- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 1 décembre 2013

Pravda, perestroika, Alotta Fagina


article précédent : Jouons un peu avec *per-1




Bonjour à toutes et tous !


Dimanche dernier, nous continuions notre périple à la rencontre de la racine proto-indo-européenne *per-1 commencé la semaine précédente avec demain matin.


Eh bien, sans surprise, nous le poursuivons (le périple) en ce dimanche, avec encore quelques mots issus de cette remarquable racine…


Au programme, des mots qui franchement n’ont aucun rapport entre eux !

Enfin...  sauf à vos yeux, heureux élus qui savez que derrière chacun d’eux se cache rigoureusement LA MEME racine proto-indo-européenne…



Premier mot !

Vous le retrouverez dans le nom du personnage incarné par l’actrice très classe que voici dans un James Bond !

Nom très politiquement incorrect…

Honor Blackman


La racine *per-1 s’est dérivée, vous le savez, dans le latin -pro.

Mais ‘y’a pas que le latin dans la vie !

En celtique, elle est devenue, par le biais d’une forme allongée *pro-, le préfixe intensif (marquant donc l’intensité) *ro-.

Un mot composé celtique *ro-wero renvoyait à l’idée d'"état de suffisance", de satiété, la racine derrière *wero signifiant quelque chose comme “fournir, approvisionner”.

De ce composé *ro-wero, le vieil irlandais a fait roar : suffisant, en quantité suffisante.
Et c’est sur roar que le premier mot dont je vous parle s’est bâti : l’anglais galore.

Galore se traduirait par “à profusion, à gogo, en veux-tu en voilà”…

Et le nom du personnage incarné par la très classy Honor Blackman dans le film Goldfinger, c’est  ... ... Pussy Galore ! 

Foufounes à satiété? Foufounes à gogo?

D’où le dialogue issu du film, où Double O Seven rencontre Pussy Galore pour la première fois:

James Bond: Who are you?
Pussy Galore: My name is Pussy Galore.
James Bond: I must be dreaming.

Dans la même veine, dans Austin Powers: International Man of Mystery, nous retrouvons une charmante Powers girl italienne répondant au doux nom de … Alotta.
Alotta Fagina (A lot of vaginas, prononcé avec un accent italien).

Alotta Fagina



Passons du Coca Light, et intéressons-nous à présent à Mikhaïl Gorbatchov !



Notre racine *per-1 a donné, sous sa forme de base, le vieux russe пере (“piri”): autour, à nouveau

Dans son sens de “à nouveau”, nous pourrions comparer le russe пере à notre très utilisé préfixe français re-.

Eh oui, c’est *per-1 que nous retrouvons dans le composé russe перестро́йка (“piristroïka”) : littéralement la restructuration, la reconstruction.

La perestroïka ce fut bien entendu ce monumental train de réformes économiques et sociales menées par Mikhaïl Gorbatchov en URSS d'avril 1985 à décembre 1991.

Un grand Monsieur, Gorbatchov !



Un autre dérivé de *per-1 me tient particulièrement à coeur: le grec ancien πρῶτος, protos (“premier”).

Il nous arrive en fait d’un superlatif de *per-1, sous la forme suffixée *prōw-ato-, elle-même basée sur une forme allongée de la racine au degré zéro: *pr̥ə-.

C’est, sans mystère, du grec protos que nous vient le “proto” de “proto-indo-européen”. Respect !

Mais aussi proton.

proton


Ou protéine !

Le proton ? C’est son découvreur, Rutherford, qui le baptisa ainsi en 1919, le considérant comme la première particule - ou la particule première

Quant à la dénomination de protéine, elle fait référence au fait que les protéines sont “premières”: essentielles, indispensables à la vie.



Un autre dérivé de *per-?
Mais avec joie :

Qui a autant en commun avec galore qu’avec proton… :


Proue ! La partie d’avant d’un bateau.

A son origine, une forme suffixée de *pr̥ə- : *pr̥ə-wo-.

C’est encore ici par le grec ancien, en l’occurrence πρώρα, prôra (“proue”) que la descendance de *per-1 nous est parvenue…


Ben oui, la proue de HMS Victory



Nettement plus surprenante est la parenté de *per-1 avec l’allemand… Frau ! Madame, ou femme.

