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dimanche 3 avril 2022

This was their finest hour

               

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What General Weygand called the Battle of France is over. I expect that the Battle of Britain is about to begin. Upon this battle depends the survival of Christian civilization. Upon it depends our own British life, and the long continuity of our institutions and our Empire. The whole fury and might of the enemy must very soon be turned on us. Hitler knows that he will have to break us in this Island or lose the war. If we can stand up to him, all Europe may be free and the life of the world may move forward into broad, sunlit uplands. But if we fail, then the whole world, including the United States, including all that we have known and cared for, will sink into the abyss of a new Dark Age made more sinister, and perhaps more protracted, by the lights of perverted science. Let us therefore brace ourselves to our duties, and so bear ourselves that, if the British Empire and its Commonwealth last for a thousand years, men will still say, “This was their finest hour.”


Ce que le général Weygand a appelé la bataille de France est terminé. Je m'attends à ce que la bataille d’Angleterre soit le point de commencer. De cette bataille dépend la survie de la civilisation chrétienne. Notre existence britannique en dépend, ainsi que la longue continuité de nos institutions et de notre Empire. Toute la fureur, toute la puissance de l’ennemi va bientôt se déchaîner contre nous. Hitler sait qu’il devra nous briser sur cette île ou qu’il perdra la guerre. Si nous parvenons à lui résister, toute l’Europe pourra être libre, et la vie du monde progresser vers de hautes et vastes terres baignées de soleil. Mais si nous échouons, alors le monde entier, y compris les États-Unis, y compris tout ce que nous avons connu et aimé, sombrera dans les abîmes d’un nouvel âge des ténèbres rendu encore plus sinistre, et peut-être plus durable, par les lumières d’une science pervertie. Aussi, préparons nous à accomplir notre devoir et à nous conduire de telle sorte que, si l’Empire britannique et son Commonwealth durent mille ans, les hommes diront encore : « Ce fut leur plus belle heure. »)


This was their finest hour, discours que Churchill prononça à la Chambre des Communes du Royaume-Uni le 18 juin 1940. 


Le dimanche indo-européen et moi-même sommes toujours de cœur et d'esprit avec nos courageux amis ukrainiens, qui se battent pour leur vie et leur patrie,
mais aussi pour notre liberté.




Amis lecteurs, 

Il est temps pour nous de passer à l'étude d'une nouvelle racine indo-européenne.

Il y a déjà plusieurs mois (voire années ?, 'sais plus), je m'étais interrogé sur un mot bien français, que nous connaissons tous, mais que je n'arrivais pas à raccrocher facilement à une étymologie.


Ce mot ? Mets.
Chacun des aliments cuisinés qui entrent dans l'ordonnance d'un repas.
©Le Grand Robert de la langue française


Le nom masculin mets, nous raconte Alain Rey, est issu, sous la forme mes,

attestée vers 1140,

du latin missum, l'accusatif de missus.


non, rien à voir

Ce missum est le participe passé non-binaire neutre substantivé du verbe latin mittō, mittere, « laisser aller, laisser partir, lâcher », mais aussi, ultérieurement, « envoyer, lancer ».


Déjà à l'époque impériale
(selon les historiens, entre 27 avant J.-C. et 476 après ce même. J.-C. - c'est assez précis),
ce mittere commençait à se rapprocher sémantiquement de cet autre verbe latin, pōnere, notamment « placer ».
C'est ainsi, mes enfants, que de mittere sera également issu notre français... mettre.



Mais... revenons à notre ancien français mes.

Il a tout d'abord désigné « l'action de lancer » (une arme de jet ; les bisounours ne couraient pas les rues, à l'époque).

armes de jet



De là, le sens accordé à notre mes, celui de « chose envoyée ».

- Mais ?? Et le rapport avec le plat, le me...
- Oui, oui, on y arrive.

Ce sens a légèrement évolué, et s'est surtout spécialisé, en passant de « ce qui est envoyé » à « ce qui est envoyé...à table » : « chose mise sur la table» ; « service à table ; plat dont se compose ce service ».

Quant à ce singulier t, qui, somme toute, ne sert strictement à rien (ou du moins, ne se prononce pas), il n'est dû qu'à l'influence du verbe... mettre.


