- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 15 février 2015

- J'ai connu une ballerine bélonéphobe. - Et alors? - Ben elle n'osait pas faire de pointes







Bayadère sans nez, irrésistible gouge,
Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués :
« Fiers mignons malgré l’art des poudres et du rouge,
Vous sentez tous la mort ! Ô squelettes musqués, […] »

Charles Baudelaire, Danse macabre
Les Fleurs du Mal, XCVII

















Bonjour à tous !


Nous découvrions, il y a à peine une semaine, une racine remarquable, à l’origine de notre français parler: *gʷelə-1.


Remarquable à plus d'un titre, la cocotte !

Car n’ayant aucun rapport (AUCUN) avec la notion de parler (oui, rappelez-vous, elle signifiait plutôt lancer, jeter, atteindre, et par extension, percer, transpercer…)

Mais aussi … tellement riche.


Nous avions commencé à dresser la liste de ses dérivés, en l'entamant par ceux dont nous avions hérité par le grec βάλλω, bállō : jeter.
Parler, parole, parabole, balistique, diable, symbole, emblème, embolie, métabolisme, problème …!.

Rien que ceux-là suffiraient déjà largement à attester la valeur de cette humble racine proto-indo-européenne.


Je vous propose aujourd’hui de découvrir d’autres dérivés modernes de *gʷelə-1, porteurs d'un sens encore bien différent…


Comme par exemple…

bal.

Oui, le bal, cette réunion, assemblée, où l’on danse.



Le Bal des vampires ("The Fearless Vampire Killers" en V.O.),
Roman Polanski, 1967


Nous avons emprunté le mot bal à l’italien ballo, danse, bal…
Qui lui-même provenait du latin ballō, qui, sans surprise, signifiait… danser.

Oui.

Et le latin ballō, lui, il venait du...? - C'est une langue très ancienne, et ça commence par un g

Oui, du grec.

Le grec ancien βαλλίζω, ballízô : danser.


Le (très) grand helléniste Pierre Chantraine nous raconte que le verbe βαλλίζω, ballízô devait être simplement, à l’origine, un doublet de … βάλλω, bállō.

Oui, ce même βάλλω, bállō qui signifiait jeter.


Pierre Chantraine, 1899 - 1974 (source)


Euh... Le rapport entre jeter et danser ??
- D’autant plus que l’on sait que ballízô pouvait s’employer dans le sens de “lancer des projectiles”... -

Peut-être les Grecs pratiquaient-ils le rock acrobatique ?

Mais non.
Désolé de vous décevoir, mais non.

En réalité, ballízô devait faire référence non pas à la danse à proprement parler, mais à une fête bruyante, une sorte de carnaval, où l’on danse, certainement, mais surtout où l’on se lance, au propre comme au figuré, des choses à la tête: des quolibets, ou de menus objets


Lancer de confettis lors d'un carnaval


Décidément, les dérivés de notre *gʷelə-1 sont vraiment imprévisibles



Rock acrobatique

Et sa variante grecque



Du latin ballō, nous avons gardé, outre bal, le terme baladin qui désignait à l’origine un danseur.

Ou ballade, de l’ancien occitan balladadanse »).
- La ballade avec deux l désignant à présent une forme musicale ou poétique, à ne pas confondre, bien entendu, avec la balade avec un seul l : la promenade… -

L’italien ballerina, de ballare « danser », nous a également donné … ballerine.


Etendoir à ballerines



Et puis, sur l’italien pour « petit bal », balletto, nous avons créé … ballet.





L’espagnol, lui utilise toujours le mot bailar pour danser.

flamenco



Peut-être connaissez-vous le terme bayadère ?
- Ah oui : "Si tu ne viens pas à Bayadère ..."

Mais NOOON! Ca c'est Lagardère, enfin !


Bayadère :
Femme dont la profession est de danser devant les temples ou pagodes dans l’Inde
Le terme nous vient ici du portugais bailadeiradanseuse »), issu lui-même de bailardanser »), toujours construit, forcément, sur le latin ballō.

Bayadère



- Euh, et pourquoi un mot d’origine portugaise pour désigner une danseuse indienne ??
- Bonjour, vous allez bien? OUI, excellente question !

Tout simplement parce que le mot, débarqué en français par l'intermédiaire d'un texte néerlandais, provient de “Primor e Honra da Vida Soldadesca no Estado da India”, le récit d'un séjour aux Indes qu'un auteur portugais anonyme rédigea dans les années 1570, et que le moine augustin portugais Frei António Freire relira (de relire, pas de relier) et imprimera en 1630.

