article précédent : Maître corbeau, sur un arbre perché...
"Je n'avance guère. Le temps beaucoup"
Eugène Delacroix
Eugène Delacroix, 1798-1863 Autoportrait au gilet vert (1837) |
Bonjour à toutes et tous !
En relisant mes billets précédents, je réalise que j'ai parfois évoqué - sans plus - des racines proto-indo-européennes ; que j'avais promis d'y revenir ; et qu'en fait, pfffuit, elles m'étaient - je dois bien l'avouer - sorties de la tête…
Alors, voilà : commençons dès aujourd'hui un nouveau sujet en quelques chapitres : "les laissés-pour-compte".
Titre particulièrement à propos, car le dimanche 22 septembre 2013 (voir Quatre-vingts / dix? Joli score!), nous avions (trop) rapidement évoqué une racine proto-indo-européenne véhiculant la notion de "laisser" :
*leikʷ-
(Encore une fois, il est vraiment surprenant de constater à quel point des mots qui n'ont, d'apparence, aucun rapport les uns avec les autres se retrouvent en réalité très étroitement liés, car descendant d'une seule et même lointaine racine proto-indo-européenne…)
En avant !
La racine proto-indo-européenne *leikʷ- signifiait donc "laisser".
Et nous l'avons vu, nous la retrouvons dans l'anglais eleven - onze, pour "un laissé après dix". (Notez, elle apparaît aussi dans twelve - douze : "deux laissés après dix".)
Via sa forme de base, *leikʷ- nous a déjà légué le grec ἐλλείπω, elleípô : laisser, laisser de côté, négliger, abandonner.
Ce qui ne vous dira peut-être pas grand-chose…
Mais sachez que c'est sur le grec ἔλλειψις, élleipsis ("manque, insuffisance"), directement issu de ἐλλείπω, elleípô que s'est construit le latin impérial ellipsis ("omission"), qui nous a quand même … laissé, évidemment … ellipse.
L'ellipse désigne...
- soit, en rhétorique, cette figure de style qui consiste à omettre un ou plusieurs éléments en principe nécessaires à la compréhension du texte, pour produire un effet de raccourci ("je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle?" - sacré Racine ; voir aussi cette jolie citation de Delacroix en exergue),
- soit ce cercle manqué, car imparfait …
Ellipse |
Plus surprenant est cet autre descendant du grec ἐλλείπω, elleípô qu'est… éclipse.
Éclipse nous arrive du latin eclipsis ("éclipse, ellipse"), lui-même recopié du grec ancien ἔκλειψις, ékleipsis, dérivé de ἐκλείπω, ekleípō ("abandonner"), formé de ἐκ, ek ("hors de") et λείπω, leipō ("laisser").
Éclipse nous arrive du latin eclipsis ("éclipse, ellipse"), lui-même recopié du grec ancien ἔκλειψις, ékleipsis, dérivé de ἐκλείπω, ekleípō ("abandonner"), formé de ἐκ, ek ("hors de") et λείπω, leipō ("laisser").
Mais quel pourrait bien être le rapport entre "laisser, manquer", et une éclipse ?
Eh bien, les anciens croyaient tout simplement que, lors des éclipses, les astres tombaient, pour un court instant, hors de la voûte céleste.
Littéralement, ils manquaient ! Ils avaient laissé leur place…
Ils faisaient défaut, manquaient à l'endroit où ils auraient dû être.
Éclipse de lune |
Mais ce n'est pas fini…
Par une forme suffixée au timbre o *loikʷ-nes-, *leikʷ- nous a donné l'anglais loan : prêt, emprunt.
Mais oui, ce que vous prêtez, vous le laissez à quelqu'un d'autre, vous le lui abandonnez…
L'anglais loan descend de *loikʷ-nes- par le moyen anglais lone, lane, repris du vieux norrois lán (“prêt”), lui-même issu du proto-germanique *laihną ("ce qui est prêté, prêt, fief").
- Fief ??
- Ben oui !
Au Moyen-Âge, le fief est un terrain que le seigneur consent, en sa grande mansuétude, à laisser à un sous-homme, un vassal, contre quelque ridicule redevance.
Sales pauvres.
Nous devons au germanique *laihną les mots pour prêt...
- en islandais : lán,
- en suédois : lån,
- en danois : lån,
- en écossais : lane, lain, len…
Mais nous retrouvons la racine également dans...
- l'allemand Lehen ("fief, domaine féodal"),
- le néerlandais leen ("fief, féodal, quelque chose de prêté"),
- le frison occidental lien ("quelque chose d'emprunté, un emprunt"),
- le vieil anglais lǣn ("emprunter, cadeau, bénéfice…").
Lipogramme !
- Plaît-il ?
Le lipogramme,
du grec leipogrammatikos, de leipein ("enlever, laisser", si c'est toujours pas clair) et gramma ("lettre"),
c'est littéralement "à qui il manque une lettre".
(Je connais aussi des lipocases.)
Le lipogramme, c'est cette figure de style qui consiste à produire un texte d’où sont délibérément exclues certaines lettres de l’alphabet.
Relisez attentivement cette dernière phrase : j'en ai volontairement exclu tous les j, k, v, w et z !
Quelqu'un qui n'a réussi à exclure qu'une seule lettre de tout un roman, le "e", c'est Georges Perec, dans La Disparition (1969).