Si mets relève à présent d'un usage soutenu,



nous l'employons aussi, préfixé, pour désigner littéralement « ce qui est entre les plats », avec... entremets, déjà attesté en 1170(!).

À partir du XIIIème, entremets désignera simplement et très logiquement un plat d'accompagnement servi entre les mets principaux.

Son sens moderne, celui de « plat sucré servi après le fromage »
- miam -, 

aaaaargh, les entremets
 

il le doit à sa spécialisation, en 1668 : « plat sucré servi entre le fromage et le dessert proprement dit ».


Je suis navré pour tous ceux qui s'imaginaient que notre mets provenait du latin vulgaire mēsa, issu lui-même du latin mēnsa, « table ».



Ça eût pu, mais non.




Quant à cette forme ancienne mes, sans le t, nous la retrouvons toujours dans ce véritable et précieux thesaurus de l'ancien (et du moyen) français qu'est... l'anglais.

Oui, au XIIIème est apparu un mot anglais calqué sur notre beau mes, qui s'employait souvent pour désigner des plats cuisinés ou liquides (comme le potage) : mess.

De là son acception moderne, désignant, par extrapolation, un « lieu où l'on mange », surtout d'usage en langage militaire.

le mess des officiers, 
du temps de l'Empire



L'expression mess of pottage est encore une bien jolie illustration de cet anglais mess, qui fait référence à ce brave Esaü (Genèse, XXV, 29-34) qui, follement
- il faut dire aussi qu'il était lamentablement épuisé, fourbu, exténué du travail aux champs -,
vendit à son frère Jacob son droit d’aînesse contre un plat - mess - composé d'une soupe de lentilles - pottage.


Sacré Esaü.

Mais bon, c'est vrai qu'une bonne soupe de lentilles, ma foi...



Ce beau et si parlant mess of pottage, nous pouvons hélas parfaitement l'appliquer au Brexit, aberration politique, sociale et économique que des populistes fortunés dont Nigel Farage (extrême droite), Boris Johnson et Jacob Rees-Mogg (droite dure)
- Jacob ? Tiens ? -
ont réussi à vendre aux Anglais en échange de la promesse d'un avenir sur des hautes terres baignées de soleil, en jouant très habilement sur la corde sensible de leurs compatriotes : leur sens de la nation et leur patriotisme (ça marche à tous les coups, et pas qu'en Angleterre).

(Hautes terres baignées de soleil ? Il s'agit bien des fameux « sunlit uplands » de Churchill, que Jacob Rees-Mogg s'était honteusement permis de récupérer ; tout comme Johnson vient, sans vergogne aucune, de comparer les valeureux Ukrainiens aux Brexiteers se libérant de l'infâme Union Européenne.)



Ah là là, l'Histoire nous apprend pourtant qu'il faut savoir se méfier de ceux qui vous promettent à bon compte un avenir radieux, des lendemains qui chantent... J'ajouterais, pour les mêmes raisons, qu'il faut aussi savoir se méfier des politiciens, pas nécessairement anglais, qui admirent Boris Johnson... 


OH, oui,  je sais ! Puisque vous insistez à ce point, et à mon corps défendant, oui, vous pourriez traduire en français cette expression « mess of pottage » par une expression nettement plus vulgaire, qui, cependant, reprendrait notre verbe mettre, cognat de l'anglais mess :
« bien se faire mettre ».
Mais vous ne verrez pas de ça sur ce blog ô combien honorable.



Une autre locution anglaise reprenant mess, c'est le célèbre Eton mess, qui
- ne me lancez pas là-dessus -,
n'exprime pas le monumental f**toir créé de sang froid par une poignée de fils-à-papa sortant de ce somptueux collège destiné à l'élite qu'est Eton,



mais désigne plutôt un succulent dessert traditionnel anglais composé d'un mélange de fraises, de morceaux de meringue grossièrement concassés et de crème fouettée légèrement sucrée. 

aaaaargh



Mmmh ?
Ah oui, bien sûr.
Revenons à nos moutons.


Michiel de Vaan fait descendre le latin mittō, mittere, « laisser aller, laisser partir, lâcher ; envoyer, lancer », d'un étymon italique (reconstruit, calmos) *mit-e/o-, qu'il fait remonter à la racine indo-européenne...

