- Paraît chaque dimanche à 8 heures tapantes, méridien de Paris -

dimanche 2 juin 2019

“La saison venue, la chenille tisse un cocon autour d’elle-même et elle devient cacahuète.” - Cavanna








J'aime cette formule, apprise sur le tard d'un de mes maîtres à penser : «L'homme est ce qu'il devient... Dieu nous a donné à notre naissance une trame. A nous de tisser notre drap, le plus fin et le plus résistant possible...»

Michel Peyramaure

Un vent de paradis - Le roman des troubadours,  2011 


Michel Peyramaure














Bonjour à toutes et tous !


En ce si beau dimanche sous le soleil, 


Gimnée, le village où j'écris la plupart de mes billets...

en ce premier dimanche de juin 2019, entamons l'étude d'une nouvelle racine indo-européenne
- quand je dis nouvelle, entendons-nous, hein, elle n'est pas vraiment neuve, avec ses quelques millénaires -,
*ueh1-i-,

dont le champ sémantique aurait couvert les notions de “tisser, tresser...”.





Notez au passage qu'en fonction des retranscriptions diverses, vous la retrouverez également sous la forme *ṷi̭eh1-, ou notée encore *weyh1-, ou *weh₁y-...









Et je le précise de suite,  
comm' d'hab',  
je reprends ici, 
pour l'essentiel tout au moins, 
les travaux des éminents linguistes de l'Université de Leiden.






Vous allez le découvrir, c'est une chouette racine.

Vraiment.

À cela, tout d'abord, le fait qu'on la retrouve à peu près partout dans les langues indo-européennes, comme en sanskrit, en grec ancien, en hittite, dans les langues baltes et slaves, en latin, en albanais, dans les langues germaniques et celtiques, en arménien...


Il y a la quantité de ses dérivés. Oui.

Mais ... il y a aussi leur qualité

Car cette jolie *ueh1-i- nous a légué de bien beaux mots. 

Et je suis SÛR que vous allez être agréablement surpris de reconnaître certains d'entre eux...

Vraiment.

Si si.





Allez, on y va.

Et pour une fois, commençons par les langues indo-européennes orientales...

Avec sa majesté le sanskrit.
Sanskrit, qui, selon les thèses des nationalistes indiens, est en fait la mère de toutes les langues indo-européennes ; l'indo-européen n'étant qu'une vaste supercherie, une fumisterie de mâles occidentaux blancs colonialistes n'ayant pour seul et unique but que de dévaluer la glorieuse culture indienne. 
D'ailleurs, toujours selon ces braves gens, le sanskrit est la plus ancienne langue au monde
(Posez-vous la question de l'ancienneté d'une langue, et vous mesurerez l'abîme d'imbécilité du fond duquel ces gens vous parlent.)
Ils sont tellement gentils. Et pas du tout racistes, non, non. 
Mais bon, de nationaliste à raciste, il n'y a souvent qu'un pas ; les résultats des dernières élections européennes nous le rappellent hélas cruellement.


En sanskrit, donc, *ueh1-i- apparaît dans le verbe ... 

 वयति, váyati, “tresser, tisser, entrelacer...”.

Oh, bon ! Si vous voulez tout savoir, वयति, váyati est issu 
- ce qui est finalement assez normal, pour un verbe qui signifie tisser ; oui, je sais, je suis incroyablement drôle aujourd'hui -


d'un étymon indo-iranien (non attesté, poussez pas) *wáHyati-, dont descendra l'indo-aryen *wáHyati- (toujours aussi peu attesté que son parent indo-iranien, soi dit en passant).




voyez la branche indo-iranienne, tout en haut de l'arbre...



si vous agrandissez ce schéma,
vous verrez où vient se situer le sanskrit...
(schémas repris de l'excellent site
http://new.multitree.org/trees/id/1965)


Et puis, il y a ... व्ययति, vyayati “enrouler, envelopper”.


Kaa s'enroulant autour de Mowgli


Toujours en sanskrit, retenons encore le substantif वया, vayA, désignant, lui, la branche, la brindille...

Mais oui, la fine branche de saule, par exemple, avec laquelle vous tresserez des paniers d'osier.


(source)


racine indo-européenne *ueh1-i-“tisser, tresser
proto-indo-iranien *wáHyati-“tisser, tresser
proto-indo-aryen *wáHyati-“tisser, tresser
sanskrit  वयति, váyati, “tresser, tisser, entrelacer...”


(source)


Voilà pour le sanskrit.





Mais surtout, ne vous inquiétez pas, l'avestique 
- pour ceux qui débarquent, la langue iranienne orientale la plus anciennement attestée, quand même ; celle utilisée dans l'Avesta, le livre sacré des Zoroastriens -,
copie du livre de lois zoroastrien Videvdad, l'un des plus anciens manuscrits
zoroastriens encore existant,
copié en 1323 par le scribe Mihraban Kaykhusraw.

