- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 1 mars 2015

Le mystique myope se mura dans un profond mutisme






"La mystique reste toujours en deçà du Mystère : ce n'est pas l'esprit qui mord sur le Mystère, mais le Mystère qui mord sur l'esprit et l'oblige à rejeter les formes où il pensait le saisir."


(ayant choisi de se faire appeler Swami Paramarubyananda
- probablement par haine des gens qui le présentaient à leurs chers amis dans les soirées mondaines),

in De l'esthétique à la mystique, 1955


- Ah bonsoir-euh cher ami-aah,
je vous présente-euh
Swami-aan Pareuh-..., Pamara-... mmh param... rubia euh,  ... Jules Monchanin !




Bonjour à toutes et tous !


Nous continuons en ce dimanche à creuser notre thème consacré à la langue d’une façon générale :



Un thème consacré à la langue, aux mots, dans un blog d’étymologie…?

Je viens de réaliser (le mot est choisi) que je suis en fait en train de faire mon Truffaut sur ce coup-ci…


Oui, vous avez forcément vu La Nuit Américaine de François Truffaut, un des plus beaux films qui soit, sur le cinéma !





Une fantastique mise en scène, mais surtout une merveilleuse mise en abyme.
Un film sur un film ; un film dans un film, un film qui se fait filmer…


Il n’y avait que Truffaut qui pouvait imaginer faire ce film. Et le réaliser !




Et puis, la musique du film, ou plutôt des films, c’était le Grand Choral, ce morceau magique de Georges Delerue, construit comme un concerto pour trompette baroque, qui entre littéralement en symbiose avec l’image.

Oh, la scène de fin, avec le Grand Choral, cette séquence où la caméra s'envole, embarquée par hélicoptère, et révèle les décors des studios de la Victorine...

Si vous saviez ! Il y a si longtemps, j’étais un gamin ; ce film et cette musique m’ont marqué. À vie.


Ah, en parlant de cinéma…

Leonard Nimoy nous a quittés il y a à peine deux jours.

Mais je suis sûr qu’il est toujours là, quelque part, aux confins de la galaxie peut-être.
Il n'est pas mort, il a simplement changé de quadrant.


LLP!


Allez, revenons sur terre et allons-y, the show must go on!

Aujourd’hui, au centre de notre recherche, le mot… mot !

mots...



Lointain descendant d’une racine proto-indo-européenne (oui, je sais, c’est surprenant), en l’occurence…

*meuə-3
(retranscrite aussi *mu-,*mewH-*mew(ə)-...,
peu importe, il s'agit toujours de la même racine)


Mais ce qui est VRAIMENT surprenant, c’est que 
*meuə-3 n’évoquait pas la notion de mot, de parole, d’émission de son.

Que nenni, bien au contraire !!

Car 
*meuə-3 signifiait … être silencieux !


C’est une forme au timbre zéro de notre racine 
*meuə-3, dérivée d’une forme intermédiaire *muə- : *mū, qui est la base de notre mot.

Mot est issu du bas latin muttum, que l’on traduirait par “son émis”, dérivé de muttīre : souffler mot, grommeler…
Autrement dit, émettre un son, mais inintelligible, pas un … mot à proprement parler, chargé de sens !

Muttīre, littéralement, c’était produire le son mu. Sans plus.

Muuuuu, ou Mmmmm si vous voulez.

On trouve muttīre chez les auteurs archaïques (je sais, ce n'est pas très gentil pour eux, le latin archaïque - prisca latinitas - étant l'état du latin en usage de l'origine jusqu'au tout début du Ier siècle av. J.-C.), puis plus tard dans la Vulgate.
La Vulgate ? Mais on en a déjà parlé, dans les sorties du Prince consort

Tout tourne, en réalité, autour de mu - non pas le continent, mais l’onomatopée. Muuu.


le mythique continent de Mu


En ce sens, le latin mūtus est éclairant, car signifiant “son, bruit de voix qui n’a pas de signification”.
On peut supposer, d’ailleurs, que le mot s’appliqua d’abord à des animaux, “ceux qui ne savent que faire muuu”.
Ensuite, il s’est appliqué aux hommes.

Oui, il nous resté, sous la forme ... muet ! 

