- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 22 septembre 2013

Quatre-vingts / dix ? Joli score !


article précédent : des mille et des cents



Les jours de nos années reviennent à soixante et dix ans, et s'il y en a de vigoureux, à quatre-vingts ans ; même le plus beau de ces jours n'est que travail et tourment ; et il s'en va bientôt, et nous nous envolons.

Psaumes 90:10, Bible David Martin de 1707



La Bible de David Martin, dans son édition de 1744



Bonjour à toutes et tous !

Les meilleures choses ont une fin…

Notez - voyons le bon côté des choses - les pires,  aussi.


En tout cas, notre grande série consacrée aux nombres arrive bien à sa fin.

Nous l'avions commencée le dimanche 9 juin 2013, avec un article très intelligemment consacré à "nombre" :
Namasté, nomade économe !

Et depuis, ben nous avons, sans discontinuer, parlé des racines proto-indo-européennes qui se cachent derrière les nombres un, deux, trois, quatre … jusqu'à dix, puis cent, et enfin mille.
Nous avons aussi abordé l'étymologie du suffixe -ante, désignant les dizaines...

Nous avons vu que tous les nombres français de un à dix, ainsi que cent, faisaient bien intégralement partie de notre patrimoine linguistique proto-indo-européen, et que plus encore, l'on retrouvait les mêmes racines d'origine dans pratiquement tous les groupes de langues indo-européennes.

Pour mille, en revanche, nous perdions cette belle cohésion, ce qui tendrait à prouver que la notion de "mille" n'avait ni sens ni intérêt pour nos lointains ancêtres.


Selon les linguistes spécialisés, le proto-indo-européen était bien un système décimal (Mallory et Adams l'AFFIRMENT!), même si - eux-mêmes le disent! - la coexistence avec d'autres systèmes ne peut être entièrement exclue.

Ce que nous pouvons encore dire des nombres proto-indo-européens, c'est que pour la plupart, on ne peut plus en retracer l'étymologie : d'où nous viennent ces racines elles-mêmes ?

Alors, comme...
  • d'une part, les spécialistes vous diront que les cultures humaines que nous connaissons, lorsqu'elles sont basées sur l'élevage, ont toutes développé un système achevé de comptage, très probablement lié à la nécessité basique de garder la trace des animaux, d'en faire le suivi,
  • et que d'autre part, les vestiges archéologiques semblent affirmer que les peuplades proto-indo-européennes - sans pour cela nous éclairer précisément sur leur nature précise - étaient depuis longtemps familières des animaux domestiques,
il est quasi certain que le système numérique que nous pouvons reconstruire en proto-indo-européen est bien antérieur au proto-indo-européen!

(Vous allez le voir, et ce n'est pas sans raison: l'élevage est un peu le fil rouge de ce post...) 

Un mouton


Les éléments constitutifs des numéraux proto-indo-européens se perdent ainsi dans la nuit des temps, avec pour nous, hélas, plus vraiment d'espoir d'en retrouver jamais l'étymologie première…

Hormis pour les deux racines évoquant "un" :  *oi-no- (voir  Karaton (Aksungur), contemporain d'Olympiodore, 412-422, en était.) et *sem- (voir C'est simple: trop souvent ensemble, on finit par être assimilé l'un à l'autre…), et celle désignant cent : *ḱm̥-tom (mais ça c'est de la triche, la racine *dḱm̥t dḱm̥-tom- ne signifiant finalement que dix 10), on ne sait plus rien de l'étymologie des racines elles-mêmes.

Bah oui, il y a bien quelques suppositions autour des origines de *oktō(u)- (huit) et de *newn̥- (neuf) :
  •  *oktō(u)- (huit) serait littéralement "deux 4".
  •  Quant à *newn̥- (neuf), il s'agirait de "dix moins 1".

Et pour le reste, comme je vous le disais, ben, on n'en sait plus rien


Mais on ne l'a pas encore totalement clôturée, notre série numérique !

Avant de tourner la page - elle est dure à tourner je vous l'avoue -
je voudrais encore passer un peu de temps - allez, juste un peu !! - sur …

Onze.

Et aussi vingt.

- Onze ??
Et pourquoi onze ?

Onze

1. Parce que le français onze nous vient du latin undecim ("onze"), et que undecim s'est construit sur...
  • unus, dérivé de *oi-no- (un), et 
  • decem, dérivé de *deḱm̥t- (dix).
Onze, littéralement, c'est donc "un et dix".
Onze, ce serait un peu l'inverse de neuf, quoi...

2. Et que l'anglais eleven ("onze") nous vient lui aussi de *oi-no-.

Eleven se base sur le vieil anglais endleofan, dérivé du composé germanique *ain-lif-.
  • *ain- est bien le descendant de *oi-no-, appelé à devenir l'anglais "one".
  • Et *lif- nous vient d'une racine proto-indo-européenne véhiculant la notion de "laisser": *leikʷ-. (Intéressante à plus d'un titre, 'faudra aussi lui consacrer un dimanche…).
Alors, comment interpréter ce "un laissé" ?
Mais oui, c'est un que l'on laisse après dix.
Un un surnuméraire, au-delà de la limite qu'est dix.

