- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 15 juin 2014

Saint Augustin et Lawrence d'Arabie étaient tous deux très assertifs


article précédent : les sorties du Prince consort



« La vie est un désert dont la femme est le chameau. »

Proverbe arabe



Bonjour à toutes et tous.

Oui, aujourd’hui, troisième volet de notre thème Magie et magiciens.


Comme je vous le disais la dernière fois, on n’en a pas encore fini avec *ser-3.


Avant de poursuivre, restons quelques instants encore sur consort :

Je me devais de préciser que le terme consortqui partage le sort” est toujours abondamment utilisé en anglais, par les baroqueux, pour désigner un ensemble d’instruments.

Oh, vous connaissez peut-être le célèbre King's Consort, ou même le belge et néanmoins excellent Ricercar Consort.


The King's Consort


Alors, quoi, des instruments qui partagent le même sort ?
Ben, oui, quoi ! Des instruments qui jouent ensemble.

En fait, l'expression “a consort of instruments” s’employait dans l’Angleterre des XVIème et XVIIème pour désigner simplement un ensemble instrumental.

A l’époque baroque, le terme “musique de chambre” finira par intégrer, englober, absorber cette notion de consort.

On parlait d’un consort “complet” (“a whole consort”) quand il s’agissait d’un ensemble d’instruments de la même famille (des violes par exemple), alors qu'un “broken consort”, un consort brisé, désignait lui un ensemble d’instruments issus de familles différentes (violes et luths …)


Violes


Luth (Détail du tableau les Ambassadeurs
de Hans Holbein le Jeune)






Maintenant, continuons sur notre lancée avec la racine proto-indo-européenne *ser-3, qui - je vous l’avais promis - risque encore de vous surprendre...

Et pas qu'un peu.


Pour rappel, *ser-3 véhiculait comme sens aligner, ordonner, insérer, voire relier, mettre ensemble

Sous sa forme de base, nous lui devons encore, par le latin serō, serere, qui donnait sertum au supin, et qui signifiait mêler, nouer ensemble, lier, entrelacer, entremêler, enchaîner…, le français… série.

Série est repris du déverbal de serō : series « file, enchaînement, suite ininterrompue » (au sens physique et moral).
On suppose qu’à l’origine, series désignait plus précisément la lignée, la descendance.


Une des toutes grandes séries télé: The Avengers,
Chapeau melon et bottes de cuir, avec
Patrick MacNee (John Steed) et ici la délicieuse Linda
Thorson (Tara King)


Bon, maintenant vous rajoutez le préfixe in- à serō, et vous obtenez… īnsero.
Insérer, introduire, intercaler.

Vous l’avez compris, notre français insérer vient de là.
Tout comme insertion, ou insert.

Insert, qui nous vient en réalité de l’anglais, désigne notamment un plan de cinéma inséré au montage, mettant en valeur un détail utile pour l’intrigue: un nom de rue, une carte de visite…





Et si cette fois vous rajoutez à serō le préfixe ad- (“vers, à”), vous avez adserō (connu aussi sous la forme assĕro).

A l’origine, adserō / assĕro, c’était “lier à [soi]”, entendez : revendiquer, s’arroger, s’attribuer.

L’une de ses acceptations les plus fortes se retrouvait en droit romain, où adserō / assĕro désignait l’action de revendiquer pour quelqu’un la condition de personne libre, ou alors, à l'inverse, la condition d'esclave.

Pour Pline, en tout cas, au premier siècle après J.-C., il s’agit bien de cela.

Puis, le sens du mot s’est élargi, pour devenir, plus généralement, affirmer.
Au IVème siècle, Saint Augustin (forcément après J.-C., le siècle, sinon il ne serait pas Saint, Saint Augustin) utilise le déverbal assertio comme signifiant choses affirmées, affirmation, proposition que l'on avance comme vraie.

Notre français assertion est en donc le parfait descendant.

Assertif ? Celui qui sait défendre ses points de vue et respecter ceux des autres.

Notez que notre assertivité est un calque de l’anglais assertiveness, qui désigne une forte confiance en soi, la qualité d’exprimer ses droits, ses opinions


—   Mode Séquence coup de gueule ON    

Pour revenir à Saint Augustin : ben oui, les saints hommes ne peuvent exister qu’après Jésus Christ.

Avant, dans le meilleur des cas, le plus saint des hommes était un honnête homme, ou même, soyons miséricordieux, un brave homme. Et on en restera là.
Et mince, en plus, on ne pouvait pas encore être miséricordieux. Pas avant Lui.