Chaque phrase y est donnée en avestique (ancien iranien),
puis traduite en pahlavi (moyen persan)
(source)
l'avestique, donc, 
ne sera pas en reste...

Eh oui. 

Car le saule, en avestique, se disait 
- ou plutôt s'écrivait, enfin non, euh, se serait écrit, le mot une fois transposé en caractères latins -
vaēiti-, issu de notre *ueh1-i- par le vieil indien veta-, “jonc, roseau...



je ne vais pas vous décevoir ; vous l'attendiez tous: le vieil indien

L'avestique vaēiti- donnera à son tour le moyen persan wēt,
dont dérivera, par une forme bēḏ,
le perse moderne bīd, “saule”.

mais oui, c'est le même schéma que plus haut, mais regardez maintenant
où s'y place l'avestique (Avestan)


Vous n'en avez peut-être rien à cirer, mais bon, sans bīd, on perdrait une série impressionnante de toponymes iraniens, comme ... Bīdbīdak, littéralement “riche en saules”),




ou, à sa suite, Bīdak, Bīda, Bīdakān, Bīdān, Bīdača, Bīd(e)la, Bīdešk (ou Bīdešg), Bīdū, Bīdūk, Bīdūʾīyā, Bīdābīd...

Oh, nous passerons les Bīd-e Amīn, Bīd-e Boland, Bīdestaḵr, Bīdgol, Bīd(e)ḵān, Bīdḵᵛān, Bīdḵᵛāb, Bīdḵarakī, Bīdḵayrī, Bīdḵᵛor, Bīd-o-ḵ(a)vīd, Bīdsarā, Bīd-e Sūḵta...


Citons néanmoins Bīdestān, charmante et rieuse bourgade du district de Mohammadiyeh.



Ou
- et c'est peut-être mon préféré -
Bīdābād,

ville de cette province iranienne dont le nom me fait immanquablement rêver... 
استان اصفهان, Ostân-e (pour province) Esfahân. 

Oui... Ispahan.

Aaaah.


le chef-lieu de la Province, la ville d'Ispahan
(source)

(source)

Notez que
- pour en revenir à Bīdābād -
cette terminaison -ābād provient du moyen persan ʾp̄ʾt 
- à prononcer ābād, ce qui tombe finalement assez bien -,
qui signifie littéralement peuplé, prospère..., et désigne tout simplement un lieu habité

Oui, c'est l'équivalent de notre -bourg, en quelque sorte.

Ce moyen persan ʾp̄ʾt descend, quant à lui, par l'iranien commun *āpāta-, de la racine indo-européenne *pā-, “protéger, nourrir”,

Racine dont nous nous abreuvâmes ici:
Miam miam miam... Merci à qui ? À l'indo-européen, pardi !
et là: Une bonne pâte, ce satrape..



Allons, quittons là l'Iran, et poursuivons notre périple, par les langues anatoliennes...

En hittite, notre gentille racine donnera ... 𒌑𒂖𒆪, welku, “herbe”.


qui a dit qu'il n'y avait pas d'herbe en Anatolie?
(source)


Enfin, reprenons la route de l'occident, pour arriver en ... arménien.

Où le mot pour “saule” est...urī, toujours, toujours
-bien évidemment -
dérivé de notre *ueh1-i-.



Nous en resterons là pour ce dimanche.

Mon emploi du temps actuel ne me permet guère de me consacrer plus à mon cher blog.

Mais je m'y tiens: un article par dimanche.





Oui, nous n'avons fait que commencer le voyage, mais je vous le redis, cette *ueh1-i- si jolie va nous réserver de belles surprises...




Chères lectrices, chers lecteurs, 

Merci de me lire, merci de votre fidélité, merci de vos commentaires.

Je vous souhaite un EXCELLENT dimanche, et une très heureuse semaine !




À dimanche prochain !







Frédéric




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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom:
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)


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Et pour nous quitter,

une fugue.

Comme je l'expliquais ici: Appeler son fils Jean-Sébastien, et s'étonner qu'une fois ado il fasse des fugues..., l'allemand Fuge n'est pas nécessairement la transposition de l'italien fuga, la fuite, mais évoque selon moi plutôt la notion de tramage, de tissu...

Une fugue de Bach, évidemment.

la Fugue BWV 1001
par Katarzyna Smolarek, à la guitare.





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article suivant: Partir en vrille au-dessus du Viminalis ? Le fait d'un pilote linguiste.

2 commentaires:

Peau d'ange a dit…

Bonjour et merci pour cet article ;)
J'ai beaucoup aimé la citation de M Peyramaure ainsi que la fugue de Bach à la guitare.
Suggestion d'articles: tout ce qui a trait au yoga...

Frédéric Blondieau a dit…

Bonjour, et merci !!

Ah, c'est vous, donc, qui m'aviez déjà donné comme piste de recherches "les mots du yoga" ! Je n'ai pas oublié, j'ai noté, mais il faut trouver le bon moment... :-)

Frédéric