Ce qui est amusant, non ? Car ces deux mots que sont le français "onze" et l'anglais "eleven", à première vue totalement étrangers l'un à l'autre, sont pourtant des cousins étymologiquement fort proches, et nous racontent la même histoire : que nos ancêtres comptaient - au moins - en base dix.

Pareil avec le russe pour onze: одиннадцать ("adineutseut"): один + на + дцать, c'est "un sur dix". Non, pas 1/10, un dixième, mais bien "un au-dessus de dix"…


Eulleuvenn, ou Eleven en anglais...



Bon, et vingt, dans tout ça ?

Vingt mille lieues sous les mers,
bien sûr...

'ya rien qui vous choque ?

Ne trouvez-vous pas curieux ce vingt français qui ne rappelle aucunement "deux" ?

Où est l'astuce ??

Notre français moderne "vingt" - commençons par là - nous arrive du bas latin (attesté, si si !) vīnti (ou vĭnti). Ces deux formes dérivant du latin classique vīgĭnti ("vingt").

Et d'où qu'i vient, vīgĭnti ?

Ben oui, d'une racine proto-indo-européenne :

*wīkm̥tī-

Cette racine est composée de deux parties :  
  • *wi- ("à moitié", et par résultat - car quand vous divisez en deux, c'est ce que vous obtenez : deux), et  
  • *(d)ḱm̥ t-ī: "série de dix", "dix ans".

Et deux séries de dix, 2 dix, ça fait bien vingt.

La terminaison de cette curieuse forme *(d)ḱm̥ t-ī nous informe qu'il s'agit un nominatif duel : une sorte de pluriel, mais uniquement pour "deux".

En français nous ne connaissons plus, comme nombres grammaticaux, que le singulier et le pluriel, mais dans les langues où il existe, comme le slovène, le duel est un nombre en plus, s'opposant au singulier et au pluriel.

Exemple utile et pratique ?
Vous vous retrouvez au beau milieu de la Slovénie, et vous voulez dire, pour remercier votre hôte qui vient de dresser la table : "oh...
  • ... la belle assiette": vous direz : lep króžnik
  • Si maintenant, vous parlez des DEUX belles assiettes que vous avez devant vous, vous direz : lépa króžnika 
  • Et si maintenant vous parlez de TOUTES les assiettes sur la table, vous direz : lépi króžniki (il en faut donc plus que deux, sinon vous passez, dans le meilleur des cas, pour un demeuré). 

En fait, moi, si j'étais vous, j'éviterais tout simplement de parler de belles assiettes en Slovénie.

Imaginez : vous utilisez erronément le duel au lieu du pluriel, et vous provoquez ouvertement, humiliez publiquement un Slovène en lui disant qu'il n'a que deux belles assiettes, alors qu'il y en a beaucoup plus à table ? Vous avez intérêt à courir vite...

Assiette slovène

De ce nombre duel, nous retrouvons toujours des vestiges en anglais, dans l'expression "both of us", qui signifie "nous deux", "toi et moi".


Alors, j'en conviens, 'faut quand même pas être tout net pour retrouver *wīkm̥tī- dans le latin vīgĭnti.
*wīkm̥tī- est cependant peut-être plus clairement identifiable dans son autre dérivé latin vicesimus ("vingtième").

Sachez par ailleurs que la racine *wīkm̥tī- ne s'est pas contentée de nous léguer des mots latins ; elle nous a également donné le grec ancien εἴκοσι, eíkosi, le grec είκοσι, eíkosi, le gaélique irlandais fiche, le sanskrit विंशति (viṃśati), le perse بيست (bist), le tocharien A wiki ... ...

Tous signifiant: vingt !

Notons que la racine n'est pas vraiment connue des langues germaniques et slaves, mais que beaucoup des mots pour vingt dans ces deux groupes de langues reprennent une construction équivalente à "deux dix", comme par exemple l'allemand zwanzig, l'anglais twenty, ou encore le russe двадцать ("dvadsetj") ...


On peut peut-être rapprocher cette façon de calculer en mode "2 dix" que nous révèle *wīkm̥tī-, du système vicésimal (basé sur 20) utilisé dans les langues celtiques, par exemple...

Ainsi, saviez-vous qu'en Grande-Bretagne, on a pu compiler au 19ème siècle de très anciens systèmes traditionnels de comptage de moutons, tels le Yan tan tethera, s'apparentant à des comptines, qui, particularité intéressante, étaient pratiquement tous en base 20...

Deux moutons

Et puis, on retrouve encore un système résiduel de base 20 en français.