Avant, il y avait peut-être plein de braves gens, propres sur eux, qui aidaient les petites vieilles à traverser, qui faisaient le bien - et pour l'amour du bien lui-même en plus, sans penser à aller au paradis en retour - mais qui ne pouvaient pas prétendre à la qualité de Saint, car, simplement J.-C. n’était pas né ; ils n’avaient pas pu Le connaître.
Ni a fortiori croire en Lui.

Et ça, ça fait une méchante différence.

C’est fantastique, non ?

Et c’est sur des raisonnements pareils que les Pères blancs ont évangélisé à tire-larigot : ces pauvres bougres d’indigènes qui ne demandaient rien à personne et qui s'en sortaient très bien sans l'homme blanc ne connaissaient pas leur Sauveur. Déjà, il faut bien le dire, ils n'étaient pas au courant qu'ils avaient péché.
"Ces pauvres âmes en état de péché permanent, il nous faut les secourir, et donc les convertir à la seule vraie foi."

Quelle honte, quelle perversion d’un message pourtant originellement empreint de tant d'humanité. Quelle condescendance, et surtout quelle effrayante certitude de détenir LA vérité...

C’est ainsi que dans l’Enfer décrit par Dante dans sa Divine Comédie, ceux qui ont vécu AVANT J. - C. ne peuvent pas séjourner au Paradis. 'manquerait plus que ça, tiens !
(Bon, perso, j'y crois pas trop, hein, au paradis, mais bon, c'est l' principe.)
Alors, certaines zones des Enfers sont réservées aux grands hommes, à ces immenses philosophes grecs qui nous ont tous fait évoluer, à qui nous devons tellement, mais qui, antérieurs au Christ, n’ont évidemment pas droit au Paradis.

'i' sont pas dans les étages les plus sombres, non non, loin de là, mais 'i 'sont quand même bien là, hors du paradis.
Ils occupent le premier - le meilleur - des neuf cercles concentriques de l'enfer, les limbes, réservé à ceux qui, n'ayant pas reçu le baptême et se trouvant privés de la foi, ne peuvent jouir de la vision de Dieu, sans pour autant être punis pour un quelconque péché.

(A noter, cependant, que selon la doctrine catholique, quelques âmes pourront malgré tout sortir des Limbes et accéder au Paradis : les grands patriarches, et quelques autres encore. La compassion du Christ est décidément sans limite...)

C’est grandiose, non ?

Enfin, vous me direz, la notion de “Sainteté”, on peut en débattre longtemps, surtout quand on voit à quoi cela tient.

- Bonjour, c'est pour être sanctifié.
- OK, vous pouvez m'en dire plus ?
- Oh ben je suis polonais.
- Ouuui, oui, c'est pas mal ça...
- Et je suis Pape.
- Ah, OK, parfait ! Ligne de gauche, une seule auréole par personne.

—   Mode Séquence coup de gueule OFF —   



Si jamais... La carte de l'enfer, par Botticelli


Augustin d'Hippone (Aurelius Augustinus),
dit saint Augustin.
'l'avait une bonne tête, Augustin, on lui aurait
donné le Bon dieu sans confession. Mais il était
quand même fort manichéen.


- Monsieur Augustin d'Hippone a une fille, quel est son prénom ?

- La fille d'Hippone...? Emma !





Et serō avec le préfixe dis-, hein hein ?

Yep! Dissero nous a donné disert : “qui noue, lie (serō) [ses mots ou ses idées], et les sépare (ce qui est le sens de dis-) [clairement]”.

Quelqu’un de disert est donc clair, expressif

Le négatif existe, le saviez-vous ? Indisert.

Dissero, disserĕre nous a donné également - vous l’aurez compris - disserter, ou dissertation.



Il y a encore un mot dérivé de *ser-3 sous sa forme de base dont on n’imagine pas qu’il vienne de là.

Il nous arrive toujours par ce décidément prolifique latin serō, mais cette fois précédé du préfixe de-, qui marque ici le sens contraire, le manque.

Si dēserō, dēserere ne vous dit rien, sachez qu’au supin, ça donnait dēsertum
Vous voyez où je veux en venir?


Yess !
Si serō c’est je lie, j’assemble, dēserō signifiera … je dé-lie
En d’autres termes, je sépare, je ME sépare, je quitte.
J’abandonne, je laisse tomber,

je … déserte.

Et le désert, oui, c’est un espace... abandonné.
Désert (circa 1100) nous arrive du latin vulgaire desertum, calque du latin desertus.


Lawrence of Arabia, David Lean, 1962
La fantastique scène du puit d'Ali: la rencontre avec
Sherif Ali Ben El Kharish (Omar Sharif)


Admettez que la descendance de *ser-3 est incroyable.


