article précédent : Donne-moi ta main, et prends la mienne
« Ettore Scola tenait fermement à ce que l'école des loisirs de Ségovie soit maintenue » : voilà probablement le plus beau pléonasme de tous les temps.
Frédéric Blondieau,
Le dimanche indo-européen,
article du 2 août 2020
Bonjour à toutes et tous !
En ce beau dimanche 2 août 2020, nous poursuivons l'étude débutée la semaine dernière, celle des dérivés de la racine indo-européenne...
*seǵʰ-e-, “dominer, posséder...”.
Dimanche dernier, nous avions découvert l'un de ses très beaux dérivés, le grec ancien σχολή, skholê, “repos, loisir”, à qui nous devons notre français école.
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racine proto-indo-européenne *seǵʰ-e-, “dominer, posséder...”
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grec ancien ἔχω, ékhō, “tenir, retenir, maintenir...”
grec ancien ἔχω, ékhō, “tenir, retenir, maintenir...”
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nom verbal σχολή, skholê, “repos, loisir” puis “activité intellectuelle faite à loisir”
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glissement de sens
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en grec hellénistique, “étude, école philosophique”
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emprunt
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latin classique schŏla, “lieu où l'on enseigne”
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emprunt
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ancien français escole, “lieu où l'on enseigne”
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français école
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Continuons donc sur notre lancée, chers lecteurs, avec un autre superbe dérivé de notre douce *seǵʰ-e-, “dominer, posséder...”, toujours en grec ancien :
σχῆμα, skhêma.
Oui, oui, vous allez bien lu ; il s'agit bien de ce grec ancien σχῆμα, skhêma, qui nous donnera un jour notre français schéma.
schéma, comme dans schéma fonctionnel d'un chauffe-eau solaire (source) |
Même si σχῆμα, skhêma, possédait une quantité impressionnante de sens, on peut sans risque lui attribuer comme sens principaux attitude, forme, apparence...
Nous avons vu, la semaine dernière, que σχολή, skholê, “repos, loisir, activité intellectuelle faite à loisir...” dérivait de notre délicieuse *seǵʰ-e-, “dominer, posséder...” par le verbe ἔχω, ékhō, “tenir, retenir, maintenir...”.
Oui, non ?
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racine proto-indo-européenne *seǵʰ-e-, “dominer, posséder...”
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grec ancien ἔχω, ékhō, “tenir, retenir, maintenir...”
grec ancien ἔχω, ékhō, “tenir, retenir, maintenir...”
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nom verbal σχολή, skholê, “repos, loisir” puis “activité intellectuelle faite à loisir”
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Eh bien, σχῆμα, skhêma, “attitude, forme, apparence...” dérive tout autant de ἔχω, ékhō, “tenir, retenir, maintenir...”.
En effet, le verbe donnait έχειν, ekhein, à l'infinitif présent actif, et σχεσείν, skhein, à l'infinitif aoriste actif. C'est précisément sur cette forme que s'est construit σχῆμα, skhêma.
Rappelez-vous, sémantiquement, έχειν, ekhein, pouvait signifier avoir, posséder...
De là, par un glissement de sens philosophiquement passionnant
- et tellement non politiquement correct ; oh, j'adore -,
le verbe pouvait se comprendre dans le sens de... être. Être dans un certain état...
Mais pourtant, enfin, être vaut mieux qu'avoir, non !?
Même si j'en suis persuadé, reconnaissons-le, c'est tellement bisounours.
On peut cependant parfaitement bien expliquer cette surprenante évolution de sens du verbe, d'avoir vers être.
Il suffit de choisir le bon angle...
Oui, la notion d'avoir rejoint, sous un certain angle, celle d'être : avoir quoi ? Mais... des qualités à soi. Posséder... une identité...
Ainsi, ces “attitude, forme, apparence...”
que vous pouvez avoir, vous décrivent tel que vous êtes, même si simplement à un moment précis.
Bon, ça, c'est une chose.
