jean-Jacques Rousseau
Bonjour à toutes et tous!
Les vacances! C’est toujours les vacances!
En ce dimanche indo-européen en vacances, continuons tranquillement, à notre aise, notre tour d'horizon des dérivés de notre si prolifique racine indo-européenne *krei-, “passer au crible, distinguer, différencier…”.
Nous en étions restés, dimanche dernier, au grec ancien κρίσις, krísis, “décision, phase décisive...”, qui nous avait donné notre français crise.
Grec ancien κρίσις, krísis construit sur le verbe - rappelez-vous - κρῑ́νω, krī́nō, “décider...”.
*krei- “passer au crible, distinguer, différencier…”
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forme suffixée *kri-n-yo-
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racine proto-grecque *kríňňō-
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grec ancien κρῑ́νω, krī́nō, “juger, décider...”
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grec ancien κρίσις, krísis, “décision, phase décisive...”
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latin impérial crisis / crisim
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latin médiéval crisis / crisim
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moyen français crisim, crisin
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français crise
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moyen français crisim, crisin
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français crise
Si, du verbe κρῑ́νω, krī́nō, “juger, décider...”, le substantif κρίσις, krísis, désignait la décision, la phase décisive, le juge, lui (la personne qui juge), était dénommé κρῐτής, kritḗs.
κρῐτής, kritḗs, construit sur le radical de κρῑ́νω, krī́nō, κρῐ-, auquel s'ajoute le suffixe agentif
- utilisé pour décrire la personne effectuant l'action spécifiée par le verbe -
-τής, -tḗs.
Et c'est sur ce nom κρῐτής, kritḗs, “juge”, que les Anciens Grecs, qui ne manquaient visiblement pas de ressources - ni de suffixes -, créèrent l'adjectif κριτικός, kritikós, qualifiant, en toute logique, “celui qui est capable de juger, de décider”.
Dans la langue médicale, κριτικός, kritikós, signifiera spécialement “décisif, critique”.
En parlant d'une phase de maladie.
Ben oui, car ne l'oublions pas
- on en parlait dimanche dernier -,
κρίσις, krísis, une fois passé au domaine médical, désignera précisément un moment décisif dans une maladie.
Bien, bien plus tard, des siècles et des siècles plus tard, mais toujours en contexte médical, nous emprunterons le grec κριτικός, kritikós pour en faire le latin tardif criticus.
“Dies criticus” pouvant désigner le jour critique, le jour où tout allait se jouer, ou plutôt se décider dans l'évolution, le déroulement de la maladie.
Du latin tardif, hop, un tout petit pas, et le moyen français empruntera criticus, deuxième moitié du XIVème, tout d'abord sous la forme cretique.
Mais le mot sera toujours confiné au langage médical.
Ce n'est seulement qu'au XVIIIème, figurez-vous, que le mot se répandra enfin dans l'usage courant, au sens de “qui décide du sort de quelqu'un ou de quelque chose”, ou “qui amène un changement”.
C'est bien sous ce sens que Jean-Jacques Rousseau l'emploie dans son Émile ou De l'éducation, publié en 1752 ; il s'agit même d'une des toutes premières occurrences du mot sous cette acception.
Le mot sera encore repris en physique, fin du XIXème, en parlant d'un seuil au-delà duquel se produit un changement. Citons le point critique: état limite entre l'état solide et l'état gazeux.
Le point critique de la chloration. Ça, pour un point critique, c'est un point critique |
Notons encore qu'en physique nucléaire, la masse critique d'un matériau fissile est la quantité de ce matériau nécessaire au déclenchement d'une réaction nucléaire en chaîne.
*krei- “passer au crible, distinguer, différencier…”
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forme suffixée *kri-n-yo-
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racine proto-grecque *kríňňō-
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grec ancien κρῑ́νω, krī́nō, “juger, décider...”
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grec ancien κριτικός, kritikós, “capable de juger, de décider”, “décisif, critique”.
grec ancien κριτικός, kritikós, “capable de juger, de décider”, “décisif, critique”.
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latin tardif criticus, “décisif, critique”
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moyen français cretique
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français critique
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français critique
Et voilà!
- Comment ça, “Et voilà!” !? Et critique, le nom, alors?
Examen d'un principe, d'un fait, en vue de porter sur lui un jugement de valeur.
- Ah, bonjour! Je vois que vous, au moins, vous n'êtes pas en vacances...
Et je suis ravi de constater que vous aussi, vous lisez couramment Le Grand Robert de la langue
française.
