- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 25 janvier 2015

A compter de ce jour, je te répudie






« On nous dit que nos rois dépensaient sans compter, qu'ils prenaient notre argent sans prendre nos conseils, mais lorsqu’ils construisaient de semblables merveilles ne nous mettaient-ils pas notre argent de côté ? »

Extrait de Si Versailles m'était conté...

Sacha Guitry, 1954




Bonjour à toutes et tous!!


Je vous avais lâchement abandonnés à votre triste sort la semaine dernière.
Nous venions de découvrir de fort belles choses sur les mots pour raconter et compter dans les langues germaniques...

Oh, je me rappelle encore - avec beaucoup de honte, croyez-moi - mes derniers mots avant de vous laisser là, seuls, abandonnés, sans plus d'espoir:



"Ah, si seulement nous avions la même chose en français! [soupir]

Mais… NOUS L’AVONS!
SOUS NOS YEUX en plus! 
Ne vous êtes-vous jamais interrogés sur cette étrange similarité phonétique entre conte et compte? Entre compter et conter?"

Eh bien, chères lectrices, chers lecteurs, je vous propose de reprendre précisément ici!


Ne vous êtes-vous jamais interrogés sur cette étrange similarité phonétique entre conte et compte? Entre compter et conter?

Mmmh?


Eh bien OUI, compter et conter proviennent d'une seule et même racine proto-indo-européenne….


[roulement de tambour]


*pau-2


Sémantiquement: couper, battre, frapper


- Euuuuh Tu te fous encore de nous, hein?!

Déjà, comment passer de *pau2 à conter/compter?! 
N’importe quoi!
Et en plus, quel rapport peut-il y avoir entre “couper, frapper”, et raconter, ou compter?!
Vraiment n'importe quoi.
Là tu m’déçois grave, pauv' tache…

- Allez, on se calme, on respire bien à fond, ça va passer, on va expliquer calmement tout ça.

Tout d'abord, sachez que c’est une forme suffixée particulière de *pau-2 , une forme participe*pu-to- (coupé, battu), qui est à l'origine de nos verbes conter et compter.


- Mais enfin??
- J'explique. D'accord?










Pour comprendre tout d'abord ce passage de couper à compter, il suffit de savoir que pour dénombrer un troupeau, par exemple, ou des heures, ou des jours, on a, pendant des siècles, des millénaires... ... ..., couper, entailler le bois ou la cire, ou l'os...
Relisez donc Quatre-vingts / dix? Joli score!

Bois de renne entaillé


Et pour ce qui est du glissement de sens de “compter” vers “raconter”, il s’agit exactement du même phénomène que celui que nous venons de voir la semaine dernière avec *del-2 / *dol-: la notion d’énumération, le récit n’étant qu’une suite d’éléments ordonnés.


Maintenant, pour ce qui est du passage phonétique cette fois, d’une racine *pau-2 à compter, conter, c'est en fait tout simple!

Les verbes français compter et conter descendent tous deux, le croiriez-vous, d’un SEUL mot latin: compŭtō, compŭtāre: calculer, compter, supputer …

Et compŭtō n’était qu’un composé, de con- (avec) et du verbe putō.

Vous l’aurez compris, ce putō, putāre est en réalité le vrai descendant de notre *pau-2 proto-indo-européenne, ou plus précisément de son participe *pu-to-.

Le putō latin possédait une chiée un nombre invraisemblable d’acceptions!

On l’employait dans le sens de battre le linge, fouler la laine,
couper, élaguer,
mais aussi … estimer, évaluer, calculer, apprécier, considérer
Voire carrément supposer, penser, croire…!
Penser, croire??
Oh, il n’y a là rien de bien original ; il n’est pas rare de trouver des verbes latins dont la signification passe ainsi de calculer à penser.
Je ne vous rappellerai pas un dimanche sans rime ni raison? où nous nous attardions sur le latin ratiō, radical de ratus, lui-même participe passé de reor, rērī (penser, supposer, estimer), dérivé de la racine proto-indo-européenne *rē(i)-
Non non, je ne vous le rappellerai pas.

Ratiō signifiait tout autant calculcompte, que raisonnement, raison!