Pour ce qui est de l'arrivée de σχῆμα, skhêma, en français, c'est une tout autre histoire.
Rien n'est simple...
Évidemment, le mot est emprunté du latin classique schema,
lui même évidemment emprunté au grec ancien σχῆμα, skhêma.
Jusque là...
Mais voilà...
Il est attesté en français une première fois sous la forme scheme, en 1550.
Et il réapparaît, cette fois sous la forme schème, deux siècles plus tard (1765), mais alors repris de l'allemand !
Enfin, par latinisation, schème se muera en schéma, au début du XIXème (attesté en 1829).
Je dépose ça là,
comme on dit à présent sur les réseaux sociaux quand on veutf. la m.émettre un avis contradictoire mais qu'on n'a pas lesc.llessuffisamment de courage pour assumer pleinement son acte,
et je vous laisse vous dépatouiller tous seuls, pour décider si notre français schéma provient du grec ancien par le latin ou par l'allemand.
Un autre très, très beau dérivé grec ancien de notre *seǵʰ-e-, “dominer, posséder...”, c'est le prénom Ἕκτωρ, Héktōr !
Je parle bien de Hector, fils de Priam, Hector le courageux, le plus valeureux, le meilleur guerrier de Troie, tel que dépeint dans l'Iliade.
Eh oui, ces curieux noms de personnages qui en résument la personnalité (un peu lourdement, osons le dire), ça ne date pas de Star Wars et du ô combien ridiculement, stupidement, bêtement, évocateur Darth Vader
(pour Dark Father, le père du côté obscur ; désolé pour ceux qui n'avaient pas encore compris - ce qui fut d'ailleurs le cas de bon nombre de prépubères monoglottes américains à l'époque ; paix à leur neurone).
Eh non, Homère était passé avant.
Je sais, même ça, Star Wars ne l'a pas inventé.
Car Hector, ou plutôt ἕκτωρ, héktōr, dérivé de ἔχω, ékhō, “tenir, retenir, maintenir...”, signifiait littéralement “qui tient bon, qui tient ferme...”.
Pour les grands malades qui me suivez, oui, je peux vous donner son cognat mycénien :
𐀁𐀒𐀵, e-ko-to /Hektōr/.
Le vrai monde, celui de la pilule rouge.
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racine proto-indo-européenne *seǵʰ-e-, “dominer, posséder...”
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grec ancien ἔχω, ékhō, “tenir, retenir, maintenir...”
grec ancien ἔχω, ékhō, “tenir, retenir, maintenir...”
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ἕκτωρ, héktōr, “qui tient bon, qui tient ferme”
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Allez, on continue.
Avec notre école, la semaine dernière, nous n'avons fait qu'effleurer les langues romanes, en nous concentrant sur le français école.
Mais, comme vous le savez
- ou pouvez tout au moins le supposer -,
c'est par dizaines que l'on compte les emprunts au duo grec ancien σχολή, skholê / latin classique schŏla.
Et OUI, en italien, le latin schŏla a donné scola, désormais archaïque et remplacé par le moderne scuola.
Mais... je ne vais pas m'étendre sur les dérivés romans de notre grec ancien ἔχω, ékhō, “tenir, retenir, maintenir...”.
Pas envie.
D'autres questions ?
En revanche... je vous propose d'aller jeter un oeil sur les dérivés de notre adorable *seǵʰ-e-, “dominer, posséder...” dans le groupe... celtique.
Profitons du moment pour vous signaler que je m'étais aidé du Etymological Dictionary of Greek de Robert Beekes pour ces étymologies grecques.
Pour ce qui suit, mes sources principales seront...
- le Etymological Dictionary of Proto-Celtic de Ranko Matasović (toujours de la même collection : Leiden Indo-European Etymological Dictionary Series),
et
- le Dictionnaire de la langue gauloise, Une approche linguistique du vieux celtique continental, de Xavier Delamarre.
Allons-y.
