article précédent: "C'est à cause de mes végétations" s'expliquait le vigile supposé veiller, surpris en train de ronfler
Renart i entre, outre s'en passe,
Chaoir se laisse a une masse
Por ce que la gent ne le voient.
Mes les gelines en coloient,
Qui bien l'ont veü en sohaite.
Chascune de foïr s'esploite,
Quant sire Chantecler li cos,
En une sente lez le bos,
Entre .II. piex en la croerre,
Estoit alez en la poudriere.
Mout fierement lor vint devant,
La plume el pié, le col tendant,
Si demande par quel reson
Eles s'en fuient en meson.
Et en français:
"Renart passe de l'autre côté et entre dedans
en se laissant tomber comme une masse
pour que les gens ne le voient pas.
Mais les poules qui tendent le cou
l'ont vu à loisir,
chacune s'empresse de fuir.
Au même moment, seigneur Chantecler le coq,
dans un chemin le long du bois,
est en train de marcher dans la poussière
d'une ornière entre deux pieux.
Il va au devant d'elles très fièrement,
plume au pied, le cou tendu,
puis demande pour quelle raison
elles s'enfuient vers la maison."
Extrait du Roman de Renart, circa 1200
Roman de Renart |
Bonjour à toutes et tous!
Résumé des épisodes précédents:
Nous sommes toujours en train de nous intéresser à toutes ces racines proto-indo-européennes se cachant derrière les mots du vocabulaire relatif à la magie, dans le cadre de notre série Magie et magiciens, commencée il y a un peu plus d'un mois, le dimanche 1er juin 2014 avec le mage qui roulait des mécaniques.
Et aujourd’hui, c’est la sixième livraison de la série, avec la racine à l’origine de … enchanteur!
L'Enchanteur le plus célèbre, c'est bien entendu Merlin, le Myrddin gallois de la légende arthurienne...
Merlin l'Enchanteur, avec la fée Morgane. Aaaah, Helen Mirren et Nicol Williamson! Excalibur, de John Boorman, 1981 |
Alors, cette racine - arrêtez de trépigner, la voilà, il s’agit de…
*kan-
Son champ sémantique, on en aura vite fait le tour!
Elle véhiculait tout simplement la notion de … chanter.
En latin, *kan- s’est dérivée en canō, canēre (au parfait: cecinī, et au supin: cantum): chanter!
Ou faire retentir.
Mais aussi prédire, prophétiser.
- Prédire, prophétiser??
- Mais oui, vous pouvez facilement imaginer la prosodie si particulière à l’invocation des forces surnaturelles par ces devins ou autres augures, semblable à une déclamation, un chant lancinant…
Le fréquentatif de canō, c’était cantō, basé sur son supin cantum.
Si vous rajoutez le préfixe in- à cantō, vous obtenez? …
[je vous laisse quelques secondes? ]
incantō!
Oui, bien, bravo!
Incantō véhiculait l’idée de chanter “en invitant à soi”.
En in-vitant, in-voquant les Dieux, ou toutes autres forces auxquelles on voulait faire appel.
Vous l’aurez évidemment compris, incantation vient de là, précisément du latin incantatio (incantation, enchantement, charme), basé sur le participe passé de incantō: incantatus.
- Ouais, et enchanteur?? C’est quand même pour ça qu’on est là!!
- Pas de panique, on y arrive…
Enchanteur, à l’instar de incantation, provient d’un substantif basé sur incantatus: le bas latin incantator: sorcier, magicien.
En vous disant que incantateur existe toujours en français, quoique désuet, et est en quelque sorte le chaînon manquant entre incantator et notre français moderne enchanteur.
On peut retracer l’évolution du mot, qui est passé par encanteür - nous sommes vers l’an 1100 et nous lisons la Chanson de Roland - puis par enchanteor, aux alentours de l’an 1165.
Sur notre latin canō / cantō se sont créés, vous vous en doutez, une flopée de mots dérivés…
Il y a bien entendu…
chant, chanson, chanteur…
Mais il y en a plein d'autres... surtout des termes musicaux - il faut bien le dire:
Cantate?
A l’origine, la cantate était une composition essentiellement vocale, par opposition à la … sonate, « la musique qui sonne » (de l’italien sonata, suonata), essentiellement instrumentale…
Johann Sebastian Bach:
Une superbe interprétation du choral Jesu bleibet meine Freude,
extrait de la cantate BWV 147, par le Concentus Musicus Wien
Cantique?