*m(e)ith2-, « échanger, ôter... ».


- Quoi, « échanger, ôter... » ?? Mais tu te f**s encore de nous, Blondieau, hein, c'est ça ?
- Certes, cher Monsieur Ucon, cela peut paraître surprenant, je vous l'accorde. 

Fernand Ucon


Cependant, de Vaan ne s'énerve pas et nous explique que le sens original de la racine, « échanger », s'est développé en « donner, accorder », sens attesté dans le latin archaïque...

(l'état du latin en usage de l'origine de la langue jusqu'à -100 environ)
...mitāt.

- Attesté ? Parce qu'en plus, on aurait retrouvé trace écrite de ce fumeux mitāt !?
- Mais... oui. Sur l'inscription de Duenos, l'un des plus anciens textes latins que l'on connaisse.


Ce texte étonnant,
que l'on date, sans plus de précision, d'une période comprise entre le 7ème et le 5ème siècle avant Jésus-Christ (ah oui, quand même),
est
- ce qui n'arrange rien -
constitué de cent vingt-huit lettres inscrites à la pointe (non, pas de l'épée, OH !) autour des bords externes d’un kernos...
(en grec ancien, κέρνος, kernos, « vase à offrandes composé de plusieurs récipients reliés entre eux » ),

kernos chypriote

 
en Belgique, nous en avons l'équivalent formel et sémantique, kern
(pour conseil des ministres restreint), composé, lui, de cruches


...d'un kernos, disais-je, qui réunit en l'occurrence trois petits vases arrondis faits en bucchero 
(terracotta produite dans le centre de l'Italie par les Étrusques, si si),
reliés entre eux par une même contrefiche d'argile.

- Mais je m'en contrefiche !
- Parfois, vous êtes lourd, Fernand.


Ce fascinant kernos fut trouvé en 1880 par l'archéologue allemand Heinrich Dressel...

Heinrich Dressel,
Rome, 16 juin 1845 – Teisendorf, 7 juillet 1920


non pas lors de fouilles, mais chez un antiquaire romain, peu après que l'artéfact eut été mis au jour par des ouvriers, à l'occasion d'un chantier, sur le Quirinal, l'une des sept collines sur lesquelles s'est faite (en plus d'un jour) la Rome primitive.

le jardin Colonna, sur le Quirinal




Le voilà enfin, ce fameux kernos où figure l'inscription de Duenos,

inscription - j'ai pas tout dit - écrite de droite à gauche,
en spirale descendante, les lettres étant renversées (de bas en haut),
pour pouvoir être déchiffrées vues d'en haut, et non de côté.
(Comme si on pouvait seulement les déchiffrer.)



Oui, je sais, je sais : ça fait très Indiana Jones.
Ça va, vous êtes contents ?




Cette inscription de Duenos, vous l'avez réclamée, je vous la donne :

OVESATDEIVOSQOIMEDMITATNEITEDENDOCOSMISVIRCOSIED
ASTEDNOISIOPETOITESIAIPACARIVOIS
DVENOSMEDFECEDENMANOMEINOMDVENOINEMEDMALOSTATOD


D'autres questions ?


Si l'on la réécrit de gauche à droite, en sépare les mots, et que l'on y rajoute les indispensables macrons aidant à (presque) en comprendre le sens, ça nous donne...

iouesāt deivos qoi mēd mitāt, nei tēd endō cosmis vircō siēd
as(t) tēd noisi o(p)petoit esiāi pācā riuois
duenos mēd fēced en mānōm einom duenōi nē mēd malo(s) statōd


Même si l'inscription est à en perdre son latin archaïque, vous aurez évidemment remarqué, sur la première ligne, cette forme verbale mitāt...


De cette mystérieuse inscription, il existe plusieurs (et diverses) traductions ; je vous en soumets une, celle de Warmington et Eichner, qui a au moins l'avantage d'être complète.

Mais bon, allez traduire ce machin, aussi !


