article précédent : "The amount of sleep required by the average person is five minutes more." - Wilson Mizener
Autant les sanglots longs des violons de l'automne blessaient mon coeur d’une langueur monotone,
autant les brimborions de la parure causaient à Albertine de grands plaisirs.
(Oeuvre commune de Verlaine, Proust et Blondieau)
Bonjour à toutes et tous !
Pour mes articles, je pars souvent d’un mot actuel, et recherche sa racine.
Dans ce sens-là.
Ici, je vous propose l’exercice inverse.
Je prends une racine (proto-indo-européenne, ça va de soi), la plus improbable et exotique possible, et remonte (ou redescends, c'est selon) jusqu’à des mots bien proches de nous…
La racine ?
*mregh-u-
A votre avis, quel pouvait être son sens, à quelle notion pouvait-elle bien correspondre ?
Non, rien à voir avec ragoût.
ragù alla bolognese Aaaaargh !! Sans les pâtes et la sauce bolognaise, la vie serait une erreur |
Ni avec Isabelle Mergault
- dont la franchouillardise affichée ne m’a jamais vraiment fait beaucoup rire, je dois bien l’avouer.
(Oui bon, quand on a grandi avec Monty Python, ce n’est pas toujours facile d’apprécier d’autres types d’humour. C’est un peu comme passer de Bach à Stromae. Enfin, non, mauvaise comparaison, il faudrait que je trouve un autre musicien...)
Isabelle, Stromae, si vous nous regardez !
Isabelle Mergault |
Et non, aucun rapport non plus avec Mregu, cette rieuse bourgade située à moins de 2 heures en 4x4 (sans trafic, évidemment) de Shkodra, dans le nord-ouest de l’Albanie.
Mrgu |
Même prise de vue, mais cette fois au printemps |
Shkodra ?
Mais enfin, c’est la ville principale de la région !
Située au bord du lac Skadarsko jezere - littéralement “lac de Shkodra” (oui, on reconnaît bien ici cette démarche no-nonsense si typique des Albanais, ce côté pragmatique et pratique qui les a rendus célèbres ; pas de chichi avec les Albanais, l’efficacité avant tout).
Et vous savez quoi ? Le Skadarsko jezere c’est le plus grand lac des Balkans !
Vous le saviez ? Eh oui, c'est comme ça, les Albanais n’en font pas état.
L’humilité, aussi, c’est bien un de leurs traits frappants.
Ah, Shkodra ! Fondée au Vème siècle avant J.C.
Sans vouloir d’aucune façon ni me moquer ni être méchant envers le pays, elle constitue quand même un centre économique et culturel important pour l’Albanie.
Shkodra (source) |
Vous avez 20h à votre disposition ?
Proposition : marcher de Shkodra à Mregu, en passant par le Monténégro.
Attention, cependant, beaucoup de touristes se perdent régulièrement et dépassent Mregu ; disons que la localité n’est pas très ... euh ... vaste…
En arrivant, il est important de bien viser, et de ne pas marcher trop vite vers la fin.
On raconte même que le nom original de la localité était Mreguzhina, et qu’en marchant, on ne pouvait pas le prononcer entièrement sur le territoire communal, d’où cette intelligente réduction en Mregu.
- Allo, oui ?Vous voyez la gêne, l’embarras.
- Salut vieux, tu es toujours en randonnée ? Et visiblement, tu as du signal par là !
- Salut Fred, oui, curieusement !
- Et tu es où là, en fait ?
- Ben écoute, je viens d’arriver à Mreguzh-… ([blanc])… Et m… Euh … là je viens de dépasser Mreguzhina.
La honte.
Mais encore une fois, l’esprit pratique albanais l’a emporté, grand merci.
Bon, alors, une idée de la descendance de *mregh-u- ?
Vous risquez d’être solidement surpris…
Commençons par le latin.
Brevis !
Oui, “court, petit, bref”.
Et voilà ainsi que surgit la notion sémantique attachée à la racine : la brièveté !
C’est par une forme suffixée *mregh-wi‑ que *mregh-u- est passée au latin, et ce via le proto-italique *breɣʷis.
- Ouais, je vois, encore n’importe quoi ! D’un *mr- proto-indo-européen, on passe à un br- latin ? Tout à fait logique hein !
- Bonjour ! Toujours fidèle au poste, à ce que je vois ! (Et la famille va bien, les enfants ça pousse ?) Très bonne remarque !
Oui, ce *mr- proto-indo-européen devient bien br- en latin. Tout comme *ml- deviendra souvent bl-.
C’est un phénomène d’assimilation, qui donc nous fait modifier phonétiquement un son entrant en contact avec un son voisin.
Des assimilations, le français parlé en est plein !
