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dimanche 26 février 2012

Serpents, vers et dragons. Ah, et aussi ophiolites.


article précédent : Ceci n'est pas une pomme



Anál nathrach, orth ' bháis ' s bethad, do chél dénmha

Merlin



Nous avions il y a peu évoqué la racine *gʷhen-, dans le sens de "pourfendre le dragon" (Autobahn, guns et pourfendeurs de dragons).


Eh bien, il est temps de continuer sur le sujet...


La citation en exergue, se prononçant plus ou moins "Anall natrach (les "ch" gutturaux comme dans l'écossais "loch"), ourvass bessod, douch yel diennvé" ("Souffle du Serpent, charme de la mort et de la vie, toi qui augures la Création"), ou quelque chose d'approchant, ... 

... c'est l'incantation de Merlin dans Excalibur, de John Boorman. 

C'est the charm of making, le charme créateur, celui qui réveille le Dragon, endormi, tel la vouivre, sous la surface terrestre. 

Cette incantation serait apparemment une simple reconstruction moderne de vieil irlandais...

Le formidable Nicol Williamson (1936–2011) dans le rôle
de Merlin, Excalibur, 1981


Quoi qu'il en soit, nathrach, c'est, en vieux gaélique irlandais, le génitif de nathir, le serpent

Et ... bien évidemment !!, nathir provient de, de, de..... OUI ! 


... d'une racine proto-indo-européenne: 


*neHtr- : le serpent


On en retrouve la trace, en tant que "serpent, vipère", dans le latin natrix, l'anglais nǣddre (adder), le germanique natara (Natter), le gallois neidr, le gothique nadrs, le vieux norrois (ou norois) naðr, ou même le pachto nattëka

Rigolez pas trop: mine de rien, le pachto, cette langue iranienne, est parlé en Afghanistan, au Pakistan, en Iran, en Inde et encore dans d'autres pays, par quand même 40 millions de locuteurs. 

C'est pas vraiment le wallon de Courcelles


L'ignoble, l'infâme Blackadder, la vipère noire


Si, du temps de nos lointains mais tout autant glorieux ancêtres indo-européens, *neHtr- désignait la vipère, il existait une autre racine pour désigner cet autre rampant, le ver

Même si ce n'est pas tant au fait qu'il rampât qu'il dut son nom *wrmi-/*wrmo- (le ver), mais plutôt à sa façon de se tortiller sur lui-même - la racine étant construite sur le verbe *wer-: tourner. 

*wrmi-/*wrmo- nous a donné l'anglais worm (le ver), par le vieil anglais wyrm (serpent, dragon), en passant par le proto-germanique *wurmiz. 

Mais c'est aussi parce qu'elle désignait un organisme caché dans l'obscurité de la terre, que la racine s'est dérivée, en gaélique écossais et irlandais, en gorm (noir, bleu foncé - mais alors vraiment foncé; foncé de chez foncé), ou en gallois, en gwrm (sombre, dans l'obscurité). 

Pour les danois, norvégien et suédois, le ver proto-indo-européen est devenu le serpent orm.  

Par le latin vermis*wrmi-/*wrmo- a bien entendu donné les français ver, vermine, mais aussi, curieusement: vermeil, et vermillon. 

Car le latin vermiculus (littéralement "petit ver, vermisseau"), désignait en bas latin la cochenille, ou cette couleur écarlate produite par la cochenille).

Le vermillon en mode RGB.
Plus classe qu'une cochenille écrasée.


- Mais quoi? Pour nos ancêtres, le dragon, ce n'était qu'un serpent, voire un ver ? 
Ils n'avaient donc pas de mot pour désigner le dragon en tant que tel ?

- Je peux continuer, oui ? C'est possible ? On y arrive, patience.


Il y avait encore un mot (ou plutôt une racine, n'oublions pas que le proto-indo-européen est une langue reconstruite; rien ne peut nous permettre d'affirmer que les racines reconstruites étaient bien des mots) pour le serpent, ou l'anguille : 


*angwhi-

D'où, bien évidemment, le mot français anguille

Mais *angwhi- s'est également dérivé en "ophidien" (désignant un des ordres de la classe des reptiles), et aussi en ophiolite, par le grec ophis (serpent).


Je ne vous apprendrai évidemment rien en vous disant que les ophiolites sont un ensemble de roches appartenant à une portion de lithosphère océanique, charriée sur un continent lors d'un phénomène de convergence de deux plaques lithosphériques (par obduction, forcément). 

- Forcément. Et le rapport avec le serpent ?
- Je peux terminer ?? Le mot grec ophis se retrouve dans le nom des ophiolites, parce que la texture superficielle de certaines d'entre elles (la serpentine notamment) évoque une peau de serpent. OK ?

Serpentine
(on y distingue l'obduction, si on regarde bien)


Le mot français "serpent", lui, vient encore d'une autre racine indo-européenne : *serp-, pour "ramper". 
A qui l'on doit de bien sympathiques dérivés, comme l'herpès, passé par le grec (si je puis dire) herpeton : "animal rampant").

Mais, soyons indulgents, car nous devons aussi à *serp- ... le cerf-volant !  