Mais ça ne nous explique toujours pas pourquoi de la notion de ne rien exprimer, on est passé à celle de mot, intelligible, au contraire.

Eh!
En fait, le muttum bas latin s’employait dans des phrases négatives !
Avec un sens littéral de “ne pas émettre un son”.

C’est d’ailleurs ainsi qu’il passe au français, dans des locutions comme “ne sonner mot” (ne rien dire).
Nous employons toujours l’expression “ne dire mot”, lointaine survivance de cette utilisation à la négative.

Ce n’est qu’au XIème siècle que le mot mot commencera à s’employer au sens collectif de discours, parole.
Lointaine héritière de cet usage, l’expression “dire deux mots à quelqu’un”.

Il faudra attendre le XIIème siècle pour que le sens que nous donnons actuellement à mot ...
“Son ou groupe de sons articulés ou figurés graphiquement, constituant une unité porteuse de signification à laquelle est liée, dans une langue donnée, une représentation d'un être, d'un objet, d'un concept, etc”
... apparaisse, pour s’imposer finalement très longtemps après, au XVIIème !

Car jusque là, c’était le mot verbe qui était utilisé en ce sens… (mais oui, relisez Un verbalisateur en verve, quelle ironie !)


Vraiment curieux, non, que le sens du muttum latin se soit à ce point altéré, pour qu’il en vienne, plusieurs siècles plus tard, à signifier rigoureusement l’inverse de son sens d'origine, par l’entremise de son descendant français mot

Oh, il y a plein de choses truculentes en français !
Ca me fait penser à notre particule de négation “pas” (oui, celle de ne ... pas),  si commune.

Originellement, elle n'évoquait d'aucune façon la négation.

Mais non. Elle désignait bêtement le pas, le mouvement que nous faisons pour avancer.




Il se fait que le mot pas, on l’a utilisé dans des expressions comme “il n’avance pas”, ce qui signifiait en réalité “il n’avance même pas d’un pas”, donc aucunement.

Et plus tard, ben, on a dû oublier ce que le mot pas venait faire, à l’origine, dans ce type d'expressions ; de ces expressions on n'a retenu que le sens global, sans plus s'attacher aux mots qui les formaient, et pas en est venu à renforcer la négation ne.

Curieux non?
Car en plus, on n'a pas vraiment besoin de pas ; ne devrait pouvoir se suffire à lui-même, non?


Construit sur le mutus latin, nous avions encore, en ancien français, le verbe amuïr, rendre muet.

Oh, nous avons bien évidemment toujours mutisme, qui désignait anciennement l’état d’une personne… muette.

N’oublions pas non plus le motet, littéralement petit mot, qui désignera, à partir de la deuxième moitié du XIIIème siècle un petit poème destiné à être chanté, souvent à plusieurs voix.

Voici, en guise d’hommage à Leonard Nimoy, l'un des six motets que Bach composa ; il s’agit ici du motet funèbre BWV 118 "O Jesu Christ, mein's Lebens Licht”.




Si vous avez une platine de mixage à la maison, ou simplement une télécommande, vous connaissez le sens de l’anglais mute : “couper le son”.




Mute, c’est aussi assourdir, ou plus largement “masquer, ignorer”, et le substantif mute désigne le muet.

En vieux slavon d’église (aaaaah), *meuə-3 se retrouve dans нѣмъ (němŭ): muet, issu du proto-slave němъ: muet, ou même idiot! (l’idiot étant celui qui ne sait pas parler).

Nous retrouverons нѣмъ en russe moderne, sous la forme… немой (“nimoy”), eh oui !

Mais le russe a un autre mot créé sur la même racine: немец (“niemits”).

Allemand !

Oui oui, немец  signifie Allemand, c’est sa traduction !

Du temps du proto-slave, les quelques étrangers qu’on pouvait croiser en terres slaves, c’étaient des germanophones. Et ces braves gens ne parlaient guère la langue du coin !
Le terme désignait ainsi l’étranger, celui qui ne parle pas notre langue

Oh, ne vous offusquez pas outre mesure !
Les Germains firent de même avec ceux qui ne parlaient pas leur langue, ceux d’ascendance celte ou romane, en les traitant de “Walha” : les autres, les étrangers, "ceux qui ne parlent pas comme nous".
D’où tous ces mots issus du germanique Walha pour désigner les populations non-germaniques proches des territoires germains : Gaule, Wales, Valachie ou Wallon
Oui, relisez Tour de France et Tour de Babel.

