article précédent: Un verbalisateur en verve, quelle ironie!
« Un des spectacles où se rencontre le plus d’épouvantement est certes l’aspect général de la population parisienne, peuple horrible à voir, hâve, jaune, tanné. »
Honoré de Balzac,
incipit de La Fille aux yeux d'or
Bonjour à toutes et tous!
La semaine dernière, nous avions découvert la racine *werə-3: parler.
Qui, NON, ne nous a pas donné le français “parler”.
Ce qui est quand même fort dommage, non?
Alors, en ce dimanche et en toute logique, découvrons à présent sous nos yeux éblouis, la racine à l’origine de “parler”…
*gʷelə-1
Très curieusement, dans le champ sémantique de *gʷelə-1 ne figurait aucunement la notion de parler.
Eh non!
En fait, *gʷelə-1 devait plutôt signifier … lancer, jeter, atteindre, et par extension, percer, transpercer.
- Gasp?! Maisje?
- Oui, je ne puis hélas qu’en convenir et m’en trouver fort marri à vos côtés, on est ici foutrement franchement loin de la notion de parler.
Et je suppose, hein, que maintenant, vous vous attendez à ce que je vous explique comment on a pu passer de “lancer” à parler.
Hein, c’est bien ça?
Ouais ouais, je commence à bien vous connaître…
Allez, je vais faire un grand semblant de rien, et vous expliquer tout ça comme si je n'avais rien entendu.
Parler, notre français parler (attesté du côté de 980), est issu du bas latin ecclésiastique parabolare.
Qui, au risque de vous décevoir, ne signifiait pas installer un récepteur satellite.
Non, détrompez-vous, tous ces gens ne se prennent pas pour le Christ |
Il s’agissait d’un dérivé de parabola, qui, au sens évangélique de “parabole du Christ”, s’est finalement interprété comme “parole du Christ”, pour ainsi finalement donner nos modernes parabole, et … parole!
Le latin parabola “récit allégorique des livres saints sous lequel se cache un enseignement”, ne représente en réalité qu’une acception spécialisée du mot latin, qui dans son sens classique se traduirait par “similitude, comparaison”.
Pour tout vous dire, le latin parabola était un calque du … grec - vous vous en doutiez -, en l’occurence: παραϐολή, parabolê: comparaison.
Mais oui, parabolê dérivait de παραβάλλω, parabállō, verbe composé du préfixe παρά, pará, ici dans le sens de “à côté”, et du verbe … βάλλω, bállō: jeter!
“Jeter à côté”, mais, c’est juxtaposer, mettre côte à côte, d'où comparer…!
Vous l’aurez évidemment compris, le grec βάλλω, bállō - jeter est bien un descendant de notre racine proto-indo-européenne du jour: *gʷelə-1!
Pour être un peu plus précis (vachement même plus précis - dirais-je), c’est - et ici on s'accroche - une forme variante de *gʷelə-1: *gʷlē-, contraction de la métathèse *gʷlēə-, qui est passée au grec, via une forme nasalisée de timbre zéro: *gʷl̥-n-ə-.
*gʷelə-1
=> métathèse => *gʷlēə- => contraction => *gʷlē- => nasalisation, timbre 0 => *gʷl̥-n-ə-
=> ballein
Ouuuf.
Mais quid de dérivés reprenant la notion de jeter / lancer…
Littéralement, il signifierait “objet que l’on lance”.
Qui évoque la représentation de quelque chose...
C'est un attribut, une figure à valeur symbolique…
Le mot désigne en rhétorique un changement dans les mots ou dans les phrases, et en musique, un changement dans le rythme ou la mélodie.
Ah oui, et ne vous étonnez pas outre mesure de la transformation de ce *gʷ en β grec, c'est ainsi que le *gʷ proto-indo-européen évolue normalement en grec, sauf cas particuliers (quand il précède un *i ou *e, auquel cas il deviendra un d, ou quand il précède ou suit un *u, auquel cas il deviendra un g.)
Et donc, voilà comment on passe d’une racine proto-indo-européenne *gʷelə-1 lancer, jeter … à notre français parole!
Oui je sais, elle est parfois bien tordue, l’histoire des mots…
Du grec βάλλω, bállō - et donc, a fortiori de notre racine *gʷelə-1 -, nous avons également hérité d’une série de mots liés à la notion de parler, ou de jeter / lancer, transpercer…
Des mots dérivés, reprenant la notion de parler?
Oui, facile: palabre et parloir, ou encore parlement…
Mais quid de dérivés reprenant la notion de jeter / lancer…
Baliste!
La baliste est (notamment) une machine à lancer des projectiles, du latin bal(l)ista.
C’est sur baliste que nous avons créé le mot… balistique, la science de la trajectoire des projectiles…
baliste |
Toujours dans les engins lanceurs: nous avons aussi arbalète, issu du composé latin arcuballista: arc - baliste!
arbalète |
Un autre dérivé, que je vous laisse chercher?
Pline l’utilisait pour désigner un météore igné en forme de trait…
Littéralement, il signifierait “objet que l’on lance”.
J’ajouterais qu'à présent il désigne toujours un objet que l’on lance, mais surtout à grande vitesse…
Trouvé?
