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dimanche 28 octobre 2018

de fil en aiguille, de comté en shire...







“non, pas de texte en exergue aujourd'hui 

Frédéric Blondieau





Bonjour à toutes et tous !


De fil en aiguille...



Dimanche dernier, nous découvrions l'étymologie de comté (le ou la, c'est selon).


La Comté, c'est ce que la première traduction française de The Lord of the Rings avait fait de l'anglais “The Shire”...

Car l'anglais, même s'il use sans souci de county, emprunt à notre ancien français conté, connaît également ce joli shire.  

Shire, que nous traduirons, avec notre pauvre vocabulaire français, par ... comté.


Même si la Grande-Bretagne n'est pas votre tasse de thé, vous devez savoir que la terminaison -shire y est abondamment utilisée pour nommer d'anciennes délimitations territoriales. 
Oui, que l'on pourrait traduire par comtés, je sais.

Délimitations territoriales, disais-je, dont les premières datent du Vème siècle, correspondant à l'installation des Anglo-Saxons, même si le système des shires ne s'est officiellement établi qu'au VIIIème.



les shires anglais


Vous pouvez toujours reconnaître ces anciens shires par les noms qu'ils portent toujours, souvent d'ailleurs construits sur celui de leur chef-lieu: Cambridgeshire, “le shire de Cambridge
”, Gloucestershire, “le shire de Gloucester”, Lancashire, “le shire de Lancaster...

Mais les noms des plus anciens de ces comtés, curieusement, ne présentent pas cette terminaison révélatrice... 


Pourquoi ? Tout simplement parce que ces régions étaient déjà reconnues comme divisions territoriales avant la mise en place du système des shires


Je pense ainsi à l'Essex, au Kent, ou encore au Sussex. Ou même aux Cornouailles, Cornwall

Chacun d'entre eux était en réalité, avant de devenir un shire, un ... royaume. Rien que ça.

Mais attention

- rien n'est simple, au Royaume Uni -,
certains comtés, comme le Devon, le Dorset, le Somerset..., ont tout simplement perdu leur appellation d'origine, qui était bien, respectivement, Devonshire, Dorsetshire, ou Somersetshire...


Quoi qu'il en soit, administrativement, on ne parle plus de shires

Mais de counties, de comtés, oui.


les counties
(source)


Et ce, depuis l'invasion (ou la conquête, c'est une question de point de vue) normande. 


shire, terme original, vernaculaire anglo-saxon, s'est vu détrôné par le conté anglo-normand, si prisé à la cour de Guillaume le Conquérant et de ses successeurs...



Vous ne rencontrerez plus le joli shire en tant que mot à part entière que dans des emplois littéraires ou poétiques, ou alors, dans un emploi très restreint, où l'expression the Shires désigne les comtés essentiellement ruraux des Midlands anglais,

en particulier le Northamptonshire et le Leicestershire,
réputés notamment pour leur superbe campagne.




la campagne du Northamptonshire


Ah oui ! Et Shire peut encore désigner un type de cheval de trait britannique.



Une superbe jument Shire et son poulain


Il est d'ailleurs amusant de citer, parmi les autres races de chevaux de trait, à côté des Percherons et autres Ardennais, le... Comtois, qui, le croirez-vous?, est originaire de la ... Franche-Comté

Tout se tient.
et un Comtois ...

petit clin d'oeil à mes amis de là-bas...



Alors, voilà pour la mise en bouche ; passons à présent au plat principal.



L'anglais shire provient du moyen anglais shire

- jusque là... -,
qui lui descend du vieil anglais sċīr.


La suite devient nettement plus compliquée...


Selon Robert S.P. Beekes, dans son Comparative Indo-European Linguistics, 2nd Edition





- ouvrage revu et corrigé par Michiel de Vaan, s'il fallait encore lui donner un peu de poids... -,
sċīr provenait de la racine indo-européenne *skeir-, dont par recoupement, je pense qu'elle signifiait couper, séparer”.

Oui, Beekes n'est pas très bavard là-dessus.

Ni de Vaan non plus, d'ailleurs.

Quant à l'étymon germanique dérivé de *skeir-, l'Oxford English Dictionary en propose deux. Desquels je ne retiendrai qu'un seul - celui qui me paraît le plus plausible: *skīrō-.


Ce serait donc à partir du proto-germanique *skīrō-, si vous suivez le fil, que le vieil anglais sċīr aurait évolué.


Oui, je ne l'ai pas précisé, mais vous l'aurez compris: le vieil anglais sċīr désigne donc, étymologiquement, une séparation, une division, le sċīr n'étant que la subdivision d'un royaume... 



Si cette piste,

selon laquelle la racine indo-européenne à l'origine de l'anglais shire est bien *skeir- couper, séparer,
est la bonne, nous aurons encore plein de jolis cognats à en tirer dans les semaines qui viennent... !!


Mais... ne nous réjouissons pas trop vite, et en attendant, je vous propose encore, en ce dimanche, un mot anglais que vous connaissez tous parfaitement bien, qui est étroitement lié à shire, mais que vous pouvez difficilement associer à ce vieux mot anglo-saxon...


Oh, et pourtant, vous le connaissez.

Ce n'est pas difficile, le français l'a emprunté à l'anglais il y a bien longtemps (au moins au XVIème). 

C'est un composé. 