Allez, continuons !

Par le grec μύω, múô (“se fermer”, qui a dû en un premier temps s’appliquer aux lèvres, et par extension à toute espèce d’ouverture: aux yeux, aux coquillages…), la racine proto-indo-européenne 
*meuə-3 s’est …mu-ée en… μύστης, mústêsinitié »).

Initié ??
Initié à quoi ? Mais aux cultes à … mystères, ceux de Déméter et d’Eleusus.



Car μυστήριον, mustêrion provient également de là, de μύστης, mústês l’initié.

Et l’initié, il fermait quoi ??

Eh bien, sa grande gueule la bouche vraisemblablement.
Il se taisait, il ne répétait rien de ce qu’il avait vécu lors de ces cérémonies.

C’est quand même pas pour rien qu’on parlait de religions, ou de cultes à mystères !


C’est toujours le grec μύστης, mústês, celui qui a été initié, qui a donné μυστικός, mustikós, “secret, mystique”, dont nous avons hérité, via le latin mysticus, sous la forme ... mystique !


Cette notion de “se fermer” attachée àμύω, múô, nous la retrouvons également dans le grec ancien μυωπία, muōpía, “myopie”, composé de μύειν, múein, (“fermer, se fermer” donc) et de ὤψ, ṓps, “oeil”.
Nous en avons déjà parlé !
par l'oculus, l'autopsie du cyclope aveugle


Bon, on pourrait parfaitement supposer que le français muserémettre un bruit sourd la bouche fermée” vient aussi de notre 
*meuə-3 proto-indo-européenne…

Dans ce cas, cornemuse en serait un joli descendant…




En tout cas, pour l’Oxford English Dictionary, l’anglais mutter (grommeler, marmonner), par l’ancien français mutir, provient bien du latin muttīre.


Certaines sources, encore, rapprochent l’anglais mew - la mouette, de 
*meuə-3.
Bon pourquoi pas ?

Même si, honnêtement, le volatile en question n’est pas particulièrement réputé pour son silence



Mais si d'aventure l’anglais mew, le néerlandais meeuw, l’allemand Möwe provenaient bien de 
*meuə-3, alors notre français mouette en proviendrait lui aussi!

Car il nous arrive, par l’anglo-normand mave, mauve, du vieil anglais maew, à l’origine de l’anglais moderne mew

Et c’est vrai qu’entre muette et mouette, il y a peut-être plus qu’une coïncidence…


Ah oui! En sanskrit, de notre 
*meuə-3 on trouve encore मूक, mUka, pour muet, ou silencieux


- Mais? Et motus, le latin motus ???
- Ah bonjour, j’allais terminer, je m’étonnais que vous ne m’aviez pas encore posé la question…

Motus n’est pas un vrai mot latin…

C’est une invention, une latinisation plaisante (prout ma chère) du mot mot, qui doit dater de la deuxième moitié du XVIème siècle.

Motus aussi, était à comprendre comme une négation, dans le sens de “pas un mot”…, comme dans “motus et bouche cousue”…



En conclusion, avec 
*meuə-3, ce n’est même plus à un glissement de sens auquel nous avons assisté, mais bien à une radicale inversion de sens: d’une racine qui à la base signifiait être silencieux, on en est arrivé à précisément ce qui ne l’est pas, le mot !

L'auriez-vous cru, vous, que mot, muet, myope, mystère et mystique sont TOUS dérivés d'une seule et même racine indo-européenne ?

Hein, hein ??


Je vous laisse méditer là-dessus, en vous souhaitant un excellent dimanche, une très belle semaine, et en espérant vous retrouver…

... dimanche prochain.


D’ici là, portez-vous bien !



Frédéric


3 commentaires:

Guy a dit…

Splendide. Merci.

Guy a dit…

Splendide. Merci.

Frédéric Blondieau a dit…

:-) Merci à VOUS, Guy !