- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 15 avril 2018

"hêtre ou ne pas hêtre", c'est la traduction française de "to beech or not to beech", non?








Le long des coudriers et des aulnes du sentier

qu’il suivait pour la quinzième fois déjà de la
journée, l’écureuil Guerriot, une faîne entre les
dents, sautait de branche en branche, les petites
oreilles droites à peine pointant, l’oeil vif, la
queue en traîne retroussée ou relevée en panache
s’épanouissant juste au-dessus de sa tête comme
un parasol gracieux.

Sous son poids les branches élastiques

fléchissaient et se redressaient, giflant les prêles
et les fougères, et lui, l’habile sauteur, le jongleur
infatigable, profitant de l’élan qu’elles lui
donnaient en se redressant, détendait en même
temps tous les muscles de ses jarrets et de ses
reins pour se projeter plus haut et plus loin
encore, comme une exhalaison des arbustes ou
une balle que les sylvains enfants de la forêt se
seraient tour à tour renvoyée, jouet joyeux et
vivant.

Il allait frétillant, tous les muscles bandés,

bondissant très haut pour redégringoler presque
jusqu’à terre et toujours comme s’il avait été le
prolongement multiplié de toutes les branches
frôlées on le revoyait dans toutes les trouées de
soleil, semblant nager dans des lames de verdure,
épave joyeuse à la dérive d’un beau jour.

Il revenait de la lisière de sa forêt où il visitait

les noisetiers et les hêtres, cherchant pour sa
provision d’hiver les noisettes jaunes et les faînes
mûres plus précoces là-bas qu’aux alentours de sa
demeure.


Louis Pergaud,

Le fatal étonnement de Guerriot,

De Goupil à Margot (1910)





Ah, Louis Pergaud et son merveilleux univers...



Louis Émile Vincent Pergaud, instituteur et romancier
français, né le 22 janvier 1882 à Belmont (Doubs) et mort
pour la France, comme on dit, le 8 avril 1915 à
Fresnes-en-Woëvre (Meuse)





















Bonjour à toutes et tous !



C'était dimanche dernier.

Nous nous étions penchés sur l'étymologie de l'anglais book, “livre”.

Et avions découvert que book descendait d'une racine indo-européenne, *bhāgo-“hêtre”.

En germanique, nous retrouvions cette sympathique *bhāgo- dans l'étymon *bōk(j)ō-, “hêtre”, dont le dérivé *bōk-, “livre” donnerait naissance, bien plus tard, à notre book.

racine indo-européenne *bhāgo-, “hêtre”
étymon proto-germanique *bōk(j)ō-, “hêtre
étymon proto-germanique *bōk-, “livre

plusieurs dérivés germaniques pouvant signifier hêtre, livre, tablette, écriture 


Ça y est, on se souvient ?

Et dimanche dernier, donc, nous avions passé en revue quelques-uns des dérivés de ce proto-germanique *bōk-, “livre”...

Toujours d'accord ?


Aujourd'hui, eh ben, poursuivons !

Avec tout d'abord encore un dérivé - le dernier, mais il est important - de *bōk-, “livre”.

Important, car, dans un composé, il sert à désigner une graphie ! 
Et pas n'importe laquelle !
L'une des deux graphies standard du ... - oui, l'avez trouvé - norvégien.

Le bokmål - car c'est bien de lui qu'il s'agit - est la variante écrite du norvégien la plus employée au monde !! - Enfin, surtout en Norvège - , l'autre étant le nynorsk (littéralement “nouveau norvégien”).


Mål signifiant, dans une de ses nombreuses acceptions, la “façon de parler”, entendez la langue, le langage, le composé bok-mål se traduirait par “langue des livres”.



ci-dessus, quelques différences entre Bokmål et Nynorsk.
Facile, le norvégien: vous écrivez en bleu, c'est du Bokmål, en rouge,
du Nynorsk.



Et ici, la répartition géographique entre Bokmål et
Nynorsk
(dans les zones non-colorées, on n'écrit pas, et on se tait)




Et maintenant, passons aux dérivés de *bōk(j)ō-, “hêtre”.

le hêtre



















Car oui, le brave *bōk(j)ō-, dont on a finalement peu parlé la semaine dernière, a lui aussi donné des dérivés dans les langues germaniques...

