article précédent: bon sang ne saurait mentir
“L'amour, marché de dupes, où je n'ai que trop longtemps vendu mes charmes et ma jeunesse, et pleuré des jets d'eau comme si j'avais voulu rincer le trottoir après que tous les étals eurent été démontés.”
Ce que c'est que l'amour et autres microfictions
Régis Jauffret
Bonjour à toutes et tous!
Dimanche dernier,
- TOUJOURS dans le cadre de notre tour des dérivés de l'avenante *krei-, “passer au crible, distinguer, différencier…”, racine indo-européenne de son état -,nous avions abordé - mais sans plus - le verbe proto-germanique (non-attesté) *hrainisōną, “nettoyer, purifier”, duquel dérivait l'adjectif *-hrainiz-, qui devait, lui, signifier propre, pur, et au sens figuré, innocent...
Mais comme je vous le disais, la racine verbale germanique *hrainisōną
(toujours “nettoyer, purifier”, pour ceux qui devraient peut-être prendre la peine de se faire un café serré avant de continuer)méritait un dimanche à elle seule.
Car l'histoire n'est pas simple...
Tout d'abord, même si certains rattachent sans souci *hrainisōną à notre gentille *krei-, je dois avouer que j'émets moi-même quelques doutes à son encontre, dans la mesure où - je vous le disais dimanche dernier - mes sources habituelles, que je considère fiables et de bonne foi, ne mentionnent aucunement cette filiation.
Oui, bon, Pokorny en parle, je sais.Affaire à suivre, donc. Je m'efforcerai de trouver des arguments étayant l'une ou l'autre théorie, et je vous reviendrai.
Le proto-indo-européen au centre, et la séparation en groupes linguistiques sur une échelle temporelle concentrique |
Mais donc, prudence,
nous avons peut-être affaire non pas à une racine indo-européenne,
mais bien à une racine strictement germanique,
car créée bien plus tard,
alors que le proto-germanique s'était déjà affranchi de l'indo-européen.
- “Ouais mais bon, alors, à quoi bon traiter de cette racine ici, dans un blog qui ne traite que d'indo-européen, b*rd*l ??” Me direz-vous.
- Mais la réponse est simple: tout d'abord, *hrainisōną est peut-être vraiment le rejeton de *krei-
- et dans ce cas, on pourrait concevoir, selon les lois de transformation phonétique, que c'est d'une forme variante au timbre o de notre *krei-: *kroi-n-is qu'elle procéderait -,mais surtout, son étude est particulièrement intéressante, comme vous allez vous en rendre compte...
Allez, on y va. (vous avez bien pris votre café, cette fois?)
Des dérivés germaniques de *hrainisōną, il y en a des tonnes!
À commencer par le vieux haut-allemand reinisōn, “nettoyer, purifier...”.
Mais qui dit germanique, dit aussi...
OUIIII !!! vieux norrois!
vieux norrois |
Avec hreinsa, de sens similaire: nettoyer, purifier.
Duquel découleront notamment...
- l'islandais hreinsa (purifier, affiner...),
- le féroïen reinsa,
- le norvégien bokmål rense, puis le nynorsk: reinse, reinsa,
- le vieux suédois rēnsa, dont dérivera le suédois rensa, ou encore
- le vieux danois rēnsæ, d'où le danois rense.
Pour ce qui suit, j'ai beaucoup hésité. Je ne voulais pas vous en parler.
Pour vous préserver.
Mais après mûre réflexion, je me suis dit que ce n'était pas la bonne attitude.
Qu'en fait, c'était même vous mépriser, en vous considérant incapables d'entendre la vérité.
Qu'au contraire, vous deviez savoir.
Alors voilà:
Découleront aussi de *hrainisōną, et avec toujours un sens proche de nettoyer, épurer,
- rängs, en dialecte ostrobotnien, de cette région suédophone de la Finlande, l'Ostrobotnie (ce qui tombe finalement assez bien),
L'Ostrobotnie actuelle (auteur et source) |
- rįesa, en elfdalien, dialecte suédois tellement hétérogène qu'on en n'a toujours pas trouvé deux locuteurs qui se comprenaient vraiment,
- rense, en gutnisk, une des langues parlées sur l'île de Gotland, au sud de la Suède, ou encore
- rénsa, en scanien (la Scanie étant une région suédoise à l'extrême sud du pays, appelée ainsi parce que la quasi-totalité de ses habitants se déplacent en semi-remorques de marque Scania, ce qui d'ailleurs y crée pas mal d'encombrements sur les routes. Et ne parlons pas des dimensions ridiculement démesurées dont doivent disposer les garages accolés aux petites et coquettes maisons scaniennes).