OUI: bolide!
bolide |
Et puis, il y a aussi...
Symbole!
Eh oui! Du composé grec sumballein, littéralement “jeter ensemble”, d’où joindre, unir…
Le grec ancien σύμβολον, sýmbolon désignait ainsi un objet coupé en deux, dont deux hôtes - entendez l’invité et celui qui le recevait - conservaient chacun une moitié, qu’ils transmettaient à leurs enfants.
On rapprochait les deux parties pour faire la preuve que des relations d’hospitalité avaient été contractées auparavant.
Un autre dérivé, au sens proche de symbole?
Qui évoque la représentation de quelque chose...
C'est un attribut, une figure à valeur symbolique…
Mmmh?
YESS: emblème.
Via le latin emblema “ornement en placage sur des vases”, du grec emblêma “ornement appliqué”, dérivé de emballein: “jeter dans”.
(et non, bien essayé, mais emballage ne vient pas de là, mais bien de “balle”, ancien mot pour paquet, cousin de ballot…)
Un bel emblême: Blason de la ville de Sainte-Foy-lès-Lyon (Rhône) "D'azur à la foi d'argent mouvant des flancs, accompagnée, en chef, d'une couronne d'or et, en pointe, d'une tête de lion arrachée du même lampassée de gueules." (source) (superbe blog!) |
Le mot suivant se comprendrait étymologiquement comme “quelque chose qui a été jeté devant soi”, un obstacle devant lequel on arrive…
Une idée?
Problème!
Du grec proballein (comme les activistes de Greenpeace qui s’interposent courageusement entre les baleiniers japonais et ces si beaux animaux): “jeter devant”, et par abstraction, “mettre en avant comme argument”…
Allez, cette fois, un dérivé savant, récent (du milieu du XIXème) du grec embolê, action de jeter dans/sur, toujours basé sur emballein…
Vous trouverez ce mot dans la bouche d’un médecin…
Il l'emploierait pour désigner… l’oblitération brusque d’un vaisseau par un corps étranger, un caillot” (entendez "qui s’y serait littéralement jeté…").
Oui, hélas, embolie.
Vous connaissez la parabole, mais il y a aussi …
- l’amphibole (“ambigu”), mot créé par ce bon René Just Haüy, abbé de son état, sur le grec amphibolos, désignant le schorl, un minéral parfois confondu avec la tourmaline.
schorl |
tourmaline |
(tourmaline à ne pas confondre non plus avec ...
... le Tourmalet) |
ou encore
- l’hyperbole, cette figure de style consistant à augmenter - ou à diminuer - excessivement la vérité des choses, exagération volontaire dans le but de produire un effet.
C'est une hyperbole qu'emploie évidemment (enfin, j'espère) Honoré de Balzac pour décrire la population parisienne, dans cet extrait en exergue.
La métabole, c’est littéralement le déplacement: meta-bolê.
Le mot désigne en rhétorique un changement dans les mots ou dans les phrases, et en musique, un changement dans le rythme ou la mélodie.
Métabolisme est une construction savante sur ce même meta-bolê, et désignait à l’origine (XIXème) l’ensemble des changements de nature moléculaire à l’intérieur d’un corps.
Tiens, nous avons parlé du symbole, basé sur le grec sumballein: mettre ensemble, unir.
On trouve également l’inverse…
Le préfixe grec dia- signifiait (notamment) “à travers”, “en divisant”, d’où “en traversant”, ce que fait exactement la dia-gonale.
Au contraire de sumballein “unir”, diaballein ... séparait.
Passé au grec écclésiastique, il est devenu diabolos, pour se muer en diabolus en latin chrétien.
Oui, je parle ici de celui qui par sa nature même divise, trompe, désunit… le Diable!
C’est toujours le grec διάβολος qui a ici ensemencé les langues germaniques ; nous le retrouvons dans le gotique diabaulus, diabulus, d’où se sont dérivés, par exemple,
- le vieil anglais déofol, qui donnera l’anglais moderne devil,
- le néerlandais duivel,
- l’allemand Teufel,
- le vieux norois djöfull, à la base du suédois djefvul et du danois djævel (oui, comme l’eau)
…
Oui, n’oublions pas non plus les langues slaves... où l'on trouvera le russe дьявол (“diavol”), dérivé de διάβολος par le … vieux slavon d’église diyavolŭ, dĭyavolŭ.
La Beauté du diable, René Clair, 1950 |
Et ce n’est pas fini!
La liste des dérivés de *gʷelə-1 ne s’arrête pas ici…
Mais moi si!
Je vous propose donc la suite, dimanche prochain!
Mais entre nous, vous rendez-vous bien compte??
Une seule racine proto-indo-européenne, à la base de parler, parole, parabole, mais aussi balistique, diable, symbole, emblème, embolie, métabolisme ou problème!!!
Dingue, non??
Merci qui??
Mais oui, le proto-indo-européen, bien sûr!
Là-dessus, je vous souhaite un EXCELLENT dimanche, une TRES BELLE semaine, et vous propose de nous retrouver… dimanche prochain!
Et vous verrez: *gʷelə-1 vous réserve encore quelques surprises...
D’ici là, portez-vous bien!
Frédéric
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