C'est une très bonne question.
À tel point que je me demande si elle est vraiment de vous...
Le nom (et adjectif) critique,
“analyse, appréciation, jugement...”, ou encore
“personne qui juge des ouvrages de l'esprit, des œuvres d'art”, “journaliste chargé d'apprécier les nouveautés littéraires ou artistiques”,provient du latin criticus, emprunt au grec ancien κριτικός, kritikós, que l'on comprendrait ici plus particulièrement comme “apte à juger”.
D'autres questions?
- Mais?? C'est pas possible, ça, tu t'fous d'ma balle encore une fois, c'est ça hein!?
- Mais pas du tout! (Ou alors, juste un peu...)
Repensez à la façon dont notre français discret avait été emprunté au latin discretus.
On en parlait ici: le propre d'une secrétaire, c'est la discrétion
Le mot avait été emprunté une première fois, puis une seconde, avec un autre sens dérivé.
(Et c'est ce qui explique les deux anglais discreet et discrete, continuant chacun et séparément l'un des deux sens de ces deux emprunts successifs.)
C'est ce qui s'est à nouveau passé ici, avec critique.
Ça en deviendrait vite lassant |
Le nom - féminin - critique, “appréciation, jugement...” est un emprunt de la fin du XVIème
- donc nettement plus récent que notre adjectif critique,“décisif”, datant déjà, lui, de la deuxième moitié du XIVème -
au latin criticus.
Criticus, emprunt au grec ancien κριτικός, kritikós, vous connaissez la chanson.
Mais voilà, hors du domaine médical, l'adjectif grec κριτικός, kritikós, signifiait bien “apte à juger”, et spécialement “qui juge les ouvrages de l'esprit”.
Le latin criticus, en se calquant sur le grec, a également repris cette acception de la langue courante. Et c'est ce sens usuel du mot que revêtira notre emprunt français de la fin du XVIème.
Ah oui!
Nous utilisons encore le substantif critique, métonymiquement, pour désigner l'“ensemble des personnes qui font métier de juger des oeuvres d'art”.
La première occurrence du mot avec ce sens métonymique, c'est chez Chateaubriand que vous pourrez la trouver.
Rien que ça.
Il faut dire aussi que si l'on supprimait de l'oeuvre et de la correspondance de Chateaubriand les critiques qu'il faisait des critiques qui le critiquaient - si vous me suivez toujours -, on en réduirait considérablement le nombre de pages...
J'ai même entendu quelqu'un dire un jour que si Chateaubriand avait passé moins de temps à scruter les critiques de ses oeuvres, à les commenter et à y répondre, il aurait vraisemblablement achevé ses Mémoires avant la Tombe.
Mais à cela, François-René, vicomte de Chateaubriand, aurait certainement répondu: “Qu'importe à la critique, la bonne foi et la justice , quand elle veut aveuglément condamner?”
(Les Martyrs, ou Le triomphe de la religion chrétienne, préface de la troisième édition, ou Examen des Martyrs)
Chateaubriand assis auprès du Grand Bé, méditant ses Mémoires d'Outre-Tombe |
Bon ben moi, je vais vous laisser ici...
Régime “vacances” oblige...
Philippe Noiret, Alexandre le Bienheureux |
Dimanche prochain, on poursuit sur notre lancée, avec d'autres dérivés français que nous avons tirés de *krei par le grec.
Je vous souhaite, à toutes et tous, depuis mon havre de paix, un excellent dimanche, une très belle semaine!
(Non, je ne suis ni en Valachie, ni en Galatie, ni au Pays de Galles ; je vous laisse chercher.)
Frédéric
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,
Sweet Nightingale,
un très beau traditionnel de la splendide région où je séjourne,
et qui est aussi une chanson à double sens,
“to hear the nightingale sing”,
“entendre chanter le rossignol”,
étant, dans la bouche d'une dame,
un euphémisme particulièrement élégant et choisi pour
- voyons, comment dire? -
trinquer du nombril,
se faire ouvrir le berlingot,
se faire chevaucher sans selle,
se faire prendre avidement, là par terre dans la cuisine.
(vous ne pouvez probablement voir la vidéo que sur Youtube:
Quoi, vous connaissez ce morceau?
C'est Cendrillon qui le chante, dans le dessin animé de Disney, de 1950?
Ben oui, c'est bien de cela qu'il s'agit, non?
De qui, de quoi croyez-vous qu'elle se languit, la jolie Cendrillon, sans rire?
Relisez le Psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim, et on en reparlera.
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