Ne l’oublions pas, bien avant la couronne britannique, le Portugal régnait sur les Indes…
                                                                                           
L'empire oriental portugais connaîtra son apogée sous le gouvernement de João de Castro (1545-1548), grâce aux conquêtes territoriales des années 1535 (Diu, Bassein), aux actions militaires contre les États indiens limitrophes (Bijâpur) et à la maîtrise du commerce des chevaux avec le puissant empire hindou du Sud de l'Inde, le Vijayanagar.

Et ça, c'est Wikipedia qui le dit.


Basílica do Bom Jesus, Goa, Inde



Un dérivé curieux du latin ballō ?

Baliverne, "propos frivole, occupation futile".

Il en est le descendant, pour en tout cas sa première partie…

Car baliverne est à l’origine un mot composé (tautologique) créé sur baller, « danser, tourner en dansant, chanceler », et verner, « tourner sur soi-même, tournailler pour rien ».



Brinquebaler.
(Se) balancer d'un côté à l'autre, ballotter, osciller, remuer dans un sens et dans l'autre, avancer en cahotant.

Le mot était originellement brinbaler/brimbaler.

Ici aussi, il s’agit d’une espèce de composé, d’un croisement entre baller, « danser », et les mots de la famille de *brimb-, dont le verbe brimber qui en moyen français signifiait mendier, d’où la notion de « vagabonder, s'agiter ».
Nous connaissons d’ailleurs encore le mot bribeune bribe de pain »), étymologiquement les restes de repas que l’on donnait au mendiant

Sous l'influence de trinqueballer « balancer les cloches », brinbaler/brimbaler s’est transformé en brinquebaler ou bringuebaler.



Il existe encore un dérivé de *gʷelə-1 passé en français par le grec βάλλω, bállō - jeter

Pour tout vous dire, il nous arrive du latin populaire adcatabolareaction de jeter sur »), lui-même issu du grec ancien καταβολή, katabolê ("action de jeter les fondements" mais aussi - et surtout - "attaque ou accès d'une maladie”).

καταβολή, katabolê s'est créé sur le verbe καταβάλλω, katabállojeter de haut en bas », « abattre, renverser »), composé...

  • de κατά, katáde haut en bas, vers le bas ») 
et, évidemment,
  • de βάλλω bállolancer », ou ici, carrément « jeter à terre »).


Une idée de ce que pourrait être ce dérivé, bien français ?

Je vous laisse un peu chercher ?







Un indice ?

Oui, on y retrouve l’idée de faire succomber sous un poids


Un bon rhume peut facilement agir sur vous de cette façon, ou de gros soucis...







Ca y est ? Je vous le donne ?

Accabler.

Accablée par un rhube



Enfin, comme vous le savez, à notre racine proto-indo-européenne *gʷelə-1 pouvait également correspondre la notion de percer.


Souffrez-vous de bélonéphobie ?

Moi oui, en fait, un peu...

La bélonéphobie, mais c’est la peur des aiguilles

Nous retrouvons dans le mot l’ancien grec βελόνη, belónē, “aiguille” - apparenté, d’ailleurs, à βάλλω, bállō - créé sur une forme suffixée de *gʷelə-: *gʷel—onā-.


Comme ça, c'est déjà plus supportable




Toujours associés à la notion de percer, nous avons encore, basés sur une forme de *gʷelə-1 au timbre o*gʷol-eyo-, les anglais...

  • quell,réprimer, étouffer” (entendez une rébellion), issu du vieil anglais cwellan : tuer, détruire, 
ou même...

  • quai,l (“avoir peur, trembler”), issu lui du moyen néerlandais quelen : être souffrant, souffrir.


Tant cwellan que quelen proviennent du germanique *kwal-jan.



Et pour terminer, sachez que l’anglais to kill ,“tuer”, proviendrait - oui, on n'en est pas trop sûr - lui aussi de notre racine proto-indo-européenne *gʷelə-1, mais cette fois via une forme suffixée au timbre zéro *gʷl̥eyo-, en passant par le germanique *kuljan, tuer.






Un peu de vieux slavon d'église, peut-être, avant de nous quitter ??
Mais si, mais si, j'insiste.

Allez, notre racine serait également à l’origine du proto-slave žalь, douleur, deuil (cette douleur  qui vous transperce…), dont proviendra le vieux slavon d’église žalь, peine, douleur, et à sa suite notamment le russe жалость (“jalostj”) “pitié” ou encore le tchèque žal “peine, chagrin”.

A noter encore que le russe жа́лить / ужа́лить (“jalitj” / “oujalitj”) signifie toujours bien… piquer.



Et voilà.

Ainsi, on a fait le tour de cette incroyable racine *gʷelə-1, à l’origine de mots aussi divers que parler, problème, ballerine, accabler, bélonéphobie ou to kill, l’anglais pour tuer.


Licence to Kill, John Glen, 1989



Je vous souhaite un très bon dimanche, et une excellente semaine.



Frédéric


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