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dimanche 3 février 2019

C'est râpé






Parler à un con, c'est un peu comme se masturber avec une râpe à fromage: beaucoup de souffrance pour peu de résultat.


Pierre Desproges







Bonjour à toutes et tous !



Je vous l'avais promis, nous allons aujourd'hui parcourir quelques-uns des mots que vous m'avez proposés comme dérivés possibles de notre formidable racine indo-européenne

*(s)ker-, “couper, découper”.




Commençons par ...



Mais non, OH ! 
NON, pas Scarface, le surnom donné au personnage de Tony Montana dans ... Scarface, et membre de la pègre cubaine, mais par l'anglais scar, tout simplement, la cicatrice, la balafre
(Et OUI, scar, dont provient le composé Scarface; fallait-il vraiment le préciser?)


Tentant, hein ?

Hein, hein ! Tout y est, non, la forme, le sens...

Ben voyons.

Ben non, c'est râpé.




Oui, je sais, des recherches sur Internet vous diront le contraire.

Mais moi, quand c'est Guus Kroonen qui me l'affirme, j'aurais tendance à le suivre, plutôt qu'à me contenter de la Vérité trouvée sur le web.

Encore une fois, les progrès de l'étymologie historique et comparée sont tels qu'en l'espace de quelques décennies, beaucoup de certitudes ont été mises à mal. Et les sources Internet ne sont pas toujours à jour, croyez-moi...
(d'ailleurs, c'est ce que j'ai lu sur Internet)


L'anglais scar provient du moyen anglais scar, scarre.
Jusque là...

Mais ce scar / scarre n'est en réalité que l'assemblage de deux mots !

D'une part, de l'ancien français escharre / escare
- qui, vous vous en doutez, donnera le français moderne... escarre,
nécrose cutanée avec ulcération, résultant de l'élimination du tissu mortifié
 Merci, merci, Le Grand Robert de la langue française -,
et qui est un emprunt savant au bas latin eschara, lui-même emprunté au grec ἐσχάρα, eskhára“foyer, braise”...
- Mais euh, mais quel est le rapport ? 
- Je reprends et  continue, mmh ? 
... lui-même emprunté au grec ἐσχάρα, eskhára“foyer, braise...”, 
mais plus spécialement, en langage médical, ... “croûte sur une brûlure, ou une plaie”.


Et maintenant, c'est à Robert Beekes d'entrer en scène.




Beekes, constatant l'absence de cognats à ἐσχάρα, eskhára, et considérant qu'il serait bien mal en peine de lui reconstruire une proto-forme indo-européenne parente, conclut que nous avons vraisemblablement affaire à un mot pré-grec. 

En vous précisant quand même que pour d'autres, il ne s'agit pas là de la trace d'un mot pré-grec, mais plutôt d'un simple emprunt du grec ancien à une langue non-indo-européenne, de la famille des langues kartvéliennes.

D'autres questions ?
Mais non, je ne vais pas vous laisser en plan, comme ça !
Les langues kartvéliennes sont une des trois familles de langues du ... Caucase

Les deux autres étant 
- accrochez-vous, et interrogation dimanche prochain -
  • les langues abkhazo-adygiennes et 
  • les langues nakho-daghestaniennes.



Ça, c'était pour la parenté française de l'anglais scar.




Qui provient donc, 
- je vous le rappelle -
d'un carambolage entre,
  • d'une part, l'ancien français escharre / escare,
  • et de l'autre, le moyen anglais skar, “incision, coupûre, fissure...”.

Se pourrait-il que ce skar moyen anglais ...?

Eh non, râpé.






Lui, descend de l'adjectif proto-germanique *skarda-“découpé, haché”, dont on retrouve des cognats en
- YES YES YESSS -
  • vieux norois: skarð, “endommagé”, en
  • vieil irlandais: scerdaid, “peler, arracher”, ou même en
  • lituanien: sker̃sti, “massacrer, découper...”, et en
  • letton (mais L'EST-ON VRAIMENT): šķērst, notamment “éventrer (un cochon, un poisson...)

La racine indo-européenne (quand même) à laquelle on fait remonter le proto-germanique *skarda-, c'est une forme au timbre o,
*skordʰ-o-,
 de ... *skerdʰ-, “découper, hacher”.



Ça ne vous dit rien ?

Rien de rien ?

Mais oui, allez, *skerdʰ- !!
C'est elle qui est à l'origine de l'anglais short ; nous en parlions ici:
Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme ! - Ah no! young blade! That was a trifle short!

Et donc, la piste germanique ne nous mènera pas non plus jusqu'à la racine *(s)ker-, “couper, découper”.

Eh oui, c'est encore râpé.