Il a été juré devant les dieux [un serment a été prêté devant les dieux], voilà pourquoi je [c'est le kernos qui parle] suis donné [issu, accordé...] :
Si une jeune fille ne te sourit pas,
ni n'est fortement attirée par toi,
alors apaise-la avec ce parfum ! [à présent, on parlerait peut-être de viol sous soumission chimique ?]
Quelqu'un de bon m'a rempli pour quelqu'un de bon et bien élevé,
et je ne serai pas obtenu par quelqu'un de mauvais. [ce n'est pas quelqu'un de mauvais qui m'obtiendra.]



Je ne vous le cache pas, on se bat encore sur la traduction, mais aussi sur la nature même de cette inscription.

Même si, sur sa nature, Georges Dumézil...
(oui oui, je parle bien de l'immense Georges Dumézil, ce grand homme pour qui la société indo-européenne était tripartite, car présentant trois fonctions : la fonction sacerdotale, la fonction guerrière et la fonction productrice)

 

Georges Dumézil,
philologue, historien des religions et anthropologue français,
Paris, le 4 mars 1898 - Paris, le 11 octobre 1986 

Georges Dumézil, disais-je, situe cette inscription dans le cadre juridique particulier du mariage sine manu.
 
- Si la femme épousait un Manu, la cérémonie était déclarée cum manu, et si le nom du futur mari n'était pas Manu, on parlait de mariage sine manu ?

 

- Pfff, décidément, aujourd'hui, vous êtes en forme. Et si vous repreniez une petite infusion, mmmh ?

Mais noooon. On parlait de mariage cum manu si la femme passait sous l'autorité juridique de son mari, et de mariage sine manu si elle restait sous l'autorité juridique de son père. Aaah, les choses étaient si simples, du temps béni du patriarcat... (Noon, pas sur la tête !).

Et donc, pour Dumézil, l'inscription de Duenos ferait référence à l'engagement des tuteurs d'une jeune fille
(orpheline de père), mariée sine manu et restée en conséquence sous leur tutelle,
d'user de leur pouvoir pour rétablir la paix (pax) dans le couple. (Merci, Wikipedia.)

Allez savoir.
Quoi qu'il en soit, dans cette inscription de Duenos est bien attesté notre latin archaïque mitāt, au sens de « donner, accorder ».

Toujours selon de Vaan, le sens que prendra ultérieurement le latin mittō, mittere : « laisser aller, laisser partir, lâcher » en découle, ce à quoi je peux parfaitement souscrire.



Un p'tit résumé schématique, peut-être, pour replacer tout ça chronologiquement ?


racine proto-indo-européenne *m(e)ith2-, « échanger, ôter... »

proto-italique 
*mit-e/o-
latin archaïque mitāt, « donner, accorder »,
latin mittō, mittere, « laisser aller, laisser partir, lâcher »
évolution sémantique
latin mittō, mittere, « envoyer, lancer »
ancien français mes, « chose envoyée »
spécialisation du sens / influence formelle de « mettre »
mets, « ce qui est envoyéà table » ⇒ « chose mise sur la table»
« service à table » ⇒ « plat dont se compose ce service »





Bon ben, voilà. 
Nous venons ensemble de mettre la table, de planter le décor.

forcément




Vous aurez compris que, dans les semaines à venir, nous traiterons des (nombreux) dérivés de la racine indo-européenne...

*m(e)ith2-, « échanger, ôter... ».




Amis lecteurs,

Je vous souhaite un excellent dimanche, et une très belle semaine. 

Portez-vous bien.




Frédéric



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(Mais de toute façon,
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Et pour nous quitter,

j'aurais voulu nous trouver un morceau inspiré de mets, de plats, d'un repas, de la Cène,
mais bon, difficile d'en trouver un, et qui soit en outre écoutable.


Alors, je vous propose une superbe interprétation,

par les merveilleux solistes de... Tafelmusik
(on appelle ça retomber sur ses pattes),

d'un morceau curieusement assez peu connu,

la

Fantasia in Three Parts Upon a Ground, Z. 731,
pour trois violons et basse continue,

de Henry Purcell.

(Z. 731 ? Un Z qui veut dire... Zimmerman ; Franklin B. Zimmerman étant à Purcell ce que fût Bach-Werke-Verzeichnis à Bach Ludwig von Köchel à Mozart : le musicologue qui répertoria et catalogua l'ensemble de l'œuvre du compositeur.)


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