Parking clients du Cårreföur Mårket de Malmö, Scanie |
Et je ne vous parlerai même pas des dérivés de *-hrainiz-,
tous signifiant propre, ou pur, comme, par exemple ...
- le vieux frison *hrēne, *rēne,
- le vieux saxon hrēni,
- le néerlandais rein,
- le vieux haut-allemand reini, d'où l'allemand rein, ou
- le vieux norrois hreinn, avec à sa suite l'islandais hreinn, ou le suédois et le danois ren...
Bon, jusque là, rien de bien spécial: du proto-germanique à l'origine de mots germaniques...
On ne va pas en faire un fromage.
*krei-, “passer au crible, distinguer, différencier…”
⇓
forme variante de timbre o *kroi-n-is
⇓
proto-germaniques *hrainisōną, “nettoyer, purifier” / *-hrainiz-, “propre, pur, innocent”
⇓
proto-germaniques *hrainisōną, “nettoyer, purifier” / *-hrainiz-, “propre, pur, innocent”
⇓
néerlandais et allemand rein, “pur...”
C'est même mieux que ça:
*-hrainiz et *hrainisōną tombèrent éperdument amoureux l'un de l'autre,
ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants.
FIN
Mais voilà...
La linguistique historique n'est pas un conte de fées (quoi qu'en pensent certains de ses détracteurs idéologiques).
Et c'est ici que les linguistes commencèrent à s'empoigner...
Dans quelques instants, ils en seraient à s'étriper.
Il y a un mot usuel français qui pourrait peut-être bien venir de *hrainisōną...
Une idée?
- Attention, spoiler ! -
Il proviendrait de *hrainisōną par le francique *hrainisōn, “nettoyer, rinser”, puis par le bas latin rainsāre.
Qui à son tour donnera le vieux français du nord (ou picard) raïncer, raïncier, qui deviendra le vieux français rinser, reinser (...), puis le moyen français rincer.
Eh oui: rincer.
“Nettoyer à l'eau et en frottant.
1828, en parlant du linge: Passer à l'eau ce qui a été lavé (pour enlever les produits de lavage: savon, etc.).”
© Le Grand Robert de la langue française
*krei-, “passer au crible, distinguer, différencier…”
⇓
forme variante de timbre o *kroi-n-is
⇓
proto-germaniques *hrainisōną, “nettoyer, purifier” / *-hrainiz-, “propre, pur, innocent”
⇓
proto-germaniques *hrainisōną, “nettoyer, purifier” / *-hrainiz-, “propre, pur, innocent”
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francique *hrainisōn, “nettoyer, rinser”
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bas latin rainsāre
bas latin rainsāre
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vieux français du nord raïncer, raïncier
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vieux français rinser, reinser
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moyen français rincer
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vieux français rinser, reinser
⇓
moyen français rincer
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français rincer
Vous rendez-vous compte? Rincer! Lui aussi, de notre indo-européenne *krei-!
Ouais...
Ça c'est une version de l'étymologie de notre rincer.
La première.
Car il y en a quelques autres.
J'en ai recensé quatre (!!)
Je vais me contenter de vous en donner une deuxième, qui à mes yeux est également parfaitement plausible... (les autres, je n'y crois guère)
Selon cette deuxième version, notre rincer descendrait, non pas du francique, mais du latin classique recēns, recentis, “frais, jeune, nouveau”.
Recēns, recentis se serait dérivé dans le bas latin recentare, sur lequel se serait créé un latin populaire (non attesté) *recentiare, “rafraîchir, laver”.
De là, le vieux français recincier, “nettoyer un objet en le frottant et en le mouillant” (1167, merci Alain Rey!), au figuré “purifier, renouveler, rafraîchir”.
La forme raincer (circa 1206) n'est que le résultat d'une dissimilation de recincier.