Oui, je n’ai parlé ici, dans ces deux derniers articles, que de dérivés français et anglais.
Mon but n’est pas d’être exhaustif. Certes non.

Vous aurez compris que le latin serō se retrouve dans PLEIN de langues romanes.

Mais la racine *ser-3 est aussi toujours bien présente ailleurs.

En ancien grec, par exemple, où εἴρω, eírô signifiait nouer, attacher, entrelacer (à ne pas confondre avec l’autre εἴρω, eírô : dire, parler, annoncer …).

ὅρμος, hórmos, dérivé de εἴρω, c’était encore la corde, le collier, et par extension, pour ce peuple de navigateurs, l’ancrage, le mouillage, le port, là où l’on attache les bateaux.

En vieux lituanien - pour les quelques pervers que ça intéresse - sėris désignait le fil, le lacet.

En sanskrit, सरत् (sarat), c’est aussi le fil.


En prâkrit, langue indo-aryenne dérivée du sanskrit classique et d'autres dialectes indo-aryens, sirā, c’est la veine, ou le nerf (oui, pensez au fil qui s'étire à travers le corps).

Tout comme en tocharien A, où sar- désignait également la veine.




MAIS ! Ce n’est pas tout…


Enfin (enfin) - sėris sur le gâteau, comme disaient les vieux Lituaniens - c’est une forme suffixée de *ser-3 qui est à l’origine d’un mot qui, étymologiquement, devrait se comprendre comme “un assemblage de mots, un discours où les mots sont alignés, les uns à la suite des autres”… …


C’est un mot bien connu, employé souvent, dans un cadre religieux ou social ou familial.

Je vous laisse chercher ?










Top.

C’est la forme suffixée *ser-mon- qui est à l’origine de ce mot.
Oui, il s’agit de ... sermon.

Il nous arrive du latin sermonem, au nominatif sermo : conversation, discours continu (pensez à des mots assemblés, enfilés les uns à la suite des autres, qui défilent dans un flux ininterrompu).

Ce n’est que bien plus tard qu’il signifiera “ce qui est prêché”.




Et donc, de *ser-3 nous avons hérité de sort, sorcier, sorte, assortir, sortilège, sortie, consort (voir l’article précédent), mais aussi de série, assertion, dissertation, insérer, assertif, déserter, ou même … sermon.

TOUT CA d'une seule et même gentille petite racine proto-indo-européenne.

- Mais c’est complètement diiiingue !!
- Calmez-vous, Marie-Sophie.


- Merci qui, mmmh ?
- Euh... Merci le proto-indo-européen ?
- Voilàààà.




Je vous souhaite à toutes et tous un excellent dimanche, et une TRES bonne semaine.

A dimanche prochain, avec un nouveau volet de notre thème Magie et magiciens...





Frédéric


2 commentaires:

configuratao a dit…

Bien le bonjour, soudain, cher indo-européen et plus, et Frederic,
mon premier commentaire chez vous**, qui est une question, qui elle m'amena à *ser-3, la et le voilà: sérieux serait aller bien (ou juste) dans le sens de la série ? - à la lecture de ces deux pages pensai aussi à trésor, et désir ??
Bonne semaine, déjà, et au plaisir, à l'infini

un Flupke


**vous que je lis avec délice, chaque dimanche, tapant, très reconnaissant des piges langagières, rires même, que vous nous fourbir, épatant, oui, merci beaucoup.

Frédéric Blondieau a dit…

Bonjour configuratao,

een echte Flupke, awel ! :-)

Pour ce qui est de "sérieux", il provient du latin sērius, "important, sérieux", et De Vaan le fait dériver d'une racine indo-européenne *se1i-ro- "lent, lourd".

Quant à "désir", je vous renvoie vers l'article où j'en donnais l'étymologie, vous risquez d'en être sidéré...
https://indoeuropeen.blogspot.com/2015/05/jen-suis-si-de-re.html

Trésor : emprunté au latin thēsaurus, lui-même vil emprunt au grec ancien θησαυρός, thēsaurós, “entrepôt, trésor”). Pour Beekes, ce mot n'est pas indo-européen, mais a plutôt été introduit en grec par une langue de la région ("le substrat pré-grec").

PS : si vous lisez le blog depuis un PC, ou en tout cas en mode "web", vous découvrez sur la colonne de droite tous les mots déjà traités.

Merci pour votre commentaire savoureux et encourageant, qui m'a bien fait plaisir ! Merci à vous.
Portez-vous bien,
Frédéric