- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 15 septembre 2013

des mille et des cents



"On ne peut pas tromper une personne mille fois... 
si, si on peut tromper mille personnes une fois... euh mille fois... 
non, on ne peut tromper pas une fois mille personnes, Odile, 
mais on peut tromper une fois mille personnes, 
oui on ne peut pas tromper mille fois..."

Émile Gravier (Sam Karmann) à Odile Deray (Chantal Lauby)
in La Cité de la peur, 1994

Tirade inspirée d'une citation d'Abraham Lincoln:
"You can fool some of the people all the time and all the people some of the time
but you cannot fool all the people all the time
"
(Vous pouvez tromper quelques personnes tout le temps et tout le monde quelques fois, mais vous ne pouvez pas tromper tout le monde tout le temps)


La Cité de la peur


Bonjour à toutes et tous!


Bon, d'accord, je sais, c'était pas spécialement d'la tarte, l'article de dimanche dernier, ceud mìle fàilte chez les Tochariens (A)


Mais comprenez-moi, cette notion de Satem-Centum est aux études proto-indo-européennes ce que, voyons, euh... l'orge est au whisky, si vous voyez ce que je veux dire...


Orge malté
De très bons Single Malts, ma foi...


Bon, avec tout ça, on n'en a pas fini avec *deḱm̥t-…!
(déjà deux articles dessus! Dix petits Proto-Indo-Européens et ceud mìle fàilte chez les Tochariens (A))


Vous vous souvenez de décimer, basé sur *deḱm̥t-?

Et de bucolique, vous vous en souvenez?
Hein, hein?

Le grec βουκολικος, boukolikos, à l'origine de bucolique, est composé d'un dérivé de *kʷel-1 ("tourner"): kolos, et de bous, le bœuf.


Et si maintenant je vous rappelais qu'en grec ancien, notre forme *ḱm̥-tom ("cent") étudiée la semaine dernière, avatar de *deḱm̥t- (dix), se disait ἑκατόν (hekatón)…


décimer, bous, hekatón…
Cette suite de mots vous ferait penser à quoi?

Un mot qui évoque l'idée de décimer, mais basé sur les grecs bous et hekatón


Oui??


Hécatombe!
Du latin hecatombē, recopié du grec ancien ἑκατόμβη, hekatombê, composé de ἑκατόν, hekatón ("cent"- c'est bon pour tout le monde?) et βοῦς, bous ("bœuf").

Je n'irais pas jusqu'à dire que décimer est à dix ce que hécatombe est à cent, mais on n'en est pas loin…

Hécatombe, devenu pour nous synonyme de massacre à grande échelle, désignait à l'origine un massacre à grande échelle, ou plus précisément un sacrifice de cent bœufs.
(Non, je ne parle pas de cette autre boucherie que fût la révolution française: ça c'était un sacrifice de sang bleu.)

La prise de la Bastille


Mais revenons à hécatombe: n'allez surtout pas croire que des sacrifices de cette ampleur étaient courants dans l'Antiquité!
Ils étaient au contraire plutôt rares, car souvent remplacés par des mises à mort d'une dizaine de chèvres, ou alors d'un seul boeuf.

C'était moins cher, et  puis, surtout, c'est l'intention qui compte.

Hécatombe


Ceci dit, la semaine dernière, nous avions vu que l'anglais hundred était issu du proto-germanique *hundaradą, où *hundą signifiait "cent".

Oui?


Eh bien il existait en proto-germanique un autre composé basé sur *hund(ą):
*thūs-hundi.

Soyons bien clair:
Nous ne sommes plus ici à l'époque du proto-indo-européen, de l'indo-européen commun, la souche de base; ici on se situe plus tard, quand le proto-germanique s'est déjà différencié du tronc commun.

- Ouais justement! Moi, je suis ici pour lire du proto-indo-européen, rien à cirer du proto-germanique…!
- Bonjour! Oui, je vous comprends. Mais bon, ce qui suit va quand même peut-être vous intéresser…

*thūs-hundi, en proto-germanique se serait traduit littéralement par "cent gonflé"!

*thūs- dérivé d'une racine proto-indo-européenne *teuə-2 (ou *teu-), véhiculant l'idée de "gonfler, enfler".


Et un cent enflé, à votre avis, ça pourrait correspondre à QUOI?