Enfin, le mot évoluera encore en rinser (XIVème) puis enfin en rincer (XVème).
Si cette théorie est la bonne, notre rincer proviendrait de la racine indo-européenne *ken-2, “frais, nouveau, jeune”, par une forme suffixée *ken-t-.
*ken-2, “frais, nouveau, jeune”
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forme suffixée *ken-t-
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latin classique recēns, recentis, “frais, jeune, nouveau”
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bas latin recentare
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bas latin recentare
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latin populaire *recentiare, “rafraîchir, laver”
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vieux français recincier, “nettoyer un objet en le frottant et en le mouillant”
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dissimilation
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raincer ⇒ rinser ⇒ rincer
⇓
dissimilation
⇓
raincer ⇒ rinser ⇒ rincer
Alors, quoi!?
Laquelle des deux théories est la bonne?
Pro version francique, Auguste Scheler appuie sa thèse en arguant que le dérivé picard rinser aurait fait rincher s’il était issu du latin.
A contrario, une règle existe en étymologie française, qui précise qu'en général, même si le mot germanique est plus près par la forme, une étymologie latine prévaut sur une étymologie germanique.
C'est notamment grâce à cette règle ridicule et désuète que nombre de parents franciques de nos mots sont toujours parfaitement ignorés par les linguistes francophones ; on va donc vite l'oublier.
Mais surtout, pour la défense de la version latine
- et c'est Oscar Bloch et Walther von Warburg qui le signalent, alors on écoute -,on retrouve toujours bien le latin populaire *recentiāre, continué par des formes dialectales en Italie, de Ferrare par la plaine du Pô jusqu'au Piémont, au sens de “rafraîchir, laver” (à côté d'autres qui continuent, elles, le bas latin *recentare).
Alors quoi??
C'est fou, hein!
Je laisserai le mot de la fin à l'Oxford English Dictionary, dans son article sur l'étymologie de l'anglais to rinse, “rincer”, emprunt - évidemment - à notre moyen français rinser/rainsier/reinser..., via l'anglo-normand ryncer.
Alors que tous les mots germaniques que nous venons de voir dérivent bien d'un étymon germanique, l'anglais rinse n'est qu'un emprunt au français!? Shocking!
Leur conclusion?
“La similarité formelle et sémantique entre les formes germaniques (vieux norrois, suédois, allemand, néerlandais...) et l'anglais rinse
(associons-y donc, par conséquent, le français rincer, note de Bibi)n'est probablement qu'une coïncidence.
Notez bien le “probablement”, qui nous renvoie irrémédiablement à la case départ...
Décidément, on ne peut compter sur personne...
Et je vous l'avoue, dans mes recherches, j'ai rarement vu autant de probablement que dans les articles consacrés à l'étymologie de ce verbe tellement commun, usuel, familier qu'on finit par l'oublier: rincer.
Disons qu'au moins, avec cet article-ci, je lui aurai rendu la place qu'il mérite.
Nous terminerons, mes enfants, par quelques illustrations édifiantes de l'expression “se rincer l'oeil”:
Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très bonne semaine!
Disons qu'au moins, avec cet article-ci, je lui aurai rendu la place qu'il mérite.
Nous terminerons, mes enfants, par quelques illustrations édifiantes de l'expression “se rincer l'oeil”:
Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très bonne semaine!
Frédéric
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter,
du Bach.
Mache dich mein Herze, rein,
“Fais-toi pur, mon cœur,”
aria pour basse (65),
tiré de La Passion selon saint Matthieu, BWV 244.
Ici dans une version qui me tient particulièrement à coeur, celle de Karl Richter et Walter Berry.
(Je vous déconseille de l'écouter en ma compagnie, car je suis incapable de l'entendre sans chanter à tue-tête la partition de Walter Berry.
Mal, mais à tue-tête.)
du Bach.
Mache dich mein Herze, rein,
“Fais-toi pur, mon cœur,”
aria pour basse (65),
tiré de La Passion selon saint Matthieu, BWV 244.
Ici dans une version qui me tient particulièrement à coeur, celle de Karl Richter et Walter Berry.
(Je vous déconseille de l'écouter en ma compagnie, car je suis incapable de l'entendre sans chanter à tue-tête la partition de Walter Berry.
Mal, mais à tue-tête.)
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