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dimanche 4 octobre 2015

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Dream, dream, dream, dream
Dream, dream, dream, dream

When I want you in my arms
When I want you and all your charms
Whenever I want you, all I have to do is
Dream, dream, dream, dream

When I feel blue in the night
And I need you to hold me tight
Whenever I want you, all I have to do is
Dream

I can make you mine, taste your lips of wine
Anytime night or day
Only trouble is, gee whiz
I'm dreamin' my life away
(...)

The Everly Brothers - All I Have To Do Is Dream

(mais le saviez-vous, 
la chanson n'est pas des frères Everly, 
mais de Felice et Boudleaux Bryant)




Bonjour à toutes et tous !

En ce dimanche, un article assez dense, et qui ne va pas nécessairement combler de bonheur / rendre fous de joie les amateurs de langues italiques et/ou romanes.

En revanche, les germanistes en auront pour leur compte.
(Eh oui, c’est pas moi qui décide des dérivés des racines proto-indo-européennes, je fais avec ce que le filet me remonte…)



Dimanche dernier, nous découvrions la racine proto-indo-européenne *drem-, “dormir”.

Et comme parfois en linguistique historique, ce qui semble évident, ce qui vous saute aux yeux, en l’occurence que *drem- doit forcément être à l’origine de l’anglais dream (“rêve”), "ce qu’on fait en dormant" … est totalement … faux.



Car l’anglais dream vient d’une autre racine, qui n’a vraiment aucun (mais aucun) rapport avec *drem- 

*dhreugh-


A votre avis, qu’est-ce que cette brave racine pouvait donc bien signifier ?

(Ou plutôt, et dit avec prudence, "quel serait le champ sémantique auquel on pourrait rattacher cette racine ?")

Ah, bonne question!
A la proto-indo-européenne *dhreugh- correspondait la notion de… tromper !

Oui, le rêve, en ce sens, c’est un mirage, une illusion.

illusion d'optique: Eischer en Lego


En proto-germanique, *dhreugh- est devenu le verbe *dreugan-, avec sensiblement le même sens: tromper, induire en erreur, fourvoyer…

Ainsi, basé sur *dreugan-, le moyen haut-allemand a créé triegen, “tromper, trahir”.

C’est d’ailleurs bien sous le même sens que nous retrouvons notre racine *dhreugh- dans les langues langues indo-iraniennes.

Ainsi, dans les langues indiques (qu'on appelle encore parfois indo-aryennes), où on retrouvera...
  • le pachto' (ou pashto, pachtou ou pachtoune, c'est vous qui voyez) دروغ , droğ, "mentir", 
  • le sanskrit द्रुह्यति, druhyati, "blesser, tricher, tromper", ou encore
  • le sanskrit द्रोह, droha: notamment "insulte, trahison".
Et en avestique, appartenant lui au groupe des langues iraniennes, on a encore druzaiti, "mentir".
Le vieil arménien en héritera, avec դրժեմ, držem, de même sens.
En fait, je me rends compte que je pourrais vraiment vous raconter n'importe quoi, non ?
Quant au persan, on y trouve encore et toujours le verbe دروغ گفتن, dorugh goftan : "mentir, faire semblant pour tromper", ou son synonyme دروغ بافتن, dorugh bāftan : "fabriquer des mensonges, mentir".

On est tous bien d'accord, je crois, *dhreugh- mérite amplement son nom de racine proto-indo-européenne ; c'en est même une de premier choix. Elle a vraiment beaucoup voyagé, la petite...


Mais revenons, si vous le voulez bien, au proto-germanique.

Oui, *dhreugh- y a donné *dreugan-, certes, mais ce dernier, pas en reste, a servi de base pour d’autres formes proto-germaniques, comme …

*drauga-, le ... fantôme.



En vieux norois (mais oui, je sais), *drauga- est devenu draugr, toujours "le fantôme", et si vous êtes féru de sagas des îles Féroé (bon d’accord, mais pourquoi pas, hein ? Ayez l’esprit ouvert, enfin !), sachez qu’on y mentionne dreygur dans le sens de cadavre, fantôme, apparition
(Juste un conseil: si jamais vous allez sur les îles Féroé, évitez de vous déguiser en dauphin ou en tout autre mammifère marin. Evitez aussi de ramper sur la plage en combinaison de plongée, ce genre de choses. Tout ce qui pourrait prêter à confusion et vous faire passer pour un phoque, ou un orque échoué... C'est pour vous que je dis ça)

Sinon, c'est vraiment très beau, les îles Féroé


Mais, quel est le rapport entre le mensonge et le fantôme / l’apparition ?

On pourrait supposer que comme le mirage, le fantôme n’est qu’un leurre, ou du moins une illusion.

Mais je ne suis pas certain que ce soit ainsi qu’il faille comprendre le sens de draugr/dreygur.