- En français ??
- Ben oui ! Sinon, pourquoi dire "quatre-vingts" pour huitante ou octante ?

Ou soixante-dix (3 x vingt + dix) pour septante, ou encore le superbe quatre-vingt-dix pour nonante

C'est encore par cette base 20 que l'on peut expliquer le nom de l’Hôpital des Quinze-Vingts à Paris, qui n'était pas spécifiquement destiné, comme on pourrait le croire, à traiter les grands ados, mais comptait simplement à l’origine 300 lits (15×20).


A ce propos j'ai de formidables collègues français, et qui lisent mon blog en plus ! - à qui j'aime rappeler que nous (les Belges) n'avons vraiment aucun souci avec LEUR prononciation de 70 ; que si septante leur pose problème, ils peuvent parfaitement dire soixante-dix, ou même cinquante-vingt, voire quarante-trente.
Pourquoi pas !! (Oh oui, même trente-quarante, ou carrément vingt-cinquante hein !)

Comme pour nonante : ils peuvent le prononcer quatre-vingt-dix, septante-vingt - ou plutôt soixante-dix-vingt). On n'est pas des intégristes…

Je proposerais même de remplacer le si tristounet cent par une forme fondée sur ce si beau quatre-vingt-dix, pour annoncer, par exemple, 105 comme quatre-vingt-dix-quinze.

195 deviendrait quatre-vingt-dix-quatre-vingt-dix-quinze.

Ce serait quand même nettement plus clair non ? Et excellent pour le calcul mental... 
Et le bonheur suprême serait de se faire épeler des suites numériques (comme des numéros de téléphone, des numéros de compte ...), et surtout, d'arriver à les retranscrire dans le bon format...
C'est déjà pas très facile à l'heure actuelle... 
- Alors, vous notez ? Cent quatre-vingt-quinze...
- Mince, comment j'écris ça ? 104 20 15 ? Ou 100 4 20 15 ? Non : 100 80 15. Zut, plutôt 180 15 ? Non, c'est peut-être 195. Ou alors 100 95... Gaaaaaah !

On retrouve également des reliquats de cette façon de compter en base 20 en anglais.

Si si !

Il y a bien longtemps, les bergers ou les gardiens de troupeaux d'une façon générale, pour dénombrer leurs animaux, ont dû probablement prendre l'habitude de faire une marque toutes les vingts têtes par une entaille dans un bâton ou sur une planche... (méthode parfaitement compatible avec des comptines de type Yan tan tethera, soit dit en passant...)

Trois moutons

Cette notion de couper, entailler, nous la retrouvons dans le champ sémantique d'un mot vieux norois, skor, "entaille".

Et ces marques, ces entailles représentant autant de "vingt", c'étaient les scores, mot bien évidemment dérivé du vieux norois skor.

Bâtons à compter les moutons ("tally sticks")

Oui oui, il s'agit bien du même score qui est passé en français ; ce mot qu'on utilise pour rapporter les résultats d'une équipe sportive.

On dit d'ailleurs typiquement d'un footballeur qu'il démolit sa Porsche, soit, mais aussi qu'il marque un but. En soi, ça ne veut rien dire ! Ca sous-entendrait même qu'il sait écrire(!).
Mais on retrouve derrière cette expression cette même notion : marquer un événement pour s'en souvenir…
En décomposant, on pourrait la comprendre, en deux temps : "Le joueur met un but", et ce but, on le marque pour le comptabiliser.

Et il n'y a relativement pas si longtemps, on utilisait encore communément en anglais threescore pour soixante, fourscore pour quatre-vingts

Threescore and ten years (septante ans, ou mieux, littéralement : soixante-dix ans!), ça représentait une vie d'homme

... Comme vous l'apprendrez dans l'édition de 1611 de la Bible du roi Jacques (King James Bible), aux Psaumes 90:10 :

The dayes of our yeres are threescore yeeres and ten, and if by reason of strength they be fourescore yeeres, yet is their strength labour and sorrow: for it is soone cut off, and we flie away.




Bon dimanche à toutes et tous !
Et puis, une bonne semaine, aussi !

Et pour dimanche prochain, il s'agira d'un sujet plus, voyons... mangeable.






Frédéric

2 commentaires:

Thierry Hoornaert a dit…

Et pourquoi pas deux-vingts, trois-vingts et cinq-vingts ... pour être vraiment originel ?
Moi, je préfère compter par douzaines. Pensez aux six douzaines de disciples de J.C.

Je n'avais aucune idée de la raison de cette coûtume, ni de l'origine de score..

Merci Frédéric !

Frédéric Blondieau a dit…

Bonjour Thierry,

Oui, la logique aurait été de tout conserver, mais les deux bases de comptage existant (base 10 et base 20), il y a dû avoir "ajustement", les formes les plus utilisées de l'une ou l'autre prenant le pas sur les autres... La logique et l'usage sont deux choses bien différentes !

Merci de ta lecture assidue !