Mais oui !

Comme, 
par le vieil anglais bōc, bēce, 
puis le moyen anglais beche, 
l'anglais ... beech“hêtre”.
le hêtre



















(beech qui n'existe pas en tant que verbe; ne cherchez pas à traduire ce bête jeu de mots franco-anglais dans le titre de cet article)


De *bōk(j)ō-,“hêtre, toujours,

  • le scots beche, beech, 
  • le vieux frison bōk, d'où le saterlandais Bouke, et le frison occidental boek, boeke (en composés)
  • le vieux saxon bōkia,
  • le vieux néerlandais *buoka, d'où le moyen néerlandais boeke et le néerlandais beuk,
  • le vieil haut-allemand buohha, d'où le moyen haut-allemand buoche, et enfin l'allemand Buche...

Tous désignant le
- allez, tous ensemble ! -
le ... hêtre !



le hêtre


















Allez, un petit dernier.


Un dernier dérivé du germanique *bōk(j)ō-,“hêtre”.


Le curieux composé anglais ... buckwheat.


Buckwheat, c'est le sarrasin.



Oh, mais non, pas celui-là !

Oooh !

Celui-ci, enfin !


Autrement dit, le blé noir.

Quand je vous disais “curieux”.

Car expliquez-moi le rapport entre le sarrasin (Fagopyrum esculentum), plante à fleurs annuelle de la famille des Polygonacées - parce que “assez polygonale” -, cultivée pour ses graines consommées en alimentation humaine et animale...
(merci Wikipedia !),
... et le hêtre !??

Je vous assure, ce n'est pas la même chose...

Le sarrasin, c'est ça:



Alors que le hêtre
- il faut bien s'en rendre compte -,
c'est ça:

le hêtre
















Alors, quoi ??

Sachez tout d'abord que l'anglais buckwheat provient du moyen néerlandais boekweit, et que ce composé signifie littéralement blé (ou froment) de hêtre.
(Moyen néerlandais boeke, comme nous l'avons vu plus haut, formé sur le vieux néerlandais *buoka.)

Et si on l'a nommé ainsi, c'est tout simplement parce que la graine de sarrasin ressemble, par sa forme triangulaire si caractéristique, à la faîne du hêtre.





Ce que révèle d'ailleurs parfaitement son nom savant, Fagopyrumfagopyrum étant un improbable composé latino-grec, où vous retrouverez le latin fāgus, le hêtre

- entendez ici spécialement son fruit: la faîne -
et le grec ancien πυρός, pyrós, le blé.


Et ça tombe fichtrement bien !!!!

Même mieux que ça.

Car - je m'apprêtais à vous le dire - notre valeureuse indo-européenne *bhāgo-, “hêtre”, par le proto-italique *fāgo-

- ouh, ça sent le latin, ça... -,
a donné le latin fāgus, “hêtre” !
Mais quelle bonne petite racine !


Eh oui ! En latin, notre racine *bhāgo- est devenue fāgus, “hêtre”.


Le fruit du hêtre se disait fāgīna, féminin substantivé de l'adjectif fāgīnus“relatif au hêtre”.


Ce fagina nous est arrivé d'abord sous la forme favine (deuxième moitié du XIIème), puis faïne (deuxième moitié du XIIIème), qui se réduira ultérieurement en faine puis faîne.



Avant d'aller plus loin: ce fagina n'a STRICTEMENT RIEN à voir avec la délicieuse Alotta Fagina, dont le nom évoque euh... tant de belles choses !, dans Austin Powers, International Man of Mystery.



Mais c'est dingue, ça, non ?


Vous auriez fait le lien, vous, entre l'anglais book et notre faîne ?


Sans rire ?



Et ce n'est pas tout !

Nous avions parlé, la semaine dernière, des noms gaulois dérivés de bhāgo- devenus toponymes, noms de villes (comme Bavay), noms de fleuves, ou de forêts...


Sachez que le latin fāgus, “hêtre” n'a pas vraiment été en reste...


C'est le moins qu'on puisse dire...




Que ce soit en ligne directe, ou par l'intermédiaire des langues d'oïl et langues d'oc, ou plus spécialement du franco-provençal, le latin se retrouve dans une chiée flopée de toponymes ! 
Des centaines, des milliers de toponymes !!!