Mais revenons à notre compŭtō.
Lors de son assimilation en ancien français, le latin compŭtō, compŭtāre s’est réduit en cunterconter.
On a donc surtout gardé du mot latin d’origine sa première partie (ainsi que le t de la fin du mot), ce qui explique évidemment pourquoi il n’y a pratiquement aucune ressemblance entre la racine proto-indo-européenne originale et ces verbes français dérivés…

Une fois en ancien français, le mot continua à s’employer tant dans le sens de conter, narrer, que de compter, calculer.

Ce n’est que plus tard, au XIIIème, que l’on a proprement séparé les deux notions de conter et compter: 

  • conter n’allait plus signifier que “narrer”, 
  • alors que sous la graphie savante “compter” - pour laquelle on a exhumé le d’origine -, on n’entendrait plus que le sens spécialisé de “calculer”.

Bon, soyons clair, je ne vais pas vous citer tous les descendants de pŭtō ; en voici quelques-uns, choisis:
 - Au regard de la longue liste des acceptions du latin putō, vous remarquerez que ses dérivés reprennent l’un de ses sens, parfois même plusieurs d'entre eux… -

En anglais nous retrouvons count, (notamment compte, compter), ou encore account, qui peut signifier compte, mais aussi ... compte-rendu, récit!

Toujours en anglais, compute, computer, évidemment, que je ne vous présente pas.



En français, nous avons acompte, certes, mais aussi, reprenant le sens d’apprécier, considérer, évaluer… 
- et là, la parenté avec *pu-to- et putō ne fait vraiment aucun doute -: 
putatif!


Mais la liste est loin d'être finie.
N’oublions pas tous ces dérivés comme …

  • disputer, basé sur dis-putō: examiner de fond en comble (pensez à l'idée de disséquer), discerner, et par extension discuter.
  • imputer, de im-putō.
  • député, du bas latin de-putatus “délégué”, participe passé de de-putō. Ici, il faut comprendre putō au sens de couper: le délégué, c’est le “détaché”.
  • réputation, du latin re-putatio: considération, réputation.
  • amputer, de am-putō, où am- est une variante de ambi-. Comprenons donc amputō comme "tailler tout autour"… 
  • supputer, de sup-putō, où sup- n’est qu’une altération de sub-: sousSupputō signifiait littéralement couper par en dessous, mais au sens figuré, “discerner sous les apparences, et y réfléchir”: supputer!

Et puis, au sens de battre, il nous reste encore …

Allez, je vous laisse deviner: le mot à trouver désigne un élément sur lequel vous marchez, et fait référence à la terre qu’il faut battre pour l’aplanir…

Un indice?


Voyons...

L’enfer et ses bonnes intentions!


OUI!!! Pavé.

Etymologiquement, le pavé, le pavement, est ce que l’on pose sur la terre mise à niveau:… battue!

Pavé nous vient du latin paviō, pavīre: battre la terre, aplanir, niveler, dérivé d’une forme suffixée de notre *pau-2: *pau-yo-.


pavés


L'enfer est pavé de bonnes intentions...


Mais ce n’est pas tout!!

Car le latin paviō - “avoir peur”,
issu lui d’une forme de *pau-2 suffixée en , et qui avait fonction de verbe d’état: 
*paw-ē- (entendez “être frappé”),
nous a ENCORE donné, lui ou son dérivé pudeo - avoir honte, faire honte:

  • peur, impavide, ou
  • pudeur, pudibond, pudique, impudent, ou même 
  • répudier (étymologiquement: frapper pour repousser).

Les jardiniers aussi, ont le droit d'être pudiques


Oui, la peur ou la honte - c'est quand même du latin pudeo pour honte que nous vient le mot pudeur - sont deux émotions qui peuvent être particulièrement puissantes, violentes, qui alors nous frappent, nous assaillent.
C'est ainsi que l'on explique ces constructions latines basées sur *paw-ē- “être frappé”.


Une émotion Maasaï



Alors, ça ne vous épate pas, tout ça?

Que compter et conter ne soient finalement que deux formes d’un même verbe, ou que député et disputer soient des cousins si proches, ou encore
que peur et pudeur soient à ce point apparentés?

Et que pavé fasse partie de toute cette famille!

Et qu’ils dérivent TOUS (TOUS!) d’une SEULE et MEME racine proto-indo-européenne!!



Allez, on en reste là!


Je vous souhaite, à toutes et tous,
un excellent dimanche, une très bonne semaine, et vous propose de nous retrouver …
dimanche prochain!




Frédéric


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