Oui, surtout, n’allez pas imaginer le draugr/dreygur comme une figure éthérée, translucide, évoluant à quelques centimètres du sol…

SURTOUT PAS ! On parle bien ici de légendes nordiques
Je ne sais pas si je me fais bien comprendre ?

Bon, si c’est pas clair: le draugr/dreygur, c’est une brute épaisse, qui s’apparente plus à un cadavre ambulant, à un mort vivant à la force décuplée qu'à une diaphane, fugace apparition.

En fait, c’est une sorte de mort-vivant, mais quand même bien mort.
Une espèce de super zombie, quoi (d’où cette acception de cadavre pour dreygur).
Il est là pour vous faire du mal.

voilà! C'est plus clair, comme ça ?


Et donc, en ce sens, on pourrait concevoir que c’est LUI qui vous leurre, qui triche, qui fait illusion, en vous faisant croire que puisqu’il est mort et enterré, il restera bien couché dans sa tombe.

Notez, on attribuait aussi à ces undeads des pouvoirs magiques, comme celui de pouvoir changer de forme. 
Voilà peut-être encore une piste, qui tendrait elle aussi à prouver que le dreygur est bien celui qui vous trompe (sur ce qu’il est).

Pour étayer cette idée selon laquelle dreygur = tricheur, une série de cognats germaniques de *drauga-, comme le vieil anglais drēag (“spectre, apparition”), mais aussi et surtout le néerlandais bedrog ‎(“tromperie, escroquerie”), ou l’allemand Trug ‎(“tromperie, illusion”)…

Mais ce n'est qu'une hypothèse…
Peut-être en savez-vous plus? Alors dites-le moi !!

Mais soyons TRÈS clair, le draugr/dreygur ne reviendra pas vous hanter, ou vous faire peur.
Ça c’est le propre de ces lopettes de revenants gnangnan, plaintifs et geignards que l’on trouve plus au sud.

Non non. Le dreygur, lui il sort de la tombe pour se ruer sur vous, vous déchiqueter, vous étriper, vous réduire en pièces.

Littéralement.


Quoi qu’il en soit, la décidément prolifique racine proto-germanique *dreugan- a également donné naissance au germanique *drauma-. “Rêve”.

En vieux norois ? Draumr.
Ou en féroïen - en fait nettement plus proche de l'islandais que du danois - dreymur.

De cette forme *drauma- découleront encore… (liste non exhaustive!)
  • le moyen néerlandais drōmen (d’où le néerlandais dromen)
  • le moyen bas allemand drȫmen,
  • le vieux haut-allemand troumen (d’où l’allemand träumen), 
  • le vieil islandais dreyma,
  • le vieux suédois dröma (d’où le suédois dröm), ou encore
  • le vieux danois drømme - ainsi que le danois actuel drøm, drømme,
  • le scots dreme
  • le frison septentrional drom, ou, soyons fou, le frison occidental‎ dream‎
  • le bas allemand Droom,
  • le néerlandais droom‎, ou enfin
  • l’allemand Traum...

TOUS, absolument TOUS, dans le sens de “rêver”.


Pour ce qui est précisément de notre dream anglais,
en vieil anglais, *drauma- se mua en drēam, pour devenir, en moyen anglais, dreem.
Pour évidemment déboucher plus tard sur l’anglais dream.

A Midsummer Night's Dream

C'est une impression ? Il me semble que j'ai perdu quelques-uns de mes lecteurs en route ??
Récapitulons donc :


*dhreugh- -> *dreugan- -> *drauma- -> drēam -> dreem -> dream


Ce qu’on peut conclure de tout cela, c’est qu’étymologiquement, pour l’âme germanique, le rêve n’est qu’une illusion, une duperie, une tromperie de l’esprit.


Carl Jung
Je vous avoue que pour moi, grand admirateur de Jung, cette définition ne me satisfait guère, moi pour qui les rêves, issus de notre inconscient, sont tout le contraire de mensonges, qu'ils sont au contraire à même de nous apprendre plein de choses, de nous éclairer sur nous, essentiellement.

Encore faut-il pouvoir les interpréter.

J’ai eu la chance d’avoir un père hors du commun, capable d’interpréter les rêves, alors, voilà !






‎Bon, et le français rêve, alors ?

Pour tout vous dire, j'ai déjà bien sué sur cet article-ci (c'est pas la matière la plus limpide, le proto-germanique), mais ce simple mot rêve est franchement difficile à “tracer”.

Il se pourrait cependant qu’il provienne, par des chemins bien tortueux, de la racine proto-indo-européenne *huog-o-, aller.

Tiens tiens...
Tiendrions-nous le sujet de dimanche prochain ?




Je vous souhaite, à toutes et tous, un EXCELLENT dimanche !
Et puis aussi une superbe semaine !

On se retrouve… dimanche prochain ?




Frédéric



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