Et il désignait à l'origine, en vieil anglais, le premier magistrat, l'officier supérieur du sċīr (le shire, comté, pour ceux qui ont mal vécu le passage de cette nuit à l'heure d'hiver).


Essayez de le deviner, ce mot, dans sa forme actuelle.


Je vous le donne ci-dessous, mais ... en vieil anglais:


scīrġerēfa.


scīr - ġerēfa.


Cet étrange ġerēfa est lui-même un composé vieil anglais...

de ġe- et de *rof.

Ce *rof,

- qui d'ailleurs ne se retrouvait QUE dans des composés, a le sens d'ensemble, série, foule, et par extension, armée
C'est lui qui, accolé à stæf, “lettre”, a donné le vieil anglais stæfrōf pour “alphabet”, littéralement “l'ensemble des lettres”.


Quant à ġe- !!


Aaaaaargh, elle me poursuit.





Ce ġe- vieil anglais, par le germanique *ga-, descend de la racine indo-européenne...


*kom-“avec.







Mais oui ! Diiingue.


Elle n'abandonnera pas.

Si jamais vous constatez un jour que le dimanche indo-européen n'est plus publié, vous saurez ce qui m'est arrivé.

Ici, ġe-, tout comme le ferait son cousin - par le latin - français co-, exprime l'association, la similarité, la réunion...


Nous pourrions donc traduire littéralement ce ġerēfa par “[quelqu'un qui est] avec une armée”. “Qui a une troupe d'hommes à sa disposition”.


Entendez un officier, quelqu'un qui dispose d'un certain pouvoir.


Eh oui.

Scīrġerēfa, c'était le premier magistrat, l'officier supérieur du... comté.

Le vieil anglais ġerēfa, par aphérèse

- l'aphérèse ? La chute de la lettre initiale d’un mot -
deviendra le moyen anglais reve, pour encore évoluer et devenir enfin l'anglais... reeve“premier magistrat”.


Quant à notre composé scīrġerēfa... 

En moyen anglais, il devient shirreve.


Alors, vous l'avez trouvé, le mot ? Hein, hein ? Car dans une ligne de texte, il sera trop tard...

Shirreve, qui donnera l'anglais... shrieve, ou surtout... sheriff !


Eh oui !


Notre shériff !

Vous l'aviez vu venir, celle-là? 

Nous avons dû emprunter le mot à l'anglais du XVIème, où il était employé sous la forme sheriff. 

Il est attesté en français pour la première fois sous la forme cherray,
puis s'écrira, au début du XVIIème, chérif, 
puis, selon une jolie réfection, shériff, fin de ce même XVIIème.





























L'ignoble sheriff of nottingham,
sous les traits du regretté le grand Alan Rickman


Encore un tout dernier mot...

Plus j'y pense, plus j'apprécie cette première traduction française de The Lord of the Rings.
Oui, le traducteur était un amoureux des mots, certes, mais aussi de leur histoire...

Tolkien n'avait pas choisi, à escient, le moderne county pour nommer cette région de la Terre du Milieu où pullulent les Hobbits, mais bien l'ancien shire, désuet en cette acception. 


Shire, vieux mot anglo-saxon datant d'avant la conquête normande !


Quelle magnifique traduction, re-création, où le traducteur a traduit très réglementairement shire par comté, oui, mais en le féminisant, pour lui redonner le genre que nous lui prêtions il y a plusieurs siècles, à l'époque du vieux français, rendant ainsi en français cette notion de désuétude, de lointain passé...

(Oui, il faut au moins avoir lu l'article précédent, Le comté serait-il un fromage fait à base de Hobbits?, pour apprécier cela.)

Magnifique.


Sublime traduction.




Allez, récap !



racine indo-européenne *skeir- couper, séparer (avec réserves)
proto-germanique *skīrō- (avec réserves) 

vieil anglais sċīr, shire (comté)

moyen anglais sċīr

anglais shire, comté

remplacé en langage administratif par anglo-normand conte

-----

racine indo-européenne *kom-“avec


proto-germanique *ga-

vieil anglais ġe- 

-----


vieil anglais
 ġe-, 
co-+ vieil anglais *rof, ensemble, série, foule, armée

 
vieil anglais ġerēfa, “qui a une troupe d'hommes à sa disposition.

---


vieil anglais scīrġerēfa
moyen anglais shirreve
anglais shrieve, sheriff, premier magistrat d'un comté

emprunt au XVIème

français cherray

chérif, XVIIème

réfection, fin XVIIème

shériff



Je vous souhaite, à toutes et tous, un excellent dimanche, et une très, très belle semaine !

À dimanche prochain !




Frédéric



PS: dans ces articles, les passages de texte en bleu, vous l'aurez compris, traitent d'éléments de linguistique.

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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…).
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Et pour nous quitter, 

un morceau d'une douceur, d'une sérénité,
qui évoque immanquablement la campagne anglaise...

English Pastoral Impressions.
Suite for orchestra. (Op. 26.),

composé par un de ceux qui sont partis trop vite,
par un de ceux qui sont morts pour que nous puissions vivre libres...

Ernest Bristow Farrar, né à Londres le 7 juillet 1885, et mort au combat, comme tant d'autres, dans la Somme, le 18 septembre 1918.

Il n'avait passé que deux jours au front.

Vous pouvez lui rendre hommage sur sa tombe, au cimetière de Ronssoy, dans la Somme.



Même s'il me semble que le plus bel hommage que nous puissions lui rendre, c'est d'écouter sa musique...



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