Car le mot "cerf-volant" (1669, ou quelque part par là) viendrait de serp-volante, serp (ou sèrp) étant, en ancien français, un mot féminin pour désigner un serpent

Ce bon Pierre Augustin Boissier de Sauvages (1710-1795) dans son "Dictionnaire languedocien-françois" donne même deux variantes: ser ou serp pour désigner le serpent

(Notez, je dis ça je n'dis rien, mais moi je me méfierais des définitions d'un gars même pas capable d'écrire le mot français correctement).

Le mot serp ayant disparu à un certain moment de la langue française, il a été alors transcrit phonétiquement, mais de façon erronée, dans "cerf-volant", les mots serp et cerf se prononçant de la même façon.

Dragon, serpent ou cerf-volant ?


Allez, assez attendu. 

Là on y est: le français dragon vient, lui aussi, d'une racine proto-indo-européenne : 


*derk-.


- Et *derk-ça voulait dire terrifiant, monstrueux, crachant du  feu ??? Hein, hein ?

Eh bien, NON, pas du tout ! 

Et c'est ça qui est vraiment surprenant: *derk-, c'est l'idée de ... ... ... "regarder" !

On retrouve d'ailleurs la racine en grec : 
derkomai, c'est je vois; 
derkesthai, regarder. 

En sanskrit, voir c'est darc
En vieil irlandais, l'oeil c'est derc ... 

Car le dragon, c'était "le monstre avec le regard", entendez le regard mortel, qui vous glace d'effroi, vous paralyse, vous pétrifie. 

Il suffit de penser aux Gorgonesdont la plus vicelarde, Méduse - qui elles aussi possédaient ce monstrueux pouvoir de pétrifier (transformer en pierre) par le regard. 

Et dont la chevelure était constituée de... serpents !

Méduse,
par Michelangelo Merisi da Caravaggio,
dit Le Caravage.
(Curieux, non, qu'on ait raccourci son nom ?)



Frédéric



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2 commentaires:

LeScrat a dit…

Mon grand-père avait coutume de dire « la vipère qui a mordu ma belle-mère est morte empoisonnée ». Et ben oui, c’est comme ça, il n’y a pas à «tortiller », la gent féminine aura encore bien des couleuvres à avaler : femmes, serpents et défauts en tous genres sont intimement liés (et ça ne date pas du christianisme). Vous aurez remarqué, n'adoptez as cet air médusé, que dans les cultures occidentales la plupart des animaux fantastiques serpentiformes (Méduse, Hydre, Gorgones et autres Mégères...) sont de sexe féminin… Y aurait-il anguille sous roche?
Quand une femme est qualifiée de dragon, c’est une casse-pieds (pour rester poli) . En revanche, quand c’est un homme c’est un valeureux cavalier…
En réalité le terme «dragon» (comme ceux de Napoléon) provient du latin « draco », l’étendard, la bannière que les soldats arboraient sous le bas Empire romain. Cette acception explique une des origines possibles du nom du père du Roi Arthur, Uther Pendragon, dont l’ oriflamme comportait deux de ces créatures fantastiques.

Si St-Michel a terrassé le dragon (voir « autobahn, guns et pourfendeurs de dragons) , figurez-vous que St-Georges ne l’a pas achevé mais… apprivoisé. Selon la légende, le bon saint (qui était tout de même soldat) ordonna à la princesse qui devait être sacrifiée au monstre, de lancer un ruban autour du cou de celui-ci. Cela rendit la bête aussi douce qu’un agneau …mais la horde des villageois déchaînés l'extermina malgré tout! C'est curieux je suis du signe du serpent et les dragons m'ont toujours été sympathiques a l'inverse des reptiles qui me terrorisent. Et si j'avais été du signe du dragon ?

Contrairement à nos croyances, en Orient les dragons sont bénéfiques et annonciateurs de prospérité, et Quetzacoatl, le serpent à plumes des Aztèques est un dieu résolument sage et bienfaisant. Comme quoi… le côté sombre de la force n’est pas toujours celui que l’on croit. Ce qui nous attire inexorablement vers (pas ver) le bas c’est .. la gravité, dans tous les sens du terme (et principalement descendant d’ailleurs).

Mais restons léger et prenons un peu de hauteur ! Ainsi donc un « cerf-volant » c’est un «serpent volant », une espèce de serpents à plumes en somme,… mais à poil, nu comme un ver, quoi ! A ce propos nul n’ignore que le pire ennemi des serpents, c’est le rapace. Ironie de la langue car en italien c’est par « aquilone » (grand aigle) que l’on désigne le cerf-volant! L’allemand « drachen » est à la fois un dragon (figuré) et un cerf-volant et le russe a gardé « воздушный змей » le serpent , la vouivre volant(e).

Allez, je vais me draper dans mon boa car « mes mains sont aussi froides que celles d’un serpent » (merci à G.Leroux « le Mystère de la Chambre Jaune) » et ramper jusqu’à mon fauteuil pour me repasser un bon Monty Python … ou alors un petit « Gendarme à New-York » et son exquise leçon d’anglais made of Cruchot : « Once upon a time, a nice little dragonfly »…


Ps / Est-on deux fois plus « langue de vipère » lorsqu’on est bilingue ?




Frédéric Blondieau a dit…

Excellent!!
:-))