- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 7 février 2016

pour guérir ma nymphomanie, mon psy me recommanda de ne plus habiter une ville de garnison







 Des pierrailles remplissaient les barbacanes des tours.

Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse, 1863

Théophile Gautier,
par Nadar















On vient de sonner.

- Madame, c’est un homme pas beau, qui a deux garenne pendus sous sa blouse. Il dit que ça vaut deux cents francs pièce, mais qu’il en laissera un à cent cinquante.

- Pourquoi ?

- Parce que c’est Madame.

Mais comment cet homme pas beau peut-il savoir que je suis moi, puisque j’ai tant de peine à le savoir moi-même ?

- Madame veut le voir ?

Colette, l'Étoile Vesper, 1946.

Sidonie-Gabrielle Colette













Bonjour à toutes et tous!

Le 24 janvier, nous commencions l’étude de la racine proto-indo-européenne *wer-5, “couvrir”.
Un apéritif pareil, ça réchauffe. Plus besoin de couvertures...

Étude que nous continuions la semaine suivante, le 31 janvier donc, avec
Se garer sous un manguier? Au Sri Lanka?


Nous avons ainsi déjà découvert, parmi la descendance de *wer-5, des mots comme apéritif, couvercle, opercule, ouvrir, garage, garantie, gare, ou les anglais warning, warrant, ou même le kerchief de handkerchief.





Nous avions vu la semaine passée que le degré o de notre *wer-5 (donc *wor-) se retrouvait dans le proto-germanique *war-.

Le germanique *war-, par le francique, est passé au français.
À cela, vraiment, rien d’inhabituel.

En francique, plusieurs dérivés se sont créés sur la forme germanique *war-.

Commençons par le verbe *warnjan. “Prendre garde (à quelque chose)”.

En français, il devint... garnir!

La signification du verbe a évolué: fin Xème, il signifiait “mettre en garde (quelqu’un, contre quelque chose).

Et puis, par extension, et dans le domaine militaire, il en est venu à signifier “se tenir sur ses gardes” (début du XIIème).

De là,  son sens: munir d’éléments destinés à protéger, garder, renforcer.

Le sens plus moderne du mot, “munir de tous les éléments dont la présence est nécessaire ou normale”, arrivera un peu plus tard, début du XIIIème.

Garni signifiera ainsi, d’abord, approvisionné, pourvu de (deuxième moitié du XIIème).
C’est de l’idée de “pourvoir” que vient le sens de meublé, dans chambre garnie.

Alors OUI, de garnir nous arrivent garniture, garnissage, garnisseur, mais aussi…


Remplacement des garnitures de freins sur une Clio.
(c'est sensiblement la même chose sur une voiture)


garnison! 
Corps de troupes qu’on met dans une place, dans une forteresse pour la défendre.

En ancien français, le mot s’est employé dans des acceptions liées à la défense, l’équipement, l’approvisionnement…


Givet, du temps où elle était ville de garnison



Encore plus surprenant…

Essayez donc de trouver le mot qui suit!

Il s’agit d’un mot bien français, dérivé de garnir.

Il désigna tout d’abord l’équipement d’un soldat.

Puis, par métonymie, mais aussi finalement, par plein de personnes, il s’emploiera pour désigner l’homme armé lui-même.


Une idée?


Je continue:

Un homme armé n’est pas forcément quelqu’un qui vous veut du bien.

Ce mot en vint à désigner, au-delà de l’homme armé, le … vaurien, le brigand, la crapule.


Nous l’employons toujours, mais son sens s’est TRÈS considérablement affaibli.

Il ne désigne plus, maintenant, que l’enfant mal élevé.


Vous l'avez trouvé?

OUI! Garnement.




Le mot était passé à l'anglais il y a très très longtemps, du temps où il ne désignait que l'équipement du soldat.  

Voilà pourquoi on le retrouve en anglais sous la forme garment, pour vêtement.





Un autre verbe francique s'est dérivé du germanique *war-: *warjan. "Défendre, protéger".
C’est d'ailleurs aussi du germanique *war- qu'arrive l'ancien haut-allemand werian, que l’on retrouvera plus tard dans l’allemand wehren, protéger
D’où Wehrmacht, littéralement la force de défense.
Mais bon, comme la meilleure défense, c’est l’attaque

La Wehrmacht à Bruxelles, 1940


Le francique *warjan, en revanche, est devenu le français (ou plutôt l'ancien français) guarir, ou garir.
Dans le sens, au XIème siècle, de protéger, garantir.

Intransitif, il signifiera un peu plus tard recouvrer la santé, et puis, par extension, en parlant d’une plaie, se cicatriser.

D’où, à nouveau par extension, rendre la santé.

Oui, vous l’avez compris, ce guarir/garir est devenu notre moderne guérir!





Guérir n’étant qu’une variante champenoise de guarir/garir, que l’on fait remonter à la fin du XIIIème siècle.


Surprenant, non, que notre guérir soit un si proche cousin de l’allemand wehren, dans le sens de protection, garantie!

Mais c’est encore de cette vieille forme g(u)arir que nous est arrivé…

guérite.

Sauve qui peut! A l’abri!

C’était le sens de “a la garite!”, locution du XIIIème.

Le mot désignait aussi, par lui-même, un ouvrage de protection.

À partir du XIVème, il ne signifiera plus que “abri pour une sentinelle”.




Et donc, pour les amateurs d'étymologie populaire, guerre, guet et guérite n'ont aucun rapport entre eux, du genre "la guérite, c'est là où on fait le guet en temps de guerre..." 
Il s'agit bien, à la base de TROIS racines proto-indo-européennes bien distinctes.
Allez, on continue!