Mais on n’y fait pas vraiment attention… (Maintenant, si on les faisait intentionnellement, ce ne serait plus vraiment des assimilations, hein, mais je ne veux pas vous gêner)
Ainsi, absent se prononce plutôt aPsent, ou anecdote aneGdote.
“Un vague sentiment” deviendra “un vâQU’ sentiment”…
Pour en revenir précisément à cette transformation de *mr-/*ml- en gr-/gl- en latin, Wallace Martin Lindsay, 1858 – 1937, éminent professeur à l'Université de St Andrews et spécialiste de renom du latin et des langues celtiques, l’avait déjà épinglée dans un de ses ouvrages majeurs,
“The Latin Language: An Historical Account of Latin Sounds, Stems, and Flexions”.Il remarquait d'ailleurs, par la même occasion, qu’en irlandais, par un phénomène semblable, un mr-/ml- initial pouvait se transformer en br-/bl-, comme dans mraigh ("malt") devenu braich, ou mlicht devenu, devenu... - allez, on fait un effort: devenu ...? - blicht ("lait"). Oui, pas mal pour un dimanche matin !
Extrait d'un manuscript de Wallace Lindsay |
Et Wallace Lindsay lui-même |
Pour l’aneGdote, Wallace Lindsay était né à Pittenweem, petit village de pêcheurs sur la côte est de l’Ecosse.
Et c’est essentiellement à Pittenweem qu’a été tourné The Winter Guest, superbe film d’Alan Rickman (son premier derrière la caméra), avec deux merveilleuses comédiennes, mère et fille: Phyllida Law et … Emma Thompson.
Sans Emma Thompson, le cinéma serait une erreur
Frédéric Blondieau
Pittenweem, 1er janvier 2005 |
Au latin brevis, nous devons évidemment bref, brièveté, abréviation et abrégé, mais aussi…
brevet !
Eh oui ! Pour le comprendre, parlons de bref.
Notre français bref, issu de brevis (on en trouve une occurrence en 1080) et abondamment attesté dans les textes médiévaux, s’applique à un résumé, un sommaire, une charte, un catalogue, un mandement…
Au XIème siècle et dans la même veine, le mot va revêtir un sens spécialisé, pour désigner une lettre émanant du Pape, plus courte que la fameuse bulle (par exemple, rédigée sans préam… bule).
Mais l’ancien français connaissait aussi le substantif brievet, basé sur une autre forme adjectivale tirée de brevis : brief.
(oui, le néerlandais brief, “lettre”, vient également de brevis)
Une petite réfection de brievet, en se basant sur la forme bref,
(je le rappelle : une réfection consiste à transformer un mot contemporain, qui a, d’une façon on ne peut plus normale, évolué depuis sa forme d’origine, pour le rapprocher, justement, de cette forme d’origine. Une sorte de retour aux sources, linguistiquement parlant)et hop ! nous obtiendrons le français brevet !
En ancien et moyen français,
lettre, écrit,ou d’une façon générale :
requête, ordonnance de médecin, reconnaissance de dette, acte de condamnation…
Plus précisément, on parlera de brevets dans le cas d’...
actes non scellés expédiés au nom du Roi, par lesquels il (le roi ! Un petit café, peut-être ?) conférait une dignité, un bénéfice (un titre de noblesse, une pension…).
Aujourd’hui, nous emploierons brevet pour parler d’actes notariés, mais aussi, spécialement, pour désigner les actes attestant d’une qualification, d’un titre, d’un diplôme délivré par l'État permettant au titulaire d'exercer certaines fonctions et certains droits…
Le latin avait construit sur brevis (“bref”) l’adjectif brevarius : abrégé.
Substantivé, brevarius deviendra brevarium.
Brevarium, depuis Sénèque, qualifiera un écrit sommaire
- un abrégé, quoi ! -,puis sera repris dans le vocabulaire juridique et liturgique, pour désigner alors un recueil de prescriptions.
Le mot ne sera finalement repris en français qu’avec sa seule acception de "livre de l'office divin, renfermant les formules de prières par lesquelles l'Église loue Dieu chaque jour et à toute heure".
Cela allait grandement simplifier la vie des prêtres.
Plus jamais de...
- "Zut, j'ai oublié mon livre de l'office divin, renfermant les formules de prières par lesquelles l'Église loue Dieu chaque jour et à toute heure dans la sacristie"
Seulement des...
- "Zut, j'ai oublié mon bréviaire dans la sacristie"
bréviaire |
Et donc, on est bien d’accord, tout cela est bien basé sur notre racine *mregh-u- !
Vous auriez fait, vous, le rapprochement entre bref, brevet (et bréviaire) ?
Et ce n’est pas fini…
Connaissez-vous le mot brimborion ?
