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Et il y avait encore les pongées du Japon, les tussors et les corahs des Indes, sans compter nos soies légères, les mille raies, les petits damiers, les semis de fleurs, tous les dessins de la fantaisie, qui faisaient songer à des dames en falbalas, se promenant par les matinées de mai, sous les grands arbres d'un parc.
Émile Zola,
Au bonheur des dames: Les Rougon-Macquart
Bonjour à toutes et tous!
Après un périple (bien pénible) par Nice, eh bien, nous voici revenus à notre chère racine proto-indo-européenne *ten-, “étendre, étirer”.
Je pense qu’en fait, avec ce dimanche, nous allons précisément cesser de nous étendre dessus.
N’étirons pas la sauce plus avant…
Nous en avons déjà tiré ONZE articles!
OUI, nous en sommes à présent au DOUZIÈME article sur cette infatigable (mais adorable) proto-indo-européenne *ten-.
Avant donc d’attaquer la dernière manche, je vous propose une petite récapitulation.
Nous avons traité de *ten- dans tous ces articles:
- quand Fouquet souffrait du talon d'Achille, il s'accrochait aux tentures
- Mais regardez-moi ce prétentieux me toiser ainsi du regard! Impertinent, va
- répétez après moi: "je suis content, ici et maintenant, je suis content, ici et maintenant..."
- "Je maintiendrai" hurlait Lady Caroline à sa triste famille
- les jeunes Anglaises aiment le tennis en pension
- 'suis exténué, moi, à force de tendre cette [censuré-censuré-censuré] de corde de sol
- Quand il plaidait, ce ténor du barreau ne tenait pas en place
- - Et donc, c'est Antoine, qui a coulé le Titanic, depuis un sous-marin, hein? - Bon... comment te dire?
- Freude, schoener Goetterfunken, Tochter aus Elysium, Wir betreten feuertrunken, Himmlische, dein Heiligtum!
- Les Grecques portaient une tainiā pour danser le sirtaki. Et c'était intenable.
- A la vue des Nippons, c'est la Chine qui se lève, ou le Tadjikistan?
Nous savons déjà que…
- Notre racine *ten-, par une forme *ten-do-, a donné le latin tendō, tendere: “tendre”, “tendre à”.
- Par sa forme suffixée *ten-ōn-, elle se retrouve dans le grec τένων, ténôn (tendon).
- Le latin teneō, tenēre (“tenir...”) provient, lui, de *ten-ē-, qui n’est autre que *ten- munie du suffixe statif *-ē-.
- Par sa forme *ten-yo-, *ten- nous a légué le verbe grec τείνω, teínō « étirer, tendre ».
- Et par son degré o *ton, elle est passée dans le grec hellénique τόνος, tónos, basé sur ce même τείνω, teínō.
- En grec, toujours, par sa forme *tn̥-ti-, elle donnera naissance au substantif τασις, tasis “tension, étirement, intensité”.
- Toujours en grec ancien, *tn̥-yā‑, une forme suffixée en *-yā‑ du degré zéro de *ten- (*tn̥-), a donné ταινία, tainiā, bandelette…
- Une forme de *ten- au degré o, *tonéyeti-, a entre autres donné le proto-germanique *þanjan-(“étirer, étendre”), ou le sanskrit -tānayati, “étirer”...
Nous retrouverons ainsi notre *ten- dans des mots bien modernes, tels que…
- attendre, attention, entendre, intendance, intense, intention, ostensible, surintendant, tendance, tender, tendeur, tendre (le verbe), tenir, tente, tenture, ou l’anglais attend ;
- appartenir, contenir, content, entretenir, entretoise, pertinent, prétendre, prétentieux, tendon, tenir, toise, toiser, ou les anglais contend, pertain et pretend,
- contenir, content, contentieux, continent, continuer, entretenir, maintenant, ainsi que les anglais contend ou entertainment,
- maintenir, maintien, manutention, rêne, ou encore les anglais tenant, tenement et tenure.
- lieutenant, tenace, tenaille, tenancier, tennis,
- atténuer, exténuer, tendre, tendresse, ténu, l'anglais thin, ton, tonus,
- baryton, ténor, tenuto,
- atélectasie, catatonie, ectasie, péritoine, tétanos,
- anatase, entasis, hypoténuse, néoténie,
- l'allemand dehnen (“étirer”...),
- ténia, polytène,, pachytène, synténie, le grec moderne ταινία, tainía (ruban, film…)
DIIIINGUE!
Et ce n’est pas fini!!
Il me semble qu’on n’a pas encore parlé des dérivés celtiques de notre ineffable *ten-, non?
Eh bien, les amis... allons-y.
Le précieux dictionnaire de Ranko Matasović qui m'a aidé à faire ce dimanche |
Il se pourrait que le proto-celtique *tanā-, “temps”, dans le sens de la durée, provienne de notre *ten-.
C’est probable, sans plus. C'est plausible.
Mais quel est le rapport avec l’idée d’étendre, étirer, me direz-vous.
Pensez à une période, qui est en quelque sorte une extension, une étendue de temps.
Un moment qui s’étire…
comme ici, ce chien |
Mais si le proto-celtique *tanā- vient bien de *ten-, alors le vieux breton tan, dan en proviendrait.
Tout comme le vieil irlandais tan, tain, l’équivalent de notre conjonction de subordination “quand”.
Plus sûr est le lien entre le proto-celtique *tan-nu-, “élargir, écarter, étirer” et notre *ten-.
Ce *tan-nu-, on le retrouve pratiquement tel quel dans le moyen gallois (si si, ça existe, ou du moins, ça a existé) tannu: “étendre, déployer…”.
Il s’agit d’un très beau cognat du sanskrit तनोति, tanoti, “étendre, étirer”, dont on avait parlé le 10 juillet.
Toujours dans le groupe celtique, nous trouvons…
*tantā-, “corde, cable”. Ce que l’on tend, quoi.
On peut retrouver ce *tantā- dans les langues gaéliques, avec par exemple le vieil irlandais tét, “corde”, ou même, par … extension, “instrument à cordes”.
En vieux breton, on avait “tanntou”.
Cette forme *tantā- n’était en fait à l’origine qu’un ancien participe de *ten- ; comprenez-la donc comme “tendu, tendue”.
Nous pouvons franchement la mettre en relation avec le tentus latin (< tendō).
Mais?? “instrument à cordes”??
Ici, je fais appel à la mémoire de celles et ceux qui suivent ce blog incroyablement passionnant depuis déjà pas mal de temps…Il y a un tout petit peu plus que trois ans - c’était le 14 juillet 2013 -, nous avions parlé du nombre trois.
Enfin! Rendez-vous compte: j'attendais depuis trois ans pour pouvoir en reparler.Allez, on relit l'article en question: troïka, sitar et trèfle. Et fissa.
De la Bretagne, du finistère, de la fin des terres occidentales, traversons le continent, partons loin, loin, loin, vers l'Orient...
Car en persan, *ten-, toujours dans le sens de corde, nous a donné … târ.
Oui! Le sitar, superbe instrument à cordes, tient son nom hindi du persan سهتار (“si-târ”), littéralement “trois cordes”. (et pas six. Raté)
sitar |
Restons encore un peu de ce côté-là du continent, voulez-vous?
Et puis, nous devrons en terminer avec *ten-.
Ah oui, elle va me manquer, cette petiote.
Allez:
Une forme suffixée en *-tro- du degré plein de *ten-: *ten-tro-, est passée en sanskrit.
C’est elle qui a donné le sanskrit तन्त्र, tantra, “métier à tisser”.
- Quoi?? Mais enfin?? Le tantra, c’est pas ça du tout! Tantra, en sanskrit - tous les adeptes du New Age le savent, enfin! -, c’est la règle, le traité.