Il faudrait se représenter un gros cent, un cent fort, un très très gros cent






Mille.

- ...? Mille?
- Oui, mille. Un gros gros cent, c'est mille. Ce germanique *thūs-hundi est à l'origine du mot pour mille dans les langues… germaniques...
- Ah bon, ça alors? Ca j'aurais jamais cru??
- … et aussi balto-slaviques.

Comme dérivés, citons duizend en néerlandais, tausend en allemand, busund en vieux norrois, thousand en anglais…

Ou dans les langues baltes le lituanien tukstantis.
Ce qui explique par ailleurs que les Lituaniens ne parlent jamais en milliers: allez essayer de prononcer ça...

Et dans les langues slaves?
Oh ben, le vieux slavon d'église tysashta, le polonais tysiąc, le tchèque tisic, le russe тысяча ("teussitcheu") …

Bon, va pour les langues germaniques, baltes et slaves…

Mais voilà: jusqu'à cent on peut reconstruire les nombres proto-indo-européens sans trop de soucis; on en retrouve une trace dans le substrat commun proto-indo-européen.
Mais pour mille, il n'est plus question de cohésion, d'une racine commune.

Comme si - c'est l'hypothèse découlant directement de cette constatation - compter jusqu'à mille n'avait pas lieu d'être pour les tribus d'origine, avant qu'elles ne se séparent.
Cela pourrait nous donner une indication sur la taille relative de la société proto-indo-européenne originale…


Et mille dans tout ça? Notre mille français?

Les mille et une nuits


On est déjà sûrs qu'il provient du latin mīlle ("mille"), c'est déjà ça.
Et à partir de là, ça devient franchement flou.

Certains - dont Pokorny - pourraient presque imaginer envisager d'entrevoir l'éventuelle possibilité d'une potentielle filiation du latin mīlle avec la racine proto-indo-européenne


*gheslo-

Qui aurait donc pu signifier "mille"...

C'est sur elle - ou plus exactement une forme suffixée dérivée de cette racine: *ghesl-yo- que se serait créé le grec χίλιοι, khīlioi (mille), qui nous a évidemment donné le préfixe kilo-.

Le K4,
un prototype de kilogramme étalon américain,
1915

Et le latin mīlle dans tout ça?
Eh bien il serait le lointain descendant d'une autre forme composée de *gheslo-: *smī-ghslī, où *smī- signifierait tout simplement "un".

Marrant, hein, qu'au-delà de son parent latin on n'arrive pas trouver l'étymologie d'un mot aussi simple et banal que "mille"…


Inutile de vous dresser la liste de tous les composés de kilo- ou des dérivés du latin mīlle, de millième à milliard, de mille-pattes à mille-feuille, en passant par millésime

Mais bon, citons quand même l'anglais mile(+/- 1609 mètres)
Qui nous vient du vieil anglais mīl, dérivé du latin millia ("mille").
Car le mile anglais est basé sur la distance qui correspondait, pour les Romains, à "mille passuum": mille pas.

PS: ne confondons pas avec le mile marin, qui lui fait 1852 mètres.
Ni avec le mile écossais, qui fait un beau 1,81 kilomètres.
Ou le mile irlandais, qui lui faisait quand même 2.048 mètres.
Evidemment, rien à voir avec le mile londonien, qui se fendait d'un bon 1.524 mètres.

Le Royal Mile, à Edinburgh, long d'un Scots mile


Heureusement, on a simplifié et standardisé tout ça:
En Grande-Bretagne, depuis 1592, on parle désormais du statute mile de 1.609,3426 mètres.
Enfin, jusqu'en 1959, car depuis il mesure 1.609,344 mètres.
Mais ne soyons pas mauvaise langue: cette même année 1959 on a également défini le statute mile aux Etats-Unis.
D'une longueur de 1.609,3472 mètres.

Gaaaaa!!

Quant au mile romain, l'original, il semble qu'il faisait 1.482 mètres.
Mais en Sicile, il en faisait 1486,6.





Bon dimanche à toutes et toutes; passez une très bonne semaine, et…
A la semaine prochaine!




Frédéric

PS: Et si d'aventure vous vous baladez sur le Royal Mile, n'hésitez pas à entrer au Royal Mile Whiskies, où ils ont un très joli assortiment d'orge malté...

Histoire de bien capter ce que Satem-Centum est aux études proto-indo-européennes...




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