Psss : Quelqu'un lui a dit que là sur la page titre, dans le nom de l'auteur, il y en avait QUATRE ?
Plus celui de l'Imaginaire...
Encore heureux que le roman est sorti chez Gallimard, et pas chez Les Belles Lettres...
(À la décharge de l'auteur, j'avais entendu dire que lors de la sortie du livre, il avait proposé que son nom apparaisse sur la couverture sous la forme Gorgs Prc, mais que Gallimard avait refusé sous prétexte que "ça faisait un peu trop jeune écrivain dissident polonais, intello et chiant".)
Mais soit, soyons grand prince, et continuons.
C'est encore par une forme au timbre o, mais cette fois nasalisée : *li-n-kʷ-, que nous retrouvons *leikʷ- dans … relique, ou reliquaire !
Du latin linquere : laisser.
Le latin reliquiae désignait les "restes"; les reliques sont donc les restes matériels laissés derrière lui par un saint homme… Ou une sainte femme.
Nous retrouvons la même racine dans l'anglais derelict : abandonné, épave…
On parlera aussi d'un "derelict land" : un terrain à l'abandon…
Et l'anglais relinquish, c'est aussi abandonner, se dessaisir…
Mais le descendant le moins attendu de *leikʷ- reste… délinquant !
Délinquant n'est que le participe présent adjectivé et substantivé du vieux verbe délinquer (XIVème siècle).
Délinquer, "commettre un délit" issu du latin delinquere. (Jusque là…)
Delinquo, c'était fauter, dans le sens de manquer à son devoir, faire défaut…
Sens original que l'on retrouve dans l'anglais delinquent : "mauvais payeur"; un "delinquent account" est un "compte en banque en souffrance", les "delinquent payments" sont les "impayés" alors que le "delinquent client" est le "client qui rembourse en retard".
Et sur le latin delinquo s'est également construit delictum, qui a donné délit : ce que l'on laisse derrière soi…
Nous connaissons encore l'adjectif délictueux.
- Français, anglais / langues germaniques… Pas très universelle cette racine, non ?
- Que nenni ! On la retrouve encore - notamment ! - dans le sanskrit riṇákti : "il laisse", ou l'avestique irinaxti : "il laisse, il libère"…
Bon dimanche à toutes et tous, et…
… à dimanche prochain !
Frédéric
article suivant : des truffes sous le tumulus
(Je connais aussi des lipocases.)
Le lipogramme, c'est cette figure de style qui consiste à produire un texte d’où sont délibérément exclues certaines lettres de l’alphabet.
Relisez attentivement cette dernière phrase : j'en ai volontairement exclu tous les j, k, v, w et z !
Quelqu'un qui n'a réussi à exclure qu'une seule lettre de tout un roman, le "e", c'est Georges Perec, dans La Disparition (1969).
Psss : Quelqu'un lui a dit que là sur la page titre, dans le nom de l'auteur, il y en avait QUATRE ?
Plus celui de l'Imaginaire...
Encore heureux que le roman est sorti chez Gallimard, et pas chez Les Belles Lettres...
(À la décharge de l'auteur, j'avais entendu dire que lors de la sortie du livre, il avait proposé que son nom apparaisse sur la couverture sous la forme Gorgs Prc, mais que Gallimard avait refusé sous prétexte que "ça faisait un peu trop jeune écrivain dissident polonais, intello et chiant".)
Mais soit, soyons grand prince, et continuons.
C'est encore par une forme au timbre o, mais cette fois nasalisée : *li-n-kʷ-, que nous retrouvons *leikʷ- dans … relique, ou reliquaire !
Du latin linquere : laisser.
Le latin reliquiae désignait les "restes"; les reliques sont donc les restes matériels laissés derrière lui par un saint homme… Ou une sainte femme.
Descente de la châsse des reliques de Dame sainte Waudru, Ducasse rituelle du Doudou, à Mons |
Nous retrouvons la même racine dans l'anglais derelict : abandonné, épave…
On parlera aussi d'un "derelict land" : un terrain à l'abandon…
Et l'anglais relinquish, c'est aussi abandonner, se dessaisir…
Mais le descendant le moins attendu de *leikʷ- reste… délinquant !
Délinquant n'est que le participe présent adjectivé et substantivé du vieux verbe délinquer (XIVème siècle).
Délinquer, "commettre un délit" issu du latin delinquere. (Jusque là…)
Delinquo, c'était fauter, dans le sens de manquer à son devoir, faire défaut…
Sens original que l'on retrouve dans l'anglais delinquent : "mauvais payeur"; un "delinquent account" est un "compte en banque en souffrance", les "delinquent payments" sont les "impayés" alors que le "delinquent client" est le "client qui rembourse en retard".
Délinquant juvénile canin |
Et sur le latin delinquo s'est également construit delictum, qui a donné délit : ce que l'on laisse derrière soi…
Nous connaissons encore l'adjectif délictueux.
- Français, anglais / langues germaniques… Pas très universelle cette racine, non ?
- Que nenni ! On la retrouve encore - notamment ! - dans le sanskrit riṇákti : "il laisse", ou l'avestique irinaxti : "il laisse, il libère"…
Bon dimanche à toutes et tous, et…
… à dimanche prochain !
Frédéric
article suivant : des truffes sous le tumulus
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire