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dimanche 29 juillet 2012

Björn et Ursula, même combat


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Winnie the Pooh, par Alan Alexander Milne


Non, RTKO n'est pas le nom d'une radio locale américaine.

*r̥tko- est bien une racine proto-indo-européenne, qui désignait... l'ours.

Ours


L'animal devait être bien connu des Indo-européens, car bon nombre de langues indo-européennes, mortes ou encore usitées, ont un mot dérivé pour le désigner.

C'est ainsi qu'en hittite, la racine proto-indo-européenne *r̥tko- nous a donné hartagga ; en sanskrit elle est devenue ऋक्ष (ṛ́kṣa), ou en avestique arša.

En latin, par une forme à présent perdue *orcsos, elle s'est muée en ursus, d'où nous vient naturellement le français ours.

Les prénoms Ursule, ou Ursula désignent une petite ourse, une oursonne...

Villarina, l'oursonne de Somiedo


Curieux, non, comme les prénoms Ursule et Ursula, à l'étymologie pourtant identique, n'appellent pas les mêmes images ??

Evidemment !
Vous vous attendiez à autre chose ??



En grec, la racine proto-indo-européenne *r̥tko- est devenue ἄρκτος, arktos.
ἄρκτος, à qui nous devons... arctique.

Nous savons que déjà du temps d'Aristote et d'Hérodote, le mot était utilisé pour désigner les régions septentrionales.

Alors, NON, rien à voir avec le fait qu'on pouvait y trouver les ours blancs !
Bien essayé.

Ours blancs

Ni même en fait avec le nord, le septentrion...

L'arctique, c'est la région vers laquelle pointait α Ursae Minoris, l'étoile polaire, visible dans la constellation de la Petite Ourse.

La Petite Ourse


Notons qu'à l'époque, l'intérêt de la Petite Ourse pour la navigation devait être moindre, car elle n'indiquait pas du tout le pôle nord céleste, si l'on tient compte du phénomène de précession des équinoxes.

Précession des équinoxes


 

En proto-celtique, *r̥tko- est devenue *arto-. 

On en retrouve sa trace - avec toujours le sens de "ours" - dans le vieil irlandais art, le moyen-gallois arth, le breton arz...

C'est de là que nous vient le prénom Artus/Arthur, d'origine brittonique.

On peut supposer que la deuxième partie du mot provienne de la racine proto-indo-européenne *rēg- : mener (comme dans "Frédéric", voir Mort, nectar et liquidation de dette), qui désignait originellement un roi, un chef tribal.

Arthur, c'était donc probablement le roi-ours, ou le roi des ours...

Ce qui est très plausible, quand on sait que l'ours était un emblème royal chez les Celtes, tout comme le lion le sera plus tard dans les monarchies européennes.

Artio était d'ailleurs le nom de la déesse ourse celte.


Représentation de Artio


- OK mon gars, mais prenons l'anglais "bear".
Tu nous sors des affirmations du genre "L'animal devait être bien connu des Indo-européens, car bon nombre de langues indo-européennes, mortes ou encore usitées, ont un mot dérivé pour le désigner."
Et prout prout ma chère.

Et quoi, "bear", c'est bien l'ours en anglais, et là, franchement, j'vois pas l'rapport avec *r̥tko-...

- Bravo ! Oui, bear, c'est bien l'anglais pour ours.
Et la remarque est plus que judicieuse... Rien à voir avec *r̥tko- !!...

...  Car - c'est un phénomène que l'on constate souvent chez les peuples de chasseurs - un tabou devait porter sur le mot désignant la proie : mieux valait ne pas trop le prononcer, sous peine de ne pas trouver la proie en question à la chasse, et donc de revenir bredouille au village...

(pensons à notre actuel "bonne m." en lieu et place de "bonne chance")

Ou à l'inverse : prononcer le mot "ours", évoquer l'ours, c'était littéralement l'appeler, donc le faire surgir et risquer de vous faire manger tout cru, ou de vous faire voler votre chasse durement gagnée...

Si la racine *r̥tko- existait donc bien, elle a ainsi été remplacée usuellement par des expressions, des périphrases pour désigner le plantigrade sans risque de l'évoquer (et donc aussi, de l'invoquer).

Périphrases qui ont fini par se substituer à la racine originale...

*bher-, cette autre racine proto-indo-européenne qui est à l'origine de l'anglais bear, peut se traduire littéralement par "brun".

L'ours, c'était donc "le brun"...

Quand quelqu'un parlait du "brun", tout le monde savait fort bien de quoi il s'agissait, et ça évitait tout souci...

C'est également *bher- qui s'est transformée dans les langues nordiques pour donner, par le vieux norrois bjǫrn, les mots scandinaves pour désigner l'ours : björn, bjørn, bjǫrn.

Et donc, Björn, c'est en quelque sorte le Bruno scandinave...

Björn Borg


En russe, enfin, la périphrase qui jadis désignait l'ours est toujours bien présente dans le mot actuel, мeдведь "midviedj", qui signifie littéralement le mangeur de miel...

Winnie the Pooh la tête dans un pot de miel
("hunny" pour "honey")


le mot "ours" dans diverses langues européennes, sur mon board Pinterest :
http://www.pinterest.com/pin/57702438951455667/


Frédéric

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6 commentaires:

RB a dit…


« *r̥tko- est bien une racine proto-indo-européenne, qui désignait... l'ours. » (FB)

La racine ne serait-elle pas plutôt : *ṛktos : ours ?

Dans Delamarre (1984), j'ai trouvé :
p. 136, *ṛktos : ours
sanskrit ṛkṣas ; avestique arǝša- ; ossète ars ; arménien arǰ ; grec árktos ; latin ursus ; vieil irlandais art ; gallois arth, hittite hartagga-?
p. 135, *medhwed- : ours = mangeur de miel
sanskrit madhvád- ; vieux-slave medvědi

Frédéric Blondieau a dit…

Bonjour, RB (j'aime bien leur dire "bonjour" avant de m'adresser aux gens, je trouve ça plus aimable)

*r̥tko- ou *ṛktos : il s'agit toujours, évidemment, de la même racine (hypothétique).
Simplement, la reconstruction de la racine diffère selon les spécialistes. *r̥tko était ce qu'en donnait Watkins.

La version qu'en donnait Delamarre - ainsi d'ailleurs que celle de Watkins - n'est d'ailleurs plus vraiment d'actualité. Aujourd'hui, on la retranscrit plutôt sous la forme h₂ŕ̥tḱos-.

Passez une excellente fin de journée !

RB a dit…


Merci pour cette réponse rapide.
Serait-il possible de savoir qui est ce «on» qui retranscrit la racine en question sous cette forme *h₂ŕ̥tḱos- ?

Frédéric Blondieau a dit…

Certainement !

Par exemple, Robert Beekes (Etymological Dictionary of Greek, Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series), ou encore Ranko Matasovic (Etymological Dictionary of Proto-Celtic, dans la même série).

RB a dit…

I am Robert Beekes (RB) and just wanted to check yours references and see if they were good.
Non, je blague : encore merci FB. Vos sources sont chères mais, parait-il, exhaustives !

Frédéric Blondieau a dit…

;-) Hélas le grand Robert Beekes n’est plus... (et il n’aurait pas mis de s à « your » ;-)

Mais je confirme : sources excellentes, mais bien trop chères.