C’est une forme allongée de *per-: *pro- qui en est le glorieux ancêtre.

On suppose qu’à la forme *pro- était associée une sémantique relative à l’autorité, à la justice.
*pro- aurait ainsi désigné le maître, le seigneur, le juge.

Quoi qu’il en soit, en proto-germanique, *pro- est devenu *frawan- : le seigneur, le maître.
Si le maître, le Lord, c’était *frawan-, la maîtresse, la Lady, c’était *frōwō-, la version féminisée du mot.

En vieux haut-allemand, *frōwō- est devenu frouwa, avant de devenir Frau


Frau Blücher 
Young Frankenstein (1974)


En vieux norois, ce germanique *frōwō- est devenu freyja, la dame.

La déesse Freyja, littéralement donc : la Dame, est un peu l'équivalent nordique de Vénus pour sa symbolique de la beauté, mais aussi de Minerve du fait de ses attributs guerriers.

Freyja


C’est aussi du proto-indo-européen *pro- que nous arrive, par le proto-slave *pravъ puis le vieux slavon d’église правъ (pravŭ) le russe actuel правый (“pravouï”): vrai, véritable, ou juste.


La Pravda, Правда c’est la vérité !

Tout ce que n’était pas La Pravda, le célèbre journal soviétique, publication officielle du parti communiste du temps de l’Union Soviétique.
Une merveille de propagande, un monument à la contre-information, un hymne à la langue de bois, le mensonge organisé porté au rang d’Art majeur…




J’ai retrouvé un style pas vraiment identique mais équivalent dans les rapports de certains cabinets de consultance que j’ai pu côtoyer étroitement.

L’art de ne rien dire”, pendant des pages et des pages.
Ne riez pas, ça demande vraiment de l’expérience, du travail, de l’imagination !

Je peux même vous dire que dans un cabinet de ce genre, on avait fait développer - je n'invente rien - un petit programme qui s’appelait le Bullshit fighter, que l’on devait exécuter avant l’envoi de tout rapport au client ; le petit add-on scrutait votre texte pour y rechercher les traces de “rien”, de langue de bois vide de sens.
Oui, ça en était à ce point-là, même EUX ne supportaient plus leur propre vacuité.

Ces gens, dont j’avoue ne pas penser grand-chose - il n'y a pas non plus grand-chose à en dire - aiment à employer des locutions, des expressions typiques, comme “Paradigm shift”, “leverage” (“Vertical skills foster our core leverage”) …

The human resources swiftly enhance our support structure”.
The clients adapt a goal-oriented and service-oriented decision making

(pas besoin de traduire, ça ne veut de toute façon strictement rien dire)

De nos jours, on aime bien aussi les e-enable, e-market etc…

J’en ai des milliers comme ça !!!



Allez, encore un dérivé de *per-1 pour me calmer et me changer les idées !

Mon but ici est bien de vous montrer à quel point la racine a essaimé, et nous a laissé au travers des langues indo-européennes des dérivés totalement improbables !


Pour le dernier dérivé de ce dimanche, je vais taper fort, et vous donner le mot… paradis !

Eh oui ! Paradis est un superbe mot indo-européen !

Oh bien sûr, le français paradis nous vient du latin ecclésiastique paradisus, lui-même issu du grec ancien παράδεισος parádeisos (“l’Éden, le paradis”).

Mais le grec παράδεισος nous arrive bien de l’avestique *pairiḍaēza (“jardin, enclos, espace clos”), composé de pairi (“autour”), dérivé - vous l'aurez compris - de *per-1, et de daēza (“mur”).


Oui, le paradis, c’est juste un endroit clos, un jardin !!

Finalement, c’est pas si mal, non?






Bon dimanche à toutes et tous, bonne semaine et…
à dimanche prochain,  pour une nouvelle déferlante de dérivés de cette invraisemblable racine *per-1!!





Frédéric

2 commentaires:

Thierry Hoornaert a dit…

Et pour revenir au coca light ... n'oublions pas les japonaises Fook me et Fook you, ce qui change un peu de Frau Blucher dans Young Frankenstein.

Merci Frédéric,
Bonne semaine.

Frédéric Blondieau a dit…

:-) Ouiii, de fait !

Grand merci, Thierry, excellente semaine à toi !

Frédéric