Allez, (à peine) quelques-uns:

(et je reprends encore une fois les travaux de Ernest Nègre)
  • Foug, en Meurthe-et-Moselle,
  • Laffaux dans l'Aisne (ce qui peut faire mal),
  • Faye la Vineuse, Indre-et-Loire,
  • Fayence, Var, 
  • Le Fahy, en Seine-et-Marne,
  • Fay-les Étangs, dans l'Oise,
  • Les wallons Beaufays, Gros-Fays, Fays-les-Veneurs, Fayt-le-Franc ou Fayt-lez-Manage
  • Fey, en Moselle,
  • Faux, dans les Ardennes,
  • Beaufou, Loir-et-Cher,
  • Beaufour, Calvados,
  • Clairfayts, Nord : «clair, clairsemé bois de hêtres »,
  • Ferfay, Pas-de-Calais,
  • Hautfay, Seine-et-Marne,
  • Offoy, Oise,
  • Faymont, Haute-Saône,
  • Le Fayel, Oise,
  • La Faye, Charente,
  • Féez, Cher,
  • Fayolle, Deux-Sèvres,
  • Fage,  Loir-et-Cher,
  • La Foye-Montjault, Deux-Sèvres,
  • Bellefoye, Vienne,
  • Le Fouteau, Indre-et-Loire,
  • Futeau, Meuse,
  • Le Fou, Loire,
  • Planfoy, Loire,
  • Faux-Mazuras, Creuse,
  • La Fage, Dordogne,
  • La Fajolle, Aude,
  • La Fayolle, Haute-Loire,
  • Haget, Gers,
  • Hautaget, Hautes-Pyrénées,
  • Hagedet, Hautes-Pyrénées,
  • ...

Ouf.



Et vous l'auriez fait, le lien entre Fayt-Les-Manage et l'anglais beech ??


D'accord, c'est franchement coquetFayt-Lez-Manage 

- je blague -,
Avenue Emile Herman, Fayt-Lez-Manage
(source)
mais sincèrement, vous trouvez vraiment que ça ressemble à un hêtre ?

le hêtre






















Bon, ben ... voilà pour cette fois !



Allez, on récap' tout ça fissa, et on reprendra tranquillement dimanche prochain.





racine indo-européenne bhāgo-“hêtre
étymon proto-germanique *bōk(j)ō-, “hêtre
étymon proto-germanique *bōk-, “livre”
composé norvégien Bokmål“langue des livres”

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racine indo-européenne bhāgo-“hêtre
étymon proto-germanique *bōk(j)ō-, “hêtre
vieil anglais bōc, bēce
moyen anglais beche
anglais beech, “hêtre”

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racine indo-européenne bhāgo-“hêtre
étymon proto-germanique *bōk(j)ō-, “hêtre

vieux néerlandais *buoka, “hêtre

composé moyen néerlandais boekweitboeke + weit, “sarrasin”

composé anglais buckwheat, “sarrasin”

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racine indo-européenne bhāgo-“hêtre
étymon proto-italique *fāgo-, “hêtre

latin fāgus, “hêtre”

adjectif latin fāgīnus“relatif au hêtre”

forme latine féminine substantivée fāgīna“faîne”

anciens français favine, faïne

moyen français faine, puis faîne

français faîne

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racine indo-européenne bhāgo-“hêtre
étymon proto-italique *fāgo-, “hêtre
latin fāgus, “hêtre”
par ses dérivés et/ou composés latins, en ligne directe, ou par l'intermédiaire des langues d'oïl et langues d'oc

très nombreux toponymes, comme Beaufays, Fayt-lez-Manage...





Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une superbe semaine !





À dimanche prochain, 




Frédéric


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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,

l'une des nombreuses versions de cette hymne à la Vierge Marie qu'est
l'Ave Maris Stella (Salut, étoile de la mer”).

C'est aussi l'une des plus belles.

Nous la devons à un musicien au nom... évocateur...

Guillaume Dufay, 
1397 - 1474







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Vous voulez être sûrs (sûrs, mais vraiment sûrs) de lire chaque article du dimanche indo-européen dès sa parution ? Hein, Hein ? Vous pouvez par exemple...
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