Rien à voir ici avec la physique: un cantique (du latin canticum: chant biblique), est un chant tiré de la bible - à l’exception des psaumes, qui eux sont tous tirés du Livre des Psaumes, c'est facile à retenir.
Le Cantique des Cantiques |
Cantabile!
Terme musical repris de l’italien cantabile: « chantable, facile à chanter », qui sert notamment à désigner, en musique instrumentale, une façon de jouer imitant la voix humaine.
L’italien provient du latin cantabilis: digne d’être chanté.
Moderato cantabile, de Marguerite Duras, 1958 |
Cantor: “chanteur” en latin. Nous parlons ici plus précisément d’un chanteur d’église: un chantre (oui, c’est aussi un dérivé).
Le cantor, dans les pays allemands, est le chef de chœur ou le maître de chapelle, le maître de musique.
Evidemment, s’il n’y en avait qu’un, ce serait celui-là: « le cantor de Leipzig » Jean-Sébastien Bach.
Pour moi, simplement le plus grand.
En tout cas, ma vie serait certainement plus dure s'il n'avait pas existé.
Quand on s'appelle BACH, on peut se permettre de signer ses partitions en musique (en notation germanique, B = si bémol, A = la, C = do, H = si naturel) |
Chantecler!
Mais oui, vous savez, Chantecler, le coq du Roman de Renart, dont j’ai repris un court extrait en exergue… Le coq qui chante clair...
Chantecler et Renart |
Concentus?
Mais oui!!
Composé de canō et
Par métonymie, on emploie encore le terme concentus pour désigner un choeur.
Et puis, pensons au Concentus Musicus Wien, remarquable ensemble de musique baroque co-fondé par le tout grand Nikolaus Harnoncourt dont - voyez comme les choses sont incroyablement bien faites - je viens de vous faire mention au sujet de cantate...
Et toujours Nikolaus Harnoncourt au pupitre... |
Dans la liturgie latine de l’église médiévale, le concentus correspond à l’harmonie des voix, il désigne toutes les parties chantées dans lesquelles l'aspect musical prime la déclamation.
Mais à l’inverse, un autre terme est employé pour désigner les moments parlés, non chantés, là où la musique ne sert que de support à la récitation psalmodiée: …
…
accentus!
D’où nous arrive, oui… accent!
Eh oui, il y a parfois de drôles de surprises, juste derrière le coin…
On suppose que c’est ce bon Andreas Ornithoparchus, qui, dans son Musicae Activae Micrologus, Leipzig, 1517 a mis sur le papier pour la première fois les termes accentus et concentus dans ce contexte précis.
Accent nous vient du latin accentus (« intonation, son, ton »), basé sur le composé accino, où nous retrouvons ac-, une variation de ad- (à, pour) et notre infatigable canō, pour signifier littéralement “chanter à”, “chanter pour”…
Remarquez au passage que le accentus latin est un calque - grammatical mais non étymologique - du grec ancien προσωδίας, prosodias, où πρός = ad-, et ᾠδή = cantus, sur lequel nous avons construit prosodie…
A présent, un mot peu glorieux issu du e-commerce??
Laissez-moi juste quelques instants, le temps de vomir, et je reviens.
Voilà, ça va mieux.
L’anglais (ou français, tant qu’on y est) … … … incentive!
Dans l’absolu, on pourrait le traduire par motivation, incitation, ou encore encouragement.
Mais en français, ce terme se réfère principalement à ces activités proposées par des agences de marketing ou autres, auxquelles les employés d'une société, d'une équipe sont
Le mot nous vient, par l’anglais, du latin médiéval incentivus: “qui donne le ton”.
A décomposer en in- et cinō, cette forme variante de canō.
Tiens, et connaissez-vous le latin vātēs? « Devin, voyant, prophète ».
Ces allumés de vātēs étaient connus pour le ton emphatique qu’ils employaient dans leurs prophéties.
Eh bien, vous prenez vātēs et canō/cinō, et vous obtenez vaticinor: prophétiser avec emphase.
Nous en avons gardé vaticiner, de même sens.
Notez que les exaspérantes envolées emphatiques des vātēs devaient - on peut l’imaginer - en agacer plus d’un.