Né au début du XVIIème, il désigne premièrement une « prière marmottée », et est en réalité une altération du latin ecclésiastique breviarium (ben oui, « bréviaire »).
Par la suite, il signifiera "menu objet, de peu de valeur" (une babiole), ou même "personne de petite taille, ou qui paraît minuscule".
“Les brimborions de la parure causaient à Albertine de grands plaisirs.”
M. Proust,
À la recherche du temps perdu, tome XI, page 38
“Cochonne.”
F. Blondieau,
L’oeuvre de Proust, analyse et propos définitifs, page 465
C'est pas très gentil |
Et on continue…
On retrouve, toujours en latin, le mot brūma.
Il est très probablement le féminin substantivé d’un ancien superlatif (on suit) de brevis : *brevimus, *brevissimus.
Qui aurait donc, en bon superlatif qu'il était, signifié “le plus court”.Ce qui tombe quand même fort bien. Car brūma désignait très précisément le solstice d’hiver.
Mais oui ! Le jour le plus court de l’année.
Le jour le plus court |
Le jour le plus long |
Nous avons emprunté le mot au latin
- probablement par l’ancien provencal bruma -,pour en faire … brume, qui désignait originellement les jours les plus courts, d’où les jours d’hiver, d’où ... l’hiver !
Par un glissement de sens franchement osé, basé sur la météo propre à cette période de l'année, “brume” en est venu à désigner, en vocabulaire de marine, le brouillard de mer.
Puis, par extension, la vapeur formée par les fines gouttelettes au-dessus des eaux,
et enfin un voile de brouillard peu épais.
Lande dans la brume |
Nous retiendrons le joli “brumaire”, inventé par Fabre d’Eglantine en 1793.
Il s’agissait du deuxième mois du calendrier républicain, commençant trente jours après l'équinoxe d'automne pour s’étendre du 22 octobre au 21 novembre.
C’est le 18 brumaire de l’an VIII - autrement dit le 9 novembre 1799 - que Bonaparte fut nommé commandant des forces armées de Paris.
Le coup d'état du 18 brumaire (source) |
Les embruns ?
Pluie fine formée par l'eau de la mer emportée en une poussière de gouttelettes dans la direction du vent.
Oh mais, il y a encore PLEIN de dérivés à notre formidable *mregh-u- !
Et vraiment surprenants…
Mais pas de souci, je vous les réserve pour dimanche prochain...
Avec au menu du sanskrit, du grec, du germanique, du celtique, et puis, encore et encore du français !
Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une formidable semaine !
On se retrouve dimanche prochain, ça vous va ?
Une mise en garde :
Ne vous laissez pas abuser par son nom : on peut lire le dimanche indo-européen CHAQUE JOUR de la semaine!
Et puis, de toute façon - mais ça, vous le savez déjà -, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…
Frédéric
Non, pas de Bach, cette fois, mais - probablement
sous l'influence du ragù alla bolognese ? -
du Vivaldi.
Fin 1703, Vivaldi est nommé maestro di violino dans un orphelinat appelé Pio Ospedale della Pietà, où il composera d'ailleurs la plupart de ses oeuvres.
Les garçons y apprenaient un métier et quittaient l'établissement à 15 ans : aucun intérêt, on s'en fout.
Mais les filles, en revanche, recevaient une éducation musicale ; les plus talentueuses d'entre elles pouvaient même rester à l'Ospedale pour faire partie de l'orchestre et du choeur, très réputés.
Ici, le Gloria en ré majeur - RV 589, mais dans une version très spéciale, car uniquement chanté par des voix féminines - comme sous la direction de Vivaldi in illo tempore - qui couvrent toutes les tessitures (de la basse à la soprano, si si).
Et c'est beau, c'est beau, c'est beau...
Ci-dessus une version (mixte) avec partition à dix portées,
vous permettant de suivre les voix.
De haut en bas :
trompettes, hautbois, premiers violons seconds violons, violons altos,
puis les quatre voix humaines :
sopranos, altos, ténors et basses,
et enfin la dernière portée marquée B.c. pour Basso continuo ("basse continue") :
le groupe des basses, modulable, constitué généralement de
violoncelles, de contrebasses, d'un orgue ou d'un clavecin...
Ci-dessus une version (mixte) avec partition à dix portées,
vous permettant de suivre les voix.
De haut en bas :
trompettes, hautbois, premiers violons seconds violons, violons altos,
puis les quatre voix humaines :
sopranos, altos, ténors et basses,
et enfin la dernière portée marquée B.c. pour Basso continuo ("basse continue") :
le groupe des basses, modulable, constitué généralement de
violoncelles, de contrebasses, d'un orgue ou d'un clavecin...
article suivant : au briefing, on a insisté sur le port de brassards fluo
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