C’est encore notre proto-indo-européenne *wer-5, par sa forme au degré o *wor-, reprise ensuite par le germanique *war-, que nous retrouvons dans …

garenne.

La garenne du lapin. De garenne.
(Pour être parfaitement honnête, son origine est discutée ; elle pourrait provenir du gaulois *varros, “piquet, poteau”, et en ce sens, aurait désigné une “étendue entourée de piquets”.)

En droit féodal, le terme latin médiéval warenna désignait un terrain où les seigneurs se réservaient le droit de chasse. Ou de pêche.
Et franchement, si un seigneur ne pouvait pas se réserver un bout de terrain pour chasser, quel était encore l'intérêt d'être seigneur

Garenne, en ancien français, correspondra à “étendue de terre” (XIIème), “domaine de chasse réservé” (XIIIème).

Par extension, fin du XVème, il désignera une étendue boisée … où...  les lapins se multiplient à l’état sauvage.

Élevage de lapins de garenne. Oui, un bel oxymore


Watkins fait encore dériver de *wer-5, ... barbacane!

Le terme, employé dans le vocabulaire de la construction de fortifications au Moyen Âge, désignait un ouvrage avancé, percé de meurtrières, ou encore la meurtrière même, pratiquée dans le mur d'une forteresse pour tirer à couvert.

Plus clair que ça...


Pour Watkins, le mot serait d’origine perse.
En effet, on trouvait, en vieil iranien, le composé *pari-vāraka-, “de protection”.

*pari-, en vieil iranien?
Ça ne vous dit rien?

RIEN?


Rien de rien??


Allez, enfin? Surtout à vous, les Belges qui vivez du côté de Brugelette

Mais oui! Ce *pari- vieil iranien correspond au *pairi- avestique.

- Mmmmh? Maisje?
- Ouais bon, je vais m’y reprendre autrement, plus lentement, en articulant mieux, et avec des gestes…

À Brugelette, se trouve un parc animalier appelé - très intelligemment - Pairi Daiza.

Pairi Daiza, du composé avestique *pairi-ḍaēza (“jardin, enclos, espace clos”).
Dont le grec παράδεισος, parádeisos n’est que le calque
C’est donc de l'avestique *pairi-ḍaēza que nous arrive … paradis.

L’avestique *pairiḍaēza se composait de pairi (“autour”), dérivé de la racine proto-indo-européenne *per-1, et de daēza (“mur”).
Tout est ici! Lisez donc demain matin et terminez par Pravda, perestroika, Alotta Fagina

En vieil iranien, vāraka 
- comme vous l'aurez compris: dérivé de notre *wer-5 -, 
désignait la protection.

Et donc, *pari-vāraka- devait donc évoquer l’idée de “couvrir autour”, d'“encercler pour protéger”.



Restons encore en vieil iranien (on ne s'en lasse pas)…

Vous rappelez-vous ce dimanche d’il y a quelques semaines (c’était le 6 décembre 2015), où nous parlions de la racine *(s)kel-3?

Racine dont le sens original pourrait être "partie courbée, arrondie, du corps humain": jambe, talon, genou, hanche…
action - réaction: inculquer - récalcitrer

À cette occasion, nous avions découvert qu’une forme suffixée de *(s)kel-3
*skel-o-, 
se retrouvait dans l’hindoustani सलवार क़मीज़ ‎(salvār qamīz).

Je me cite (véritable bonheur - que dis-je: enchantement -, pour un fainéant ; qu'est-ce que c'est bon, le copié-collé):
"Ce salvār provient d’un composé vieil iranien *šara-vāra, où vāra est “ce qui couvre”, et *šara est la cuisse
Oui, la cuisse est bien une partie courbée du corps humain. 
Ce vêtement qui couvre les cuisses, nous l'appelons, en français ou en anglais, salwar."

Ça fait tilt?

Eh! Le vieil iranien vāra, “ce qui couvre”, provient bien de notre *wer-5.
Tout se tient!

Salwar



Elle est fantastique, non, cette toute petite racine proto-indo-européenne, qui nous a donné tellement de mots! Et sans rien demander en retour...


Oh, elle est pratiquement partout.

C’est toujours elle, dans...
  • le sanskrit वृणोति, vRNoti (“cacher, couvrir, voiler”), ou son antonyme अपावृणोति, apAvRNoti (“ouvrir, découvrir, révéler”),
  • le lituanien atvérti ‎(“ouvrir, dégager”),
  • le russe dialectal верать ‎(“vierat'") (“fourrer”),
  • le russe poétique отверзать (“atvierzat”) (“ouvrir”),
  • le letton (mais l’est-on vraiment?) atvẽrt (“ouvrir”)
  • l’islandais vörn (“défense, protection”), issu du  - aaaaaaaah - vieux norois vǫrn,
  • le catalan ou l’occitan guarir… … …


Je pense que là, nous en avons vraiment fait le tour.


Vous rendez-vous compte?

Cette *wer-5 est tout bonnement incroyable!


Apéritif, couvercle, opercule, ouvrir, garage, garantie, gare, guérir, guérite, barbacane, garenne, garnement, garnison, garnir…

Tous (TOUS) se lèvent et lui disent merci!

Auriez-vous fait le lien entre apéritif et opercule, garage et guérir, garnement et guérite??
(ou entre apéritif et garnement, opercule et guérir, garage et guérite?)
- ou entre ...  - oui bon, là ça suffit.

Merci qui?
Merci le proto-indo-européen, pardi!




Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très très bonne semaine!



Attention
ne vous laissez pas abuser par son nom: 
on peut lire le dimanche indo-européen 
CHAQUE JOUR de la semaine!

(Mais de toute façon, 
avec le dimanche indo-européen
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).



Frédéric



Le rappel des oiseaux, pièce imitative de
Jean-Philippe Rameau

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