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On m' a demandé aussi si le français scarifier, d'où scarification, en provenait...

Ben...

Notre scarifier, sous la forme scarefier, est lui aussi un emprunt (1500) au bas latin médical, en l'occurrence scarificāre, qui devait signifier quelque chose comme ... euh... scarifier.


Scarifier ?
Inciser superficiellement (la peau, les muqueuses) 
Oh, merci, merci, toi, Le Grand Robert de la langue française.


Ce scarificare bas latin
- c'est amusant -
est aussi, à l'instar du moyen anglais scar, scarre, le résultat d'une improbable tatouille entre deux mots.

Je m'explique.

Á l'origine, on trouvait le latin impérial scarifare, emprunt
- comme d'hab' -
au grec.

Ici, précisément au grec σκαρῑφάομαι, skaripháomai“arracher la surface d'un corps, érafler, tracer un contour...”.

Et d'où qu'i' venait, σκαρῑφάομαιskaripháomai ?

D'une racine indo-européenne, peut-être ? Mmmh ?

Ben non. 




Certes, ce radical σκαρῑφ, skariph, devrait en toute logique descendre d'une forme *skarī-. 

Forme *skarī- que l'on pourrait sans hésitation rapprocher ...
  • d'une racine *skrī-, à la base du latin... scrībo, “écrire”. Ou même
  • d'une forme en *skrīp-, qui donnera, elle, le letton (mais, sans rire, l'est-on vraiment ?) skrīpât, “érafler, griffonner, prendre note”,
  • de la forme *krīp-, reconstruite à l'origine du - OUIIIIII !!!! - vieux norois hrífa, “érafler, arracher”, ou encore
  • d'une forme *skrīprecréée, elle,  à l'origine du - c'est pointu - moyen irlandais scrīp(a)id“éraflures”.


Mais, là où le bât blesse
- et en plusieurs endroits, en plus ! -,
voyez-vous, c'est que l'on ne peut pas, selon les lois de la phonétique historique, expliquer cette alternance *bʰ/p, ou ce long, ou même tantôt l'absence, tantôt la présence d'un *-a- originel. 
(je reprends ici le raisonnement de Robert Beekes)
Eh !

Je vous ai déjà fait part de mes états d'âme devant des mots qui semblaient, par la forme et la sémantique, être étroitement liés par une même racine indo-européenne, mais pour lesquels je n'avais pas de confirmation absolue par une autorité linguistique.

Le même principe de précaution, me semble-t-il, doit s'appliquer ici...

Sans pouvoir expliquer ces invraisemblances, il faut alors considérer qu'il y a bien un lien entre ces mots, mais qu'il ne faut pas le chercher dans une racine indo-européenne.

C'est comme ça.

Je sais.


L'explication la plus plausible, et sage
- même si passablement conservatrice, je vous le concède -,
est que nous avons affaire, dans tous ces cas, à l'évolution non-expliquée d'un mot provenant du substrat européen, donc pré-indo-européen.
Le substrat pré-indo-européen..., on en a déjà parlé ! C'est l'ensemble des éléments de la langue d'un peuple autochtone, préexistant à l'arrivée des langues indo-européennes, qui ont pénétré dans une langue d'origine indo-européenne à la suite de l’adoption de cette dernière par ledit peuple autochtone.

- Mais enfin ? Sur Internet, j'ai trouvé que...
- Ben oui. Vous êtes grands. C'est vous qui choisissez. Si c'est écrit sur Internet, ça ne peut être que vrai, n'est-ce pas ?


Et donc:





Et on en restera là, mes amis !

Dimanche prochain, la suite de mes recherches sur vos propositions...





Passez un EXCELLENT dimanche, et une TRES BELLE semaine !



Frédéric




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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter,

non, pas du rap

- ne m'en veuillez pas, mais, en toute humilité,
je possède une assez bonne oreille musicale,
et ce que j'aime par dessus tout, dans les morceaux de musique,
c'est la musique -,

mais 

de la musique euh... 
le lien, le lien, Frédéric ... 
cherche, cherche...
ça yest !

... de la musique d'un autre pays réputé pour ses fromages

Les Pays-Bas.

Avec une oeuvre, et une interprétation surprenantes...

Une oeuvre on ne peut plus contemporaine, au confluent de nombreux styles et inspirations,
mais jouée par un ensemble baroque
sur (certains) instruments baroques.


Ocean of Petals, 

de Eric Vloeimans, 

interprété par l'ensemble
Holland Baroque et l'auteur lui-même


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Vous voulez être sûrs (sûrs, mais vraiment sûrs) de lire chaque article du dimanche indo-européen dès sa parution ? Hein, Hein ? Vous pouvez par exemple...
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