Car on a même dû créer le terme vaticide, pour acte par lequel une personne tue un vaticinateur, un prophète en lui infligeant avec violence une série impressionnante de coups de couteau, tout en hurlant "mais ta g*, mais tu vas la fermer ta g*...".
Bon, d'accord, après "un prophète", c'est moi qui ai complété la définition selon ma propre perception de la scène.
Ah oui, ces pauvres Romains étaient parfois à plaindre.
A côté des envolées lyriques des vātēs, qui vous donnaient l'irrépressible envie, dans le meilleur des cas, de leur flanquer une bonne rouste histoire de les aider à remettre les pieds sur terre, il fallait également subir le buccin, cet instrument à vent de la famille des cuivres utilisé dans l’armée, qui vous beuglait dans les oreilles.
Oui, le terme beugler est particulièrement à propos, et je n’invente rien: ce sont les Romains qui ont appelé cet instrument ainsi: buccinum, une variante de bucinum, construit sur bous (« bovin ») et, bien entendu, canō/cinō, ce qui vous donne une idée assez précise du son qu'on en obtenait...
Buccin |
Mais revenons à la magie!
Une forme suffixée du proto-indo-européen *kan-, *kan-men, en passant par le latin carmen (“chanson, poème”, mais aussi “formule magique, incantation”), lui-même basé sur canō , nous a donné le français … charme!
Je ne puis d'ailleurs que vous renvoyer à Serpents, vers et dragons. Ah, et aussi ophiolites., où je reprenais le charm of making, le charme créateur, tel qu'imaginé par Boorman dans son fantastique Excalibur...
Bien sûr, nous connaissons le prénom féminin espagnol Carmen, joliment repris du carmen latin.
Oui, Carmen la charmante, la charmeuse, l’enchanteresse, ou l’ensorceleuse …
C'est selon.
Carmen, opéra de Bizet basé sur la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée |
Une question me hante: si Carmen était la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée, mais alors, qui était l'ancienne??
Quoi qu'il en soit, le latin carmen, au pluriel, devient... carmina!
Les Carmina Burana, littéralement les chants de Beuern, sont une compilation de chants profanes ou sacrés du XIIIème siècle.
Ils furent popularisés par Carl Orff, dont le Carmina Burana reprend 24 chants tirés du manuscript.
Codex Buranus (Carmina Burana) |
Et OUI, c'est le choeur O Fortuna, tiré du Carmina Burana de Orff, que John Borman a repris dans son Excalibur pour illustrer le retour de la Vie, de l'Harmonie du Monde à la suite de la révélation du Graal.
Et sur iPad: https://www.youtube.com/watch?v=5XTa-xigZEg
L’oscène, lui - du latin oscen, était un oiseau chanteur utilisé pour les divinations ; son chant servait de présage.
Littéralement, *obscen c’est “qui chante avant [les augures]”; nous y retrouvons cinō, préfixé en “ob”: “avant”.
Mais le dérivé peut-être le plus surprenant de *kan-, ou du moins le cognat le moins prévisible du français enchanteur, ce n’est pas au latin que nous le devons, et c'est en anglais que nous le trouverons…
Car il dérive de la racine proto-indo-européenne *kan- par le germanique *han(e)nī, pour donner le vieil anglais hen(n), qui à son tour donnera l’anglais hen.
Hen? Oui: la poule.
Même origine germanique pour les allemands Henne et Hahn, la poule et le coq.
Le coq chante, certes, et la poule glousse.
Mais sachez que cette dernière claquette avant, caquette pendant et crételle après ... la ponte d'un œuf...!
C'est tout bonnement fascinant.
Bon, pas de vieux norrois ni de vieux slavon d'église, en ce dimanche...
Alors, pour me faire pardonner, du letton!
Car le kokle (ou kuōkle) est un instrument de musique traditionnel letton, de la famille de la cithare, dont le nom dérive de *kan-.
Joueur de kokle Ca ne leur fait pas du bien |
Tout comme l'adjectif letton skanīga: sonore...
Et puis, enfin, en vieil irlandais, nous trouvons encore canim, pour chanter.
Chant, cantique, enchanteur, buccin, charme, incentive, accent, carmen/carmina, ou l'anglais hen!
Pas mal non, pour une seule et toute petite racine proto-indo-européenne...
Bon dimanche, bonne semaine à toutes et tous et…
A la semaine prochaine!
Frédéric
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