- Oui, certainement - et même si les doctrines New Age me font toujours beaucoup rire, je dois bien le reconnaître -, je confirme que tantra signifie bien tout autant métier à tisser que règle ou traité.
Mais oui, il faut voir le métier à tisser comme un ensemble de fils bien tendus, bien alignés.
Une structure bien agencée, un cadre organisé. Une trame, la chaîne d’un tissu.
Au sens figuré, “tout se qui se déroule en … s'enchaînant”.
De là, le sens de “doctrine”, “règle”…
Tantra yoga |
Vous connaissez le New Age Bullshit Generator? http://sebpearce.com/bullshit/
C'est en anglais, malheureusement, mais c'est quand même très drôle.
(Bah, i' sont pas méchants, ceux qui croient dans le Nouvel Âge ; je les aime bien, vous savez)
Euh, petite précision, le tantrisme n’a strictement rien de New Age, soyons clair.
Même si quelques allumés l’ont récupéré, il s’agit d’un système métaphysique multi-séculaire.
Et hautement respectable.
Et pour les allumés qui ne sont toujours pas convaincus de la définition de tantra comme “métier à tisser”, sachez que notre formidable *ten- se retrouve encore en sanskrit,
mais cette fois par une forme allongée *ten-s-,
dont le degré zéro *tn̥s-,
suffixé en -elo‑ pour donc donner *tn̥s-elo-,y est devenu...
तसर, tasara, la navette!
navette, sur un métier à tisser |
Je vous disais que tantra, au sens figuré, pouvait se comprendre comme “tout se qui se déroule en … s'enchaînant”. "En se tramant" oserais-je dire, si l'expression n'était pas si péjorarive.
Figurez-vous qu’en sanskrit moderne (si si, ça existe aussi), tantra signifie “logiciel”.
Oui! En informatique, un logiciel n’est finalement qu’un ensemble de séquences (d’instructions), un jeu de données nécessaires à des opérations.
Architecture d'un logiciel embarqué spatial (embarqué peut-être dans une navette?) |
Quel bel à-propos, non, que d'avoir ainsi ravivé un vieux mot si respectable, pour désigner un composant informatique tellement actuel...
Tiens, mais, तसर, tasara, "navette"...?
Ce tasara, devenu tasar en hindi, sera calqué dans l'anglais tussore.
Le mot désignera une étoffe de soie sauvage, et par extension, une étoffe lègère de soie.
Nous en avons fait le français... tussor,
"étoffe légère de soie, analogue au foulard".
couette en tussor |
Ce même hindi tasar, l'anglais l'a altéré - et pour faire bonne figure, l'a emprunté itou - pour en faire... tussah, qui désigne, lui, cette soie sauvage dont est fait le fameux tussor.
Le français a suivi le mouvement, et a emprunté à son tour tussah à l'anglais.
Tel quel.
tussah |
Pour résumer, le tussor est fait de tussah.
Et donc, pour couper court à toute étymologie populaire, NON, étymologiquement, un tussor n'est pas un foulard que ces Dames se mettent autour du cou pour sortir.
Allez, on en reste là!
Bluffant, non?
Oui, c'est cette même petite *ten-, celle qui nous a donné tenir, tendre..., qui est à l'origine de tussor et tussah... Ou du tar de sitar...
L'auriez-vous cru?
Elle est pas belle, la vie avec la linguistique historique?
Merci qui?
Le proto-indo-européen, évidemment.
Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche.
Et une très belle semaine!
Pour la semaine prochaine, eh bien, on parlera peut-être encore de *ten-.
Enfin, non.
Oh, comment dire?
On parlera de quelques mots dérivés que l’on attribue à *ten-, mais vraisemblablement … à tort!
Donc, on parlera de *ten-... mais ... sans vraiment en parler.
Frédéric
Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom: on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine!
(Mais de toute façon, avec le dimanche indo-européen, c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
Et on se quitte en musique, avec une superbe interprétation de la suite pour clavier en ré mineur HWV 428 de Georg Friedrich Händel (1685-1759), par Daria van den Bercken.
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