*seǵʰ-e-, “dominer, posséder...” se retrouve dans le groupe des langues celtiques par l'étymon proto-celtique *sego-, auquel Ranko Matasović attribue le sens de “force” et Xavier Delamarre celui de “victoire, force”.
C'est de lui et de ses dérivés que nous parlerons la semaine prochaine.
Mais je peux déjà vous dire que selon Xavier Delamarre, c'est bien le celtique commun *sego- qui se retrouve dans le celtibère... Segouia, devenu aujourd'hui Segovia.
Eh oui !
Ségovie, le nom de cette commune espagnole de la Castille-et-León, également capitale de la province de... Ségovie.
(source) |
Segovia devrait ainsi se comprendre comme La (Très) Forte.
Segovia |
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racine proto-indo-européenne *seǵʰ-e-, “dominer, posséder...”
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proto-celtique *sego-, “victoire, force”
proto-celtique *sego-, “victoire, force”
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celtibère Segouia, “La (Très) Forte”
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espagnol Segovia, Ségovie
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Et puis, comme ça, vous pouvez ENFIN savourer le titre multi-pléonasmique de cet article.
Et si vous les aimez tant, les pléonasmes étymologico-sémantiques, en voici un autre :
Andrés Segovia, qui nous joue l'Étude nº1 de... Heitor Villa-Lobos
Chères lectrices, chers lecteurs,
Je vous souhaite un excellent dimanche, une très belle semaine.
Portez-vous bien.
J'insiste ! Car je vois un peu partout des tristes sires pour qui cette expression sonne un peu trop anglais. Alors, je persiste (oui, je suis un rebelle) : portez-vous bien !
Frédéric
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Attention,
ne vous laissez pas abuser par son nom :
on peut lire le dimanche indo-européen
CHAQUE JOUR de la semaine.
(Mais de toute façon,
avec le dimanche indo-européen,
c’est TOUS LES JOURS dimanche…)
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Et pour nous quitter...
Lea Desandre et Thibault Cauvin nous interprètent du Monteverdi :
Sì dolce è'l tormento.
Un duo guitare - soprano d'une douceur, d'une musicalité...
Je ne vous dis que ça.
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3 commentaires:
Ben voilà je me lance. D'abord j'ai cliqué sur "ici" et rien n'est venu ! Je suis pourtant intéressé par votre page qui mêle grande érudition et humour parfois cinglant,comme souvent chez les érudits.
Je ne peux tout commenter mais simplement apprendre, apprécier et repérer certains "croisements". Par ex j'ai eu un choc en voyant le nom de Marina Tsetaieva sous un proverbe sur être et avoir. En effet je suis plus mélomane que linguiste (j'ai un fils qui l'est, dans un toute domaine) et très connaisseur de Chostakovitch qui a mis ses poèmes en musique. Vous êtes amateur de musique également:ça me plaît.
Puis je vous offrir une formule de Lacan ? Être ou pas, être: voilà la question. To be or not: to be, that's the question.
A bientôt
Ben voilà je me lance. D'abord j'ai cliqué sur "ici" et rien n'est venu ! Je suis pourtant intéressé par votre page qui mêle grande érudition et humour parfois cinglant,comme souvent chez les érudits.
Je ne peux tout commenter mais simplement apprendre, apprécier et repérer certains "croisements". Par ex j'ai eu un choc en voyant le nom de Marina Tsetaieva sous un proverbe sur être et avoir. En effet je suis plus mélomane que linguiste (j'ai un fils qui l'est, dans un toute domaine) et très connaisseur de Chostakovitch qui a mis ses poèmes en musique. Vous êtes amateur de musique également:ça me plaît.
Puis je vous offrir une formule de Lacan ? Être ou pas, être: voilà la question. To be or not: to be, that's the question.
A bientôt
Bonjour Marc,
Grand merci de votre message ! Un mélomane ne peut pas fondamentalement être mauvais ! ;-)
J'aime beaucoup cette formule de Lacan. On pourrait en discerter... toute une vie !
